32.3

6 minutes de lecture

Picta vous manque ? Pas de panique, on la revoit très bientôt. :D

-------

Le vieux sembla lutter contre lui-même. Il jeta un coup d'œil craintif à Paz, qui le menaçait de son regard dur. Puis il abdiqua, d'un ton très bas :

– C’est vrai. Je n’ai jamais vu d’armes. Je ne pense pas qu’il y en ait.

– C’est la vérité, lança soudain une voix bien connue. Le paria et le bagnard ont raison. Il n’y a pas d’armes.

Comme un seul Ours, nous nous tournâmes tous vers le groupe des tourbiers. Ils se retournèrent également. Derrière eux se trouvait un individu plus âgé que tous les autres, au pelage poivre et sel, qui se tenait bien droit malgré sa vieillesse.

Toise.

J’eus du mal à le reconnaître de prime abord. Où était passé l’ivrogne, le fainéant, l’imbécile moqueur ? Je ne l’avais jamais vu si sérieux. Ce furent son clou d’oreille et son fouet, enroulé autour de sa taille, qui me mirent la puce à l’oreille.

– Toise ! rugirent plusieurs foreurs d’une seule voix.

– Comment il est rentré ?

– Qui l’a laissé rentrer ?

– Butez-moi ce soudard ! tonna Paz. Attrapez-le avant qu’il aille tout baver dans l’oreille des intendants ! Putain, pourquoi personne l’a vu avant ?

Les tourbiers, surpris par ce déferlement de haine, s’écartèrent du vieux gardien qui s’était caché parmi eux. Toise était malin. Comment avait-il eu vent de la réunion ? En tout cas, il avait su profiter de notre nombre pour passer inaperçu. Paz, Roc et d’autres foreurs se frayèrent un passage à travers la foule, jouant de leurs larges épaules, les yeux débordant d’envies meurtrières. Parmi les rebelles, Toise était presque unanimement détesté ; pas pour son caractère, mais pour tout ce qu’il représentait. Il était le chien de garde de la Maison. Et pour ce qu’on en savait, il était probablement aussi les yeux et les oreilles des intendants.

Vingt ans auparavant, alors que je me trouvais encore avec Picta, les ouvriers d'ici profitaient déjà de son laxisme. Le gardien n’aimait pas se servir de son fouet et tous l’avaient bien compris. À ce qu’on m’avait dit, les plus audacieux avaient pris l’habitude de le narguer : ils sortaient à toute heure, l'injuriaient et lui crachaient dessus en passant. Une fois, une bande de jeunes s’en était ouvertement pris à lui. Lorsqu’il s’était défendu, ils l’avaient encerclé pour le tabasser. Ils l’avaient battu jusqu’à l’inconscience. Puis ils l’avaient descendu dans la mine et caché dans un tunnel obscur, ligoté avec son propre fouet.

Toise y était resté des jours.

Le premier soir, c’était la fête à la mine : les foreurs avaient fait un grand feu, au bord du puits, pour y faire griller de la viande et profiter du ciel nocturne.

Mais cela n’avait pas duré.

La Maison avait envoyé cinq sous-intendants pour surveiller le puits. Ils avaient été clairs : tant que Toise n’en serait pas sorti, personne d’autre n’en franchirait les bords.

Chaque foreur qui avait tenté sa chance avait été rossé de coups. Un jour avait passé, puis deux. Tout le monde se retrouvait coincé dans la mine. Les Ours avaient toujours été scindés en deux camps : ceux qui respectaient la Maison et les autres. Sous la pression, le schisme s’accentuait, devenait conflit et menaçait de s’enflammer. Mais personne n’avait ramené Toise. Et le statu quo avait duré. C’était un bras de fer qui se jouait entre la Maison et les rebelles de la mine, et aucun des deux camps ne comptait céder.

Très vite, les sous-intendants avaient interdit aux Dents de venir déposer du gibier, ou n’importe quelle forme de nourriture. La faim avait commencé à gronder dans les tunnels. L’huile et le pétrole utilisés pour les lampes étaient venus à manquer également – puisqu’ils étaient raffinés par la Maison, et que tout échange entre les deux zones était coupé. Ironie du sort, les foreurs ne savaient pas raffiner leur propre pétrole.

Plus de lampes, dans la mine, cela signifiait vivre et travailler dans l’obscurité la plus complète.

Au bout d’une semaine, sous la pression populaire, l’un des responsables avait avoué sa faute. À moitié mort, Toise avait été tiré de son trou et ramené aux intendants.

La Maison avait gagné le bras de fer.

Le gardien avait repris sa place, seul avec son fouet, comme avant ; mais désormais, plus personne n’osait le railler, ni l’ignorer lorsqu’il interdisait le passage.

Pour mes semblables, le voir ici, infiltré parmi nous, était comme se faire cracher à la gueule.

Paz lui attrapa les bras, les tordit dans son dos à lui rompre les os ; quand le vieux tomba à genoux, tous les tourbiers reculèrent sans comprendre la scène qui se jouait devant eux. Toise leva la tête vers moi.

– Je suis de votre côté ! Qu'est-ce que je ferais ici, sinon ?

– Ta gueule, vermine ! gronda Paz en lui arrachant un gémissement. Ça t’a pas suffi, il y a vingt ans ? T’en veux encore ?

– Laisse-le ! cinglai-je de mon ton le plus sec. Laisse-le parler. Tu vas faire quoi, le tuer ? Tu te souviens comment ça a fini la dernière fois ? Il est intouchable.

Son visage enlaidi par la rage, Paz lâcha le gardien.

– Je connais bien la Maison, lança celui-ci. J’étais sous-intendant, il y a longtemps. Je peux aider Auroq, entrer avec lui par les étages et descendre pour ouvrir les portes. Il n’a pas été intendant : il ne connaît pas le rez-de-chaussée, ne sait pas où se trouvent les entrées ou la trappe de la mine. Moi, si.

Je me penchai en avant :

– Et qui nous dit que tu ne vas pas nous trahir ?

Le vieux prit cet air rusé que je lui connaissais bien.

– Trahir mes meilleurs passeurs d’alcool ? Faudrait-il que je sois fou !

Je le dévisageai, sévère.

– Pas de ça avec moi, vieillard ! Pourquoi serais-tu de notre côté et non du côté de la Maison ? Donne-moi une raison, une seule raison. Et une bonne !

Toise se redressa, massa ses épaules endolories.

– Je vais te la donner, mais seulement à toi, le paria, pas aux ignares qui m’entourent.

Pris de court, je lui fis signe d’approcher. Paz libéra le passage en grognant.

– Dis un mot de travers et je te tue, ordure. Les intendants pourront compter tes os sur le bord du puits.

Sans prendre garde à lui, Toise monta sur mon estrade improvisée. D’un signe, il me demanda de me baisser à sa hauteur. Je m’exécutai et lui tendis l’oreille. Quel secret inavouable, quel mystère voulait-il me confier ?

Je m’attendais à tout de sa part, mais la simplicité de sa réponse me prit au dépourvu.

– Tu vois cet abruti de Paz, là-bas ? me souffla-t-il dans son haleine alcoolisée. Je suis comme lui. Bouffé par la haine. Regarde-moi : un déchet. Un ivrogne relégué au bord d’un puits peuplé de brutes, qui puent le pétrole et la sueur. Tu crois que j’ai demandé à vivre cette vie-là ? Les foreurs me haïssent. Les intendants me méprisent. Et les Dames… les Dames ! J’aurais donné ma vie pour elles et regarde ce qu’elles ont fait de moi.

Il se tut, attendant une réaction de ma part, mais je ne dis rien. Tous les Ours nous fixaient, silencieux.

– Avant, j’étais quelqu’un. J’avais ma place quelque part. Dans la Maison, j’avais un avenir... il y est resté. Il est mort là-bas ! Je suis vieux, laid et inutile, mais j’aurais pu devenir autre chose ! J’avais du potentiel. J’avais tant de potentiel ! J’aurais pu devenir chef-intendant. Même si plus personne ne le croirait aujourd’hui…

Ce qu'on racontait était donc vrai. Toise était comme moi. Méprisé par les deux mondes, mais dans une mesure amplement pire.

– Tu devrais me comprendre, toi, le paria, murmura-t-il. La Maison m’a rejeté. Elle me le paiera un jour.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0