Chapitre 32

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2e épisode du jour ! Bon dimanche tout le monde :D

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– La Maison semble imprenable, n’est-ce pas ? lançai-je. Aussi loin que porte le regard, elle est claquemurée. Au rez-de-chaussée, les entrées sont rares et ne s’ouvrent que dans un but bien précis, comme pour le marché aux Ours, ou pour faire entrer le bois ou la viande. Une fois refermées, elles sont invisibles, quasi indétectables. (Les ouvriers hochaient la tête, tentant de deviner là où j’allais en venir.) Toutes ces portes s’ouvrent seulement de l’intérieur ! Mais il y a un autre moyen d’entrer.

Je marquai une pause. Le silence se fit aussitôt, pesant, lourd d’attente.

– Il y a quinze ans, je me suis enfui de la Maison. Savez-vous par où je suis sorti ? (Dénégation générale.) Par les étages, mes amis. À partir du quatrième étage, il y a des balcons, des terrasses, des jardins. Vous les distinguez de loin, par temps clair, quand vous regardez vers la Maison. En plein été, tout est ouvert ! Pas de fenêtres, ni de portes. Pas de barrières.

Je me tus un instant. Tous étaient pendus à mes lèvres, même Paz, même Sperar, et tous les autres qui connaissaient déjà notre plan sur le bout des griffes. Le silence était si pur dans la salle que je craignis de le briser en respirant trop fort.

Il éclata en mille morceaux quand je lançai :

– Des échelles. Voilà comment nous allons pénétrer dans la Maison.

– C’est trop haut ! objecta un jeune tourbier téméraire. Personne a d’échelles aussi grandes ! Ça existe pas !

– Si. Tout se fabrique. (Je hochai la tête en direction de mes amis bûcherons, qui me répondirent de la même manière.) Grâce aux Bûches, nous en avons deux. Elles font soixante mètres ; ce sera amplement suffisant. Elles sont cachées dans la forêt, du côté de la frontière des Dents.

Des murmures estomaqués parcoururent la foule. La plupart des gars présents ne savaient pas compter jusqu’à soixante et en étaient d’autant plus impressionnés.

– Elles attendent leur heure depuis quatre ans ! repris-je. Il ne tient qu’à nous de les utiliser enfin.

– Seulement deux ? lança un autre tourbier. On est pas trop nombreux pour deux échelles ?

– Elles ne serviront pas à tout le monde. Un groupe montera par là et entrera dans la Maison. J’en ferai partie : j’y ai vécu des années, je sais m’orienter à l’intérieur. Le groupe se dispersera dans les étages et attirera l’attention des intendants. Ils communiquent très vite entre eux : si nous les emmenons vers le cinquième étage, le rez-de-chaussée se videra en conséquence. Pendant ce temps, je descendrai tout en bas et j’ouvrirai les portes à ceux qui attendront dehors. (Je frottai mon clou d’oreille, le débarrassant un peu de son charbon.) Avec mon numéro d’esclave et un bon bain, je peux passer inaperçu à l’intérieur. Je me débarrasserai des intendants qui montent la garde en bas.

Je levai une main et comptai sur mes griffes.

– Trois entrées : les échelles, les portes du rez-de-chaussée, et la troisième… (Je me tournai vers les rangs des foreurs.) Ce sera la trappe des wagons.

– La trappe de quoi ? lança un forestier. C’est quoi, ça ?

– La mine est reliée à la Maison, dis-je d’une voix forte. Chez les Bûches et les tourbiers, vous remplissez des chariots et ce sont les intendants qui amènent la tourbe, le bois et les feuilles de mûriers à la Maison. Mais dans la mine, nous avons des wagons. Ce sont des chariots souterrains. Ils circulent dans un tunnel qui va droit vers le sud. Ce tunnel s’arrête sous le sol de la Maison. Là se trouve une grande trappe. C’est par là que les intendants font entrer le charbon et le naphte.

– P’tain, vous avez une entrée d’puis le début et vous êtes jamais passés par là ? intervint un bûcheron. Vous vous foutez d’not’gueule ou ça s’passe comment ?

– La trappe est imprenable, grondai-je. Elle se ferme de l’intérieur et à cet endroit, le plancher est renforcé avec du fer.

Des grognements mauvais traversèrent la foule. Le fer était un matériau très rare, réputé comme le plus dur du monde connu. Les Dents le récupéraient en allant fouiller des ruines antiques, très loin de la Maison – tout comme l’or ou l’argent, qu’ils ramenaient systématiquement aux Dames. Celles-ci avaient appris à les faire fondre, puis à les remodeler pour leurs besoins.

– Mais cette fois, nous serons déjà à l’intérieur, repris-je. J’ouvrirai les portes, puis je trouverai la trappe et je l’ouvrirai aussi. Les Taupes entreront par là.

– Et si vous vous foirez ? lança un tourbier.

Quand six cent cinquante-et-un foreurs le menacèrent du regard, il perdit de son assurance.

– Alors il restera toujours les échelles, dis-je avec calme. On vous expliquera les détails plus tard ; le principal est dit. (Je haussai le ton.) N'oubliez pas : notre cible, c'est le premier étage. C'est le Conseil ! Si on prend d'assaut le Conseil, on a les Grandes Dames en otage. On peut leur dicter nos lois. On peut chasser les Dames de la Maison, ou les obliger à nous donner des étages.

Les yeux de la foule brillèrent d'excitation.

– Mais comment qu'on va faire pour s’approcher d’la Maison et mettre les échelles ? demanda un jeune foreur. Y paraît que le dernier qui a essayé de s’approcher, il a fini…

– Battu à mort par les intendants, coupa Paz de sa voix rocailleuse. Ce gars-là, c’était un con. Les derniers qui ont essayé, c’est pas lui, c’est nous, et ça date d’il y a trois ans. (Les tourbiers et les bûcherons eurent un mouvement de recul, impressionnés.) Suffit d’faire ça une nuit sans lune et d’être bien discrets. Pas b’soin d’être un génie. On est noirs, on s’voit pas dans les ombres. Les gars de la Maison, ils vivent toujours avec des lampes, ils voient pas bien dans le noir. Pas comme nous.

Des murmures et des commentaires traversèrent les rangs des Ours.

– Et si on s’fait tous buter ? contesta un vieux tourbier. Les intendants, y z’ont des armes ! Nous, on a rien !

– Ils n’ont que des fouets, répondis-je. Des armes dangereuses, mais pas mortelles, surtout qu’ils ne sont pas habitués à s’en servir de cette façon. Nous aurons des bâtons taillés en pointe, des burins, des poudres urticantes et des lampes trafiquées que nous avons nommées « explosifs ». On y met du soufre et du salpêtre. Elles explosent en provoquant des flammes, mais pas assez fort pour mettre le feu à du bois dur comme celui de la Maison. Nous aurons l’avantage.

Mais le vieux secoua la tête, buté.

– Non, y z’ont des armes ! Des vraies ! Vous allez pas m’la faire à l’envers. Tout l’monde le sait. Les derniers gars qui ont essayé d’attaquer la Maison, y sont tous morts. Paraît qu’il y avait tellement d’sang que l’herbe était toute rouge d’vant la Maison. Y les ont même pendus sur le mur et tout ! Et les morts, y sont restés accrochés là pendant des lunes !

À ces mots, une lueur de crainte parut dans les yeux de nombreux ouvriers, notamment les plus âgés. Mais parmi les foreurs, chacun resta stoïque. Nous en avions déjà parlé.

– Arrête de bêler, le vieux ! cingla Paz. C’truc-là, c’est du vent, c’est pas vrai. C’est les Renardes qui nous ont fait croire ça. Ça a jamais été vrai !

– Bien sûr que si ! Tout l’monde a déjà entendu parler d’ça ! C’est bien qu’c’est vrai !

– Cette révolte légendaire n’a jamais eu lieu, intervins-je. Du moins, pas de mémoire d’Ours. Quel âge as-tu ?

Le vieux, pris de court, balbutia quelques mots avant de répondre :

– J’sais pas combien j’ai, moi, mon gars. T’as vu ma dégaine ? J’sais pas compter jusque-là.

– Tu fais partie des plus âgés ici, accordai-je. As-tu participé à cette rébellion ? As-tu connu quelqu’un qui en a fait partie, ou ton père a-t-il connu quelqu’un qui en a fait partie ?

– Ah ben… Ben non, mais c’est plus vieux, c’est bien plus vieux ! Enfin, à c’qu’on dit…

– « À c'qu’on dit », répéta Sperar. Le problème, tu vois, c’est qu’tout le monde connaît cette histoire, mais personne sait les détails. C’est pas bizarre ? Auroq, il connaît la Maison, il sait bien si les intendants ont des armes ou pas. Et ils en ont pas ! C’est la Maison qui a inventé cette histoire. Du temps de mon père, la rumeur était déjà vieille comme le monde, et du temps de son père aussi.

– Ça fait des siècles qu’on tremble comme des rats dans nos tunnels, et à cause de quoi ? éructa Paz en haranguant ses congénères. Un bout d’mensonge inventé par les Renardes ! Y a jamais eu d’grosse révolte, y a jamais eu d’sang dans l’herbe. Ces cons d’intendants, ils ont que des fouets !

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