31.3

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– Pour le Brasier ! répétai-je. Foreurs, tourbiers, bûcherons, depuis combien de temps servez-vous la Maison ?

Seule une vague de grognements parcourut les rangs. Furieux, je frappai mon estrade d’un coup de talon ; le bruit sourd les fit sursauter.

– Je vous parle ! Pourquoi êtes-vous ici cette nuit ? Depuis combien de temps servez-vous la Maison ? (Je les défiai tous du regard.) Depuis combien de temps suez-vous pour elle, pour ses feux, pour ses réserves, pour ses constructions ? Combien d’années de votre vie lui avez-vous dédiées ?

Ils commencèrent à acquiescer, à grommeler leurs réponses.

– Je vais vous le dire ! rugis-je par-dessus leurs voix. Depuis votre naissance ! Depuis l’instant où vous êtes venu au monde !

Je réalisai ma bévue trop tard – heureusement, nul ne souleva ma phrase. Je ne devais pas faire allusion à notre naissance, ni à notre conception. La rébellion des Ours était une chose fragile ; trop d’entre eux risquaient de se remémorer que les Renardes étaient nos mères, nos grands-mères, nos sœurs. C’était l’une des raisons pour lesquelles nous étions si peu, après toutes ces années. L’une des raisons pour lesquelles les Ours ne s’étaient jamais révoltés en masse au fil des siècles.

C’était aussi la raison pour laquelle Sperar et moi avions trompé Muto, Seko, Raffe et Erko. Nous les avions élevés dans le mensonge. Tous les jeunes foreurs pensaient qu'ils étaient le fils de leur père, et les adultes les maintenaient dans leur bienheureuse ignorance. Mais mon frère et moi avions appris aux quatre garçons que les Dames n’étaient qu’une espèce tyrannique qui régnait sur la nôtre ; qu'elles ramassaient les nouveaux-nés et les distribuaient à des pères d’adoption pour détruire les familles. Qu'elles prétendaient ensuite en être les mères. Alors que c'étaient les Ours, bien sûr, qui se reproduisaient ensemble.

Dès la petite enfance, nous avions gravé cette fausse vérité en eux.

Et tous les pères de notre groupe avaient fait de même. Depuis quinze ans, une nouvelle génération de gosses avait grandi dans la mine, porteurs de croyances différentes des autres, convaincus que leurs amis se trompaient, que leur père n'avait aucun lien du sang avec eux. Que les Dames ne devaient pas être honorées, mais méprisées pour leur fourberie.

Les quatre fils de Sperar avaient passé leur enfance à s’opposer à leurs camarades, à essayer de leur ouvrir les yeux. Souvent, cela s’était fini à coups de poings. Plus les fils de la rébellion grandissaient, plus le schisme devenait visible. Chaque gosse croyait dur comme fer à ce que lui disait son père. Aucun ne voulait s’ouvrir aux arguments du camp adverse.

Les autres pères – hors de la rébellion – nous considéraient avec incompréhension, avec colère… Chez les adultes aussi, cela s’était parfois fini à coups de poings.

Mais nous avions réussi. Nous avions planté les graines de la discorde dans la mine. Nous avions élevé des adolescents forts, qui refusaient tout lien avec la Maison, tout respect envers les Dames. Des gosses aptes à lutter contre leurs mères.

Certains jours, cet énorme mensonge me sciait les tripes ; parfois, au contraire, j’en étais fier. Un jour, je devrais payer le prix de cette ruse. Un prix élevé, je le savais déjà.

– Voilà ce que la Maison vous a pris ! martelai-je. Voilà ce que vous lui avez donné pendant toutes ces années. Votre vie ! Et elle, que vous a-t-elle donné en échange ?

Ça y était. Ça commençait à rugir dans la foule. Si je voulais me faire entendre, il allait falloir me déchirer la gorge.

– Ça aussi, je vais vous le dire ! tonnai-je. Elle vous a donné du mépris ! De la servitude ! Des règles et des lois qui sont taillées pour elle, qui sont faites pour que vous courbiez l’échine ! Foreurs, où vont le charbon et le naphte que vous extrayez ?

– À la Maison, grondèrent six cent-cinquante-et-un Ours.

– Tourbiers, où va la tourbe que vous récoltez ?

– À la Maison !

– Bûcherons, pourquoi coupez-vous vos arbres ? Où va tout ce bois que vous tranchez sans cesse ?

– À la Maison !

– En avez-vous l’utilité ? Avez-vous besoin de bois, de tourbe, de charbon ou de naphte ? Tout ce travail, le faites-vous pour vous, pour votre famille ?

– Non ! rugit la foule d’une voix d’orage.

– Alors pourquoi ? les invectivai-je en faisait les cent pas sur mon wagon. Pourquoi vous tuez-vous à la tâche ? Pourquoi offrez-vous autant à la Maison, à elle qui ne vous donne jamais rien en retour ?

Un brouhaha s’éleva dans la caverne, mélange de voix furieuses et d'acclamations. Je prenais des risques en caricaturant autant ma pensée : la Maison s’était toujours assurée de donner suffisamment aux ouvriers pour ne pas trop susciter les envies de révolte. D’ailleurs, cela ne manqua pas :

– La Maison nous nourrit, lança l’un des tourbiers les plus vieux.

Je me tournai vers lui, le regard furieux, sachant que dans la clarté de la lampe, les traits de mon visage ressortaient plus acérés, mes cicatrices sinuaient comme des marques pâles et mes iris luisaient comme deux braises. Il eut un mouvement de recul.

– Elle nous nourrit ? clamai-je. Non. La Maison ne nourrit pas les Ours. Qui nous nourrit ? Qui nous apporte de la viande, qui chasse pour nous tous, et ce depuis des siècles ?

Je songeai à mon ami au fond des bois, à son fils aux yeux rouges, à sa compagne malade.

– Les Dents ! gueula la foule.

– Ce sont les Dents ! répétai-je. La Maison ne chasse pas ! Elle se contente de nous distribuer des navets, des pommes de terre et d’autres racines ! Des miettes de leurs cultures, des miettes de Renardes ! Qui aime les navets ici ? Qui aime se nourrir des miettes de la Maison ?

Les quelques gars qui commençaient à lever timidement la main la baissèrent aussitôt face aux regards noirs des autres.

– Nous ne voulons plus des miettes de la Maison ! conclus-je. Nous voulons la liberté, nous voulons le confort. J’ai vécu dans la Maison, j’ai vu le luxe qui est le leur ! Avez-vous idée de la douceur de la soie ? Imaginez-vous dormir sur des coussins de soie au lieu de vos paillasses rembourrées à la va-vite !

Une lueur avide apparut dans leurs yeux. Quand je parlais ainsi au nom du Brasier, j’avais cette impression terrible que mon véritable moi s’effaçait, que je n’étais plus Auroq. Un autre Ours prenait sa place, un rebelle à l’âme noire, aussi haineux que Paz, qui n’avait jamais aimé Picta, qui ne rêvait que de la voir chuter. Cette sensation m’effrayait et me grandissait à la fois, me rendait plus fort, me débarrassait de tous mes doutes.

– Les Ours qui vivent là-bas ne portent jamais la livrée blanche ! aboyai-je. Ils vivent avec leur pelage d’été, car il fait toujours chaud dans la Maison. Je n’ai jamais eu si chaud qu’entre ses murs ! Les nuits d’hiver, je suais comme un porc ! Savez-vous quelle est la seule raison, chez nous, pour qu'un gosse de quinze ans sue comme un porc en plein hiver ? (Je laissai passer une vague de protestations et d’acclamations.) C’est la fièvre ! La fièvre. La voilà, la seule raison ! La Maison fait mine de nous récompenser, elle nous donne des onguents, des poudres et des huiles lorsque nous lui vendons nos fils, mais si elle est si soucieuse de notre santé, alors pourquoi nous laisse-t-elle dans le froid et la maladie, hors de ses murs ? Pourquoi nous laisse-t-elle mourir aussi jeunes ?

La caverne résonnait de vivats. Pour la énième fois, je me félicitai d’avoir trouvé une salle si éloignée du centre de la mine. Pour l’instant, les veilleurs n’avaient pas fait de signe. Il fallait espérer que cela continue.

– Tourbiers, Bûches, Taupes, vous tous, mes frères – car tous les Ours sont frères… Voulez-vous entrer à votre tour dans la Maison ?

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