28.2

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– Bon sang… chuchotai-je. Les menuisières, elles… Elles détruisent les étages du haut pour… pour récupérer du bois…

– Quoi ? fit Auroq derrière moi. Pourquoi elles feraient ça ? Il y a déjà la sapinière d’en haut et l’exploitation forestière qu’on voit là, tu vas me dire que ce n’est pas assez ?

– Je ne sais pas… bredouillai-je. Je le pensais… Mais les historiennes cherchent toutes une solution au chancre des arbres, et la situation m’a l’air urgente aux yeux du Conseil. Je crains que… que nous n’ayions un gros problème de ressources.

Démanteler des étages pour maintenir le bon état des autres… Depuis combien de temps cela durait-il ? La Maison ne pouvait-elle survivre qu’en se dévorant elle-même ? Cette idée me révoltait, et me faisait même sentir un peu honteuse – comme si la perfection de la Maison n’était que poudre aux yeux, qu’elle s’avérait indigne de sa réputation.

– Depuis combien de temps ? soufflai-je. As-tu vu tout le vide, sous le toit ? Depuis combien de décennies, combien de siècles cela se passe-t-il ainsi ? Et si… et si cela continuait ? Quand s’arrêteront-elles de démolir les étages ? De détruire les niveaux plus récents pour faire tenir les anciens plus longtemps… Combien d’étages y avait-il à l’origine ? Cent, cent dix ? Ou encore davantage ? (J’avalai ma salive.) Et puis, tout cela est-il uniquement dû au chancre ? Je ne crois pas. C’est trop démesuré, trop… Il y a forcément autre chose… Un autre problème qui a causé tout ceci, ou qui l’a aggravé.

Un bras chaud m’entoura les épaules.

– Calme-toi, Picta.

Je me rendis compte que je tremblais comme une feuille. J'étais raide d'angoisse et le vent me frigorifiait en soufflant sur mes habits trempés. Quand je me blottis contre mon Ours, il ne me repoussa pas.

– Arrête de te prendre la tête sur cette histoire d’étages disparus, me rabroua-t-il. Tu es déjà épuisée. Tu n’auras qu’à parler de tout ça avec ta famille, hein ?

Du dos de la main, il me caressa la joue. Je l’attrapai et la retournai vers moi. Il avait la paume écorchée, pleine de sang. La peau était partie avec le câble, arrachée net par la vitesse.

– Les Ours ne souffrent pas, dit doucement Auroq en me voyant grimacer. Tu as oublié ?

– Arrête. Je n’y crois plus. La Maison t’a juste appris à cacher ta douleur.

Il haussa les épaules et répliqua d’un ton crâne :

– Ça guérira.

Je me détournai et furetai autour de lui, cherchant la forme significative d’une feuille de plantain. Si mes cours de botanique étaient exacts, il devait y en avoir pléthore dans la prairie. Et de fait, je trouvai vite ce que je voulais. Je les mâchai avec énergie, avant d’étaler ma mixture sur la main de mon Ours. Il me regarda comme si je venais de le blesser à mort.

– Hé, c’est vraiment dégueu !

– C’est un anti-inflammatoire et un cicatrisant, rétorquai-je sèchement. Tu me remercieras.

– Et ta bave ?

– C’est cadeau. Comment les baumes de ma mère sont-ils faits, d’après toi ?

Il se mit à pester et s’essuya soigneusement la main par terre.

– Quel enfant !

Il m’attira contre son flanc pour étouffer mes protestations. Alors nous contemplâmes l’horizon, encore parsemé de nuages, derrière lequel se levait une aube blanche. Blottie sous son bras, je me demandai à quoi pensait Auroq, en craignant de le deviner. Je nous imaginai marcher dans cette direction, tous les deux, côte à côte. Loin de la Maison. Peut-être n’était-ce pas un hasard si nous nous étions retrouvés ici, sur la terre ferme. Mamie Erlea avait coutume de dire qu’il n’y avait pas de hasard. Uniquement des signes.

– Et si nous partions ? suggérai-je du bout des lèvres.

Je regrettai aussitôt ce que je venais de dire. Ma place était dans la Maison, elle l’avait toujours été. Ma famille, mon passé, mon futur… tout se trouvait entre ses murs. Je voulais mener à bien mon projet de caste, je voulais enseigner aux Ours aux côtés d’Agapi, Enejia et les autres, je voulais essayer de changer notre univers petit à petit. La Maison m’avait façonnée et je voulais la façonner en retour. Sans elle, je ne serais plus rien ; je n’aurais plus d’attaches, comme un insecte balloté par les vents. Je ne voulais pas m’enfuir ainsi. Je voulais rester et construire quelque chose.

– Avec toi ? répéta Auroq. Ça ne te ressemble pas de dire ça.

Il me regarda longuement, puis se détacha de moi. Quand il releva les yeux vers l’aube, quelque chose avait changé dans son expression. Je distinguai en lui l’envie de liberté et le mélange de rudesse, d’enthousiasme et de violence qui l’avait toujours habité. Il n’était pas un esclave. Il ne l’avait jamais été. Dans un éclair subit, je compris pourquoi il n’avait jamais pris au sérieux mon espoir de changer notre situation. Il ne voulait pas réellement qu’elle s’arrange. Jamais il n’avait envisagé sa vie avec moi. Jamais il n’avait pensé rester à mes côtés. Pour lui, il n’y avait qu’un seul avenir, et il était là-bas. Dehors.

– Tu vas t’enfuir, n’est-ce pas ? dis-je dans un murmure. L’occasion est trop belle. On dirait que la Maison vient de te l’offrir.

Il ne répondit pas, mais son air neutre parla pour lui. Il cachait toujours ses sentiments lorsqu’il ne voulait pas me blesser.

J’en étais certaine à présent : nous étions tombés du ciel ensemble, mais j’y remonterais seule. Cette prise de conscience me heurta en plein ventre.

– Dis-moi, pourquoi… Pourquoi as-tu tant attendu ? murmurai-je. Pourquoi toutes ces années ?

Je voulais désespérément gagner quelques minutes de plus. Quelques instants de plus à ses côtés. Il soupira, puis me fit face.

– À ton avis ?

Ses yeux caressèrent mes joues rondes, puis ma poitrine, avant de descendre plus bas, vers mon bas-ventre. Ils laissaient un sillage très chaud sur ma peau. La soie trempée ne cachait plus rien de mes formes ; au contraire, elle les révélait comme une peau très fine.

– Parce que je voulais la même chose que les autres Ours… sans me l’avouer.

– Quelle chose ? murmurai-je.

– Que désirent les miens, Picta ? répondit-il doucement. Qu’est-ce qu’ils veulent tous, ces idiots, eux qui ne voient plus leurs chaînes ? (Il m’effleura le cou de sa main blessée, laissant une traînée écarlate jusqu’à la naissance de ma poitrine.) Pas la liberté, pas le savoir, pas le pouvoir… Ils veulent juste les Dames… leur Dame.

Le cœur prêt à éclater, je me figeai lorsque ses doigts descendirent le long de mon ventre, jusqu’à se perdre à la naissance de mes cuisses. À peine un effleurement, une caresse infime.

– C’est bien ce que vous attendez de nous, non ? ajouta-t-il d’une voix plus rauque. C’est comme ça que vous nous tenez tous. Chaque Ours mourrait pour sa Renarde. Moi aussi, je mourrais pour toi, Picta.

Son ton vira à l’amertume lorsqu’il retira sa main.

– J’ai lutté contre ça, j’ai… Il y a dix ans, j’ai même fait un pari avec Bsor, j’étais convaincu que je tiendrais. Que jamais je ne m’attacherai à toi. Mais non. Il savait, lui. Il l’a gagné, son pari, et haut la main. Je voulais résister à la Maison, mais elle m’a maté. Elle m’a bien dressé.

– Je ne te crois pas, dis-je d’une voix enrouée. Personne ne peut te dresser.

Il évita mon regard.

– Et pourtant.

Quand je pris son visage entre mes mains, il ferma les paupières, cachant ses yeux pourpres. Front contre front, nous respirâmes le souffle de l’autre.

– Alors voilà pourquoi je suis resté, chuchota-t-il. J’ai repoussé le moment, encore et encore. Je voulais grandir avec toi, je voulais… Comme tous les Ours, je voulais goûter à ce que je n’ai pas le droit d’avoir. Toi.

Il eut un rire sans joie.

– Je me souviens du jour où j’ai réalisé à quel point vos privilèges allaient loin. Le jour où j’ai compris que seules les Dames pouvaient avoir les Dames. Les Ours n’ont droit qu’à quelques années, parce qu’ils sont utiles, parce que vous avez besoin d’eux pour vous reproduire. Mais les Dames font leur vie avec leurs semblables. Jamais avec leur Ours.

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