Chapitre 31

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Quand je rentrai à la mine, le soleil était sur le point de se coucher.

Après être allé voir les Dents dans la forêt sauvage, j’étais repassé par l’exploitation forestière – chez les Bûches – puis m’étais dirigé au sud-est, chez les tourbiers. J’avais plusieurs connaissances dans les deux clans.

« Réunion ce soir. Le Brasier arrive. »

Quelques mots murmurés à l’oreille de mes alliés, qui allaient faire leur chemin dans leur propre réseau – du moins, je l’espérais. Hors de la mine, il était difficile d’estimer le nombre total de ceux qui soutenaient notre cause. Nous ne les avions jamais rassemblés, n’avions pas conçu notre plan avec leur aide. Seule la rumeur du Brasier courait parmi les initiés. Certains d’entre eux attendaient mon signal depuis plus de dix ans.

Il était extrêmement risqué de les rassembler tous à la mine. J’espérais que mes contacts sauraient choisir leurs alliés sans risquer d’attirer des traîtres avec eux.

Avant que le crépuscule ne finisse d’embraser le ciel, tous les intendants présents à la mine remontèrent un à un par l’échelle, puis s'enfoncèrent dans les herbes hautes. Ils rejoignaient la Maison. J’attendis qu’ils aient disparu avant de repasser devant Toise et de descendre dans les tunnels.

La mine se retrouva doucement plongée dans la pénombre ; on alluma les lampes autour du puits central et les effluves de pétrole et d’huile se mirent à flotter dans les galeries. Tous les foreurs remontaient des entrailles de la terre avec grand fracas, entassés dans les énormes monte-charges, les yeux ternes d’avoir passé le jour dans des boyaux ténébreux.

Parmi eux se trouvaient six cent cinquante-et-un Ours alliés. Sperar et ses fils avaient fait passer le mot. Bientôt, ils me rejoindraient tous dans notre antre, par petits groupes pour ne pas attirer l’attention. J’allumai une lampe et m’engouffrai dans les tunnels en direction de notre point de rendez-vous, écoutant d’une oreille distraite les grincements des monte-charges, les grognements des foreurs, tous ces bruits qui constituaient la respiration de la mine.

Il me fallut une heure de marche, seul dans l’obscurité avec la petite aura jaunâtre qui éclairait mes pas, pour atteindre la grotte.

C’était Sperar qui l’avait découverte par hasard, un soir où il errait avec des collègues en braillant des chansons paillardes. Il aimait raconter cette histoire. Leur bande s’était trop éloignée de la taverne, puis des zones habitables, et avait fini par se perdre – évidemment, puisqu’elle était composée pour moitié de saoulards. Ils avaient tenté de retrouver leur chemin, puis s’étaient perdus de nouveau. Après diverses péripéties qui avaient vu le groupe se séparer, mon frère et l’un de ses amants avaient conclu la soirée en faisant la bête à deux dos dans cette énorme grotte.

« L'coin l’plus tranquille de la mine » selon ses propres dires. « Là-bas, tu s’ras pas dérangé, j’peux t’dire. »

Elle se trouvait vers l’est, très loin des terriers. Pour l’atteindre, il suffisait de suivre l’un des tunnels du niveau un jusqu’à arriver à un cul-de-sac, puis obliquer plusieurs fois sur la droite. Et marcher, beaucoup marcher. Il n’y avait pas de lampes dans cette zone, pas de vie mis à part des taupes, des vers et d’autres êtres fouisseurs. Seules des colonies de chauve-souris y hibernaient parfois. C'était l’endroit idéal.

À chaque assemblée, nous plaçions toujours deux veilleurs, à intervalles différents, et avions conçu une sortie de secours : un boyau étriqué qui partait de la grotte et débouchait à la surface.

Et pour la première fois, celui-ci allait servir d’entrée dérobée. Il était inenvisageable que nos alliés extérieurs arrivent par la grand-porte. Ce tunnel de sortie débouchait au nord de l’exploitation forestière, loin des premiers arbres. Une simple plaque de bois couverte d’un bout de prairie en camouflait l’entrée. Nous avions placé dessus un cadavre de chevreuil en décomposition avancée, pour marquer l’emplacement. Avantage non négligeable : son odeur atroce repoussait les curieux. C’était une idée de Muto.

J’étais prêt à parier que la Maison ne pouvait pas voir jusque-là. Du moins, pas dans la pénombre de la nuit.

C’était un pari risqué. Nous allions vite voir s’il était réussi.

Très vite, les premiers foreurs arrivèrent dans la caverne, le pelage noirci et imprégné de fumée. Nous échangeâmes des saluts, des bourrades et quelques mots – j’avais appris à tous les connaître, bien que je fus loin de tous les apprécier. Sperar et ses trois fils ne tardèrent pas non plus ; Muto bégayait plus que jamais, déjà saisi de nervosité.

– Les Dents ? me demanda mon frère.

Je secouai la tête.

– Les Bûches et les tourbiers ? fit Raffe.

Cette fois, j'acquiescai. Ses yeux étincelèrent. Raffe adorait l'atmosphère orageuse des assemblées, les vivats, les gueulantes et les huées, les plans, les tests d'explosifs, toute cette émulation sauvage. Bientôt, des grognements et des jurons nous parvinrent, très étouffés, issus du plafond de la caverne. Nos alliés arrivaient. L’étroite galerie de secours n’était sans doute pas à leur goût. Pour des Ours qui vivaient en plein air, descendre ainsi parmi nous équivalait à une forme de torture.

Une silhouette massive finit par sortir du petit tunnel obscur, suivi de nombreuses autres. Ankylosés par leur progression à quatre pattes, les nouveaux venus s’étirèrent, ébrouèrent leur pelage plein de terre, puis déployèrent leur masse vers le plafond. Des odeurs de vase, d’eau, de soleil et de sphaigne leur collaient au corps. C’étaient les tourbiers. Leurs yeux clignaient, gênés par la lumière jaune des lampes qu’ils n’utilisaient jamais. Derrière chaque nouveau venu, d'autres silhouettes s'extirpaient du tunnel en une file ininterrompue. Lorsque le flot se tarit enfin, ils étaient plus de cent. Je n’en espérais pas tant.

Les miens les entourèrent, sur la défensive. Chacun des deux groupes toisa l’autre avec des regards plein de méfiance. Les odeurs changèrent subtilement ; l'air se chargea d'agressivité. Les différents clans d’Ours ne s’appréciaient pas et se croisaient rarement. Tous étaient si chauvins que je craignis soudain une bagarre. Faire déplacer autant de tourbiers chez nous n’était pas rien ; si cela n'avait pas été sur mon initiative, les foreurs l'auraient pris comme une déclaration de guerre.

Alors que la tension atteignait son comble, l’un de mes amis tourbiers m’aperçut derrière les rangs de mes collègues.

– Auroq ! Il est là, il est là, matez-moi c’vieux bouffeur de terre. (Tous se tournèrent vers moi.) R’garde, on est v’nus nombreux ! (Il désigna la voûte immense de la caverne.) P’tain, c’est vrai c’qu’on dit. Vous vivez vraiment comme des vers, bande de Taupes.

Les Taupes, les « bouffeurs de terre », ainsi nous appelaient les autres clans. Mais nous pouvions aussi nous montrer prolifiques en surnoms.

– Très content, bouffeur de vase. Allez, ferme ta grande gueule et mets-toi à l’aise, on attend encore les Bûches. (Je haussai la voix en direction des miens.) Poussez-vous, les gars, faites-leur de la place ! ‘Voyez pas qu’ils sont nombreux ?

La tension redescendit d'un cran. De mauvaise grâce, les foreurs s’éparpillèrent en grommelant. Les tourbiers se remirent à respirer, mais il restèrent le long du bord de la caverne – comme s’ils craignaient que le plafond leur tombe sur la tête, ce dont ne manquaient pas de se moquer les nôtres. Je grognai en comprenant que les deux groupes, quoi qu’il advienne, ne se mélangeraient pas.

Puis vinrent les forestiers. Aussi renfrognés que les tourbiers, ils s’extirpèrent du tunnel ; avec eux se diffusèrent des effluves d’humus, de feuilles et de sève. L’air de la caverne les fit éternuer. Un mélange de poussière, de terre et de moisi que je ne sentais plus depuis longtemps.

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