Chapitre 34

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Je ne comprenais plus rien. Picta, généalogiste ? Ces mots n'avaient aucun sens. Ils n'allaient même pas ensemble. Décontenancé, je cherchai quoi répondre.

– Non, finis-je par dire stupidement.

Picta haussa les sourcils. Le vent fit tinter les bijoux qui lui perçaient les oreilles.

– Si. C’est la vérité.

Je n’aimais pas cette nouvelle Picta, froide, fière et dépourvue de fragilité. Les poings serrés, je marchai droit vers elle et une petite voix en moi m'ordonna de m'agenouiller, de me prosterner devant ma Dame. « Comment oses-tu ? » me susurra-t-elle. Mais je la refoulai brusquement. Je n'étais plus esclave, j'étais libre à présent – libre !

– Tu voulais devenir teinturière, rétorquai-je d’un ton mordant. Puisque tu ne pouvais pas devenir messagère, c’était ton but. Tu pouvais passer des heures à me parler des mélanges de pigments que tu devais faire pour obtenir une teinte ! Et après, tu as décidé d’apprendre tes savoirs aux Ours. Je ne crois pas à ton histoire de Grande Dame ! Picta ne serait jamais devenue ça.

Elle ne recula pas, ne montra aucune crainte. Je dus m'arrêter à quelques centimètres d'elle. Son visage semblait sculpté dans le marbre. Le visage d'une Dame. Mes mains tressaillirent ; je dus me contenir pour ne pas lui attraper les épaules et la secouer fort, espérant faire sortir d'elle la petite boiteuse que j'avais aimée.

– À mes dix-huit ans, comme tu le sais, mon Ours s’est enfui, dit-elle d'une voix calme et dépourvue d'émotion. Puis j’ai eu... un accident. (Elle jeta un regard vers sa jambe alourdie par le dispositif.) Je ne pouvais plus marcher. Plus comme avant.

J’eus un mouvement de recul, mais elle poursuivit :

– Les teinturières ne m’auraient jamais acceptée parmi elles. Ni aucune caste manuelle. Je n’avais plus d’Ours, je n’aurais jamais d’enfants… C'est une chose rare. Les généalogistes m’ont alors proposé de les rejoindre.

– Quoi ? réagis-je, de plus en plus furieux à cause de mon incompréhension. Quel rapport ?

L’appareillage de bois qui emprisonnait sa cheville gauche grinça un peu quand elle changea d’appui. Je fronçai les sourcils en contemplant le mécanisme : on aurait dit une cage ou un engin de torture. Cette chose l’aidait-elle vraiment à marcher ? Quel accident avait-elle donc subi pour devoir la porter ?

– Les généalogistes n'ont pas d'enfants. Te souviens-tu de ce que l'on disait à l’époque ? Qu’elles se cachaient parmi les autres Dames, qu’il était impossible de les trouver. (Picta planta son regard froid dans le mien.) Nous sommes une caste à part. Nous nous chargeons de tenir les registres, de distribuer les nouveaux-nés aux Ours, de vérifier qu’aucun esclave acheté n’a de lien familial avec sa future Dame… Pour ce faire, nous ne devons avoir ni Ours ni enfants. Nous devons être détachées de tout cela. Les généalogistes ont toutes vécu un aléa du sort qui les a séparés de leurs Ours. La plupart sont morts, que ce soit par maladie ou par accident. Certains ont chuté de la Maison en tentant de s’enfuir… D’autres ont été condamnés et envoyés à la mine.

– Et tu as accepté, coupai-je sans parvenir à y croire. Toi qui te battais pour changer les choses, tu as accepté de les rejoindre ! De numéroter des gosses pour les mettre en vente au marché… d’arracher des fils à leurs mères pour les faire élever au loin.

Je songeai à mon frère, à ses quatre garçons, à la Maison qui voulait lui confier bientôt une nouvelle portée d’adoptés.

Non, pas la Maison. Picta.

Je la dévisageai. Je ne la reconnaissais plus ; ce n’était plus la gamine que j’avais protégée au creux de mes bras. Il ne restait rien de tout cela en elle. Rien de ce que j’avais connu. Voilà ce que la Maison avait fait d'elle. Elle l'avait corrompue, comme elle corrompait tout ce qui vivait, tout ce qui respirait. Elle avait changé Picta. Ma Picta... Une vive douleur me coupa le souffle, comme une pointe de burin plantée dans mes poumons.

Je fis volte-face. Toise avait raison : il fallait que je choisisse mon camp. Picta avait choisi le sien.

– Où vas-tu ? lança-t-elle dans mon dos. Alors j’avais raison ? Il y a longtemps, je t’ai demandé si tu me détesterais, si je devenais Grande Dame… et voilà ta réponse.

J’eus l’impression que sa voix tremblait un peu. C’était si inattendu que je me retournai vers elle. Le ciel commençait à s’illuminer pour de bon, et dans les premiers rayons, tout en elle brillait et miroitait comme si elle s’était changée en comète ou en statue dorée. Je la distinguais mieux à présent, la courbe de ses paupières, le trait d'or qui soulignait ses cils, la petite étoile de bois qui lui perçait la narine…

– Crois-tu que j’ai cessé de vouloir changer les choses ? Crois-tu que j’ai renié tout ce que j’étais ? Parce que je porte un nimbe en forme de soleil, je suis dans le mauvais camp à présent !

Elle arracha son diadème et le jeta au sol ; dans son geste furieux, toutes les chaînettes qui décoraient son front se brisèrent. Mille perles roulèrent le long de son corps pour aller se perdre dans l’herbe.

– Les Grandes Dames ne sont pas le mal incarné, Auroq, martela-t-elle. Nous sommes nombreuses au Conseil à porter la voix des Ours. Tu crois tout savoir du bien ou du mal, comme tous les esclaves, mais tu te trompes.

Je me contractai sous l’insulte.

– Qu’as-tu fait pendant toutes ces années ? ajouta-t-elle. Quinze ans, c’est si long. Crois-tu qu'ici, tout est resté figé à l’instant où tu es parti ? (Elle secoua la tête et tous ses bijoux tintinnabulèrent comme des grelots. Devant ce geste qui n’appartenait qu’à elle, je perdis de ma véhémence.) Moi, j'ai fait beaucoup de choses. Pour mon peuple, pour ton peuple.

– Je ne pense pas qu'une généalogiste ait pu faire quoi que ce soit pour les miens, soufflai-je rageusement.

– Alors tu n'es qu'un idiot, dit-elle d'un ton sans appel. Je siège au Conseil. Je peux infléchir les décisions qui concernent les Ours, je peux argumenter pour eux ! Sache que depuis dix ans, ils peuvent participer à tous les tournois de jeux, y compris le go et les échecs. Il y a sept ans, nous avons pu mettre en place des bilans de santé pour les enfants Ours à l'extérieur de la Maison, et pour les ouvriers des entresols...

Malgré ma colère, je me sentis un peu désarçonné. Il n'y avait donc pas seulement le Conseil derrière les visites de contrôles à la mine... Il y avait elle.

– C'est ridicule, assénai-je. Qu'avons-nous à faire des jeux, des échecs ? Tu crois que vos bilans changent quoi que ce soit à la mine ? Viens voir les miens au puits de forage. Viens voir nos jeunes de trente ans qui ont déjà les os rouillés, qui toussent et qui crachent à cause de la poussière de charbon !

Le visage de Picta se crispa un peu. Je voulais qu'elle se mette en colère, qu'elle me crie dessus, quitte à réveiller les Dames qui dormaient au loin. Je voulais voir son masque de marbre se fêler, se briser.

– Cela n'a rien de ridicule. Le changement doit être progressif, tu le sais très bien. Le Conseil ne peut évoluer si facilement ! Nous avons mis en place beaucoup d'autres choses. Mais je n'ai pas de comptes à te rendre. Je n'ai pas à me justifier devant toi ! Quoi que je dise, tu me répondras que ce n'est pas assez.

– Ce n'est pas assez, grondai-je. Quoi que tu aies fait, ce n'est pas assez.

Mais malgré la dureté de mes mots, une once de soulagement apparaissait en moi. Il restait encore un peu de Picta dans cette inconnue. Elle œuvrait pour les miens ; elle n'avait pas abandonné.

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