29.5

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Yo ! J'espère que vous allez bien ! Nous sommes dimanche, alors voilà deux p'tits épisodes !

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Muto fixa le sol. Un silence de plomb pesa sur le terrier. Autrefois, j'aurais mis mon poing droit dans la gueule de cet intendant et tout aurait dégénéré. Mes phalanges me démangeaient. Mais je n'étais plus un imbécile. J'avais appris à faire profil bas, comme tous les foreurs. Immobiles, Sperar et moi regardâmes l'intendant graver quelques idéogrammes dans le bois tendre avec son petit couteau d’argent.

– Mis à part cette tare, ils sont en excellente santé, et ce depuis quatorze ans. Vous avez les félicitations de la Maison, Sperar. Nous sommes fiers de vous.

Son ton était redevenu calme.

– J’ai du mal à les nourrir, objecta mon frère de but en blanc. Les quotas arrêtent pas d'diminuer. Les Dents nous apportent d’moins en moins d’viande, comment ça s’fait ?

Les Dents étaient les chasseurs ; c’était ainsi que les Ours les surnommaient. Je jurai en mon for intérieur. C’était une question bien trop franche, même venant de l’insolent Sperar.

– Ce n’est pas dû à la Maison, gronda l’intendant. Cela fait bien longtemps qu’il n’y a plus de quotas. Les chasseurs vous apportent ce qu’ils trouvent. Depuis quelques années, le gibier se renouvelle mal. (Il inclina la tête avec sérieux.) La Maison vous envoie davantage de tubercules et de légumes pour compenser au mieux. Mais je porterai vos doléances au Conseil : les Grandes Dames examineront le cas de la mine.

– Merci, grommela Sperar. On veut pas plus de patates, nous. On veut d’la viande. C’est ça qu’on mange ici, chez les vrais Ours.

L’intendant haussa un sourcil ironique, comme devant un enfant capricieux, mais ne répliqua pas.

– Une dernière question… Mon registre me dit que vous avez quatre fils. (Il lut le dernier nom, gravé dans sa tablette de sapin.) Où se trouve le dénommé Erko ? Est-il déjà au travail ?

Même à distance, je sentis mes neveux se crisper. Je priai pour que mon frère ne dise rien de stupide.

– Mettez vot’ registre à jour, dit-il brusquement. Erko a été vendu y a cinq mois. Maint’nant, il sert les Dames – glorieuse soit la Maison.

– Glorieuse soit la Maison, répéta l’Ours. Très bien ! Je vous félicite pour votre fils.

Sperar ne pipa mot, mais les muscles de sa mâchoire se durcirent. En vérité, il n’avait pas eu le choix. La coutume voulait que chaque père vende un de ses fils à la Maison. Les garder tous les quatre aurait attiré l’attention sur lui, ce que nous devions éviter à tout prix. Pour que notre plan ait une chance de voir le jour, nous devions tous nous montrer irréprochables. Alors Erko avait été vendu. Mais Sperar et moi avions instillé en lui la même haine qu’à ses frères – le même dégoût de la Maison et de ses occupantes.

Il ferait un excellent esclave, en apparence. Je l’avais élevé pour cela. Mais jamais les Dames n’auraient sa fidélité. Il appartenait à la mine, il la défendrait coûte que coûte. Il était comme une arme cachée dans une gaine inoffensive.

L’un de ces jeunes que nous avions élevés pour le combat, avant de les envoyer infiltrer la Maison.

– Vous êtes un bon père, Sperar. Au nom de la Maison, nous vous confierons une nouvelle portée d’ici quelques semaines.

Nous cessâmes tous de respirer. Mon frère ouvrit la bouche. Le regard aigu du chef-intendant le transperça sans un bruit ; alors il ne dit rien et finit par la refermer. Il n’avait pas d’accord à donner. Personne ne lui en avait demandé.

Ainsi s’en allèrent les trois intendants. Ils nous donnèrent un passe-droit pour excuser notre retard au forage, puis disparurent dans le tunnel au rythme de leurs pas pesants. Sitôt que leurs dos massifs disparurent, nous nous remîmes à respirer. J'étais poisseux de sueur, une mauvaise sueur due à l'angoisse. S'ils m'avaient découvert, ces trois-là auraient pu me battre à mort ou m'emmener à la Maison. Pour m'y faire castrer, exécuter ou enfermer à jamais.

– Y m'félicite, grinça Sperar. Y m'félicite, ce connard. Et y m’refourgue une nouvelle portée d’gosses en prime.

Je fronçai les sourcils et, comprenant qu’il n’avait pas été très fin, il attira ses fils contre lui dans le genre d’accolades viriles en vigueur à la mine.

– C’est que trois bêtas à gérer, ça m’suffit bien, plaisanta-t-il de sa voix un peu rustre.

– Q-Q-Q-Quatre, corrigea Muto.

Personne ne releva, même si le nom d’Erko flottait dans toutes les têtes.

– Mais p’pa, comment on va faire s’ils t’amènent des bébés ? demanda Seko. Pour l’Brasier…

Le Brasier, c’était le nom de code pour ce que nous préparions. Presque quinze ans de travail.

– Hein ? fit Sperar. Quel rapport avec le Brasier ?

– Les gamins, réalisai-je soudain. S’ils te confient une nouvelle portée, ça veut dire que c’est le tour de la mine. D’ici une semaine ou deux, on aura des mioches dans tous les tunnels.

La Maison distribuait les petits Ours selon un cycle immuable. Pendant deux ans, tous les bébés étaient envoyés au champ de tourbe, puis les deux années suivantes chez les forestiers, puis à la mine, et le cycle recommençait. Je supposais que ce système était plus simple à administrer pour les généalogistes. Concrètement, cela signifiait que tous les quatre ans, des centaines de foreurs récoltaient leur moisson de gamins en bas âge.

Ce qui voulait dire des galopades dans des tunnels, des heures et des heures à entendre brailler dans les tanières, des nuits d’insomnie pour Sperar et les autres papas Ours. Bref, beaucoup de désordre en perspective.

– Merde, siffla mon frère en comprenant toutes les implications.

– C’est l’moment, non ? demanda Raffe de sa voix en pleine mue. C’est l’meilleur moment pour lancer l'Brasier. Tonton, t’as dit qu’vous êtes presque prêts.

– Non, grondai-je. On ne peut pas lancer ça maintenant, au pied levé.

Sperar me serra l’épaule.

– Mon frère, si j’me r’trouve avec quatre p’tiots sur les bras, j’pourrai pas t’aider pour ta révolte. Et puis, faudra faire une croix aussi sur plein d’autres gars. C’est qu’on est pas mal à servir de nounous, dans tes recrues.

Je serrai les dents en examinant toutes nos options. Il disait vrai. Au fil des années, j’avais fédéré beaucoup d’ouvriers pour notre cause. Et nombre d’entre eux, comme mon frère, servaient d’éleveurs pour la Maison.

– On peut attendre encore. On peut attendre encore six ans, un nouveau cycle. On n’est plus à ça près.

– Tonton, ça fait d’jà quinze ans, protesta Raffe. Si ça continue, tu s’ras mort avant d’lancer la révolte ! Tout l’monde est prêt, faut qu’on l’fasse ! Faut qu’on aille les crever, ces putes de Renardes !

– Raffe ! claqua la voix de mon frère.

– Mais c’est vrai !

– Ferme ta gueule ou c’est moi qui vais t’la fermer, avec une bonne baffe comme tu les aimes !

Raffe prit un air boudeur. Ce gamin tenait trop à en découdre. Je me méfiais de la flamme qui dansait dans ses yeux clairs : en lui insufflant la haine de la Maison, Sperar et moi avions fait du trop bon boulot. Je n’aimais pas comment il parlait des Dames. De tels mots ne venaient pas de nous, et je savais de qui ils provenaient. Je n’aimais pas l’influence que certains de nos collègues, parmi les plus haineux, avaient sur lui. Il avait toujours été un gosse brutal, de ceux qui capturent des insectes pour leur arracher des pattes ; il n’avait cessé d’empirer avec les années.

– C’est trop tôt, tranchai-je. Vous n'avez que quatorze ans.

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