27.4

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Hello ! J'ai fait les retouches prévues pour la scène de l'ascenseur, du coup ça a décalé un peu cet épisode, le début va vous donner une sensation de déjà-vu xD

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– Elles construisent de nouveaux étages ? suggérai-je.

Cette idée me semblait complètement farfelue. Nous ne savions plus construire d’étages depuis des siècles. Du moins, nos cours d’architecture étaient incomplets, et nos enseignantes nous avaient toujours dit que ce savoir s’était progressivement perdu au fil du temps.

– À toi de me le dire, se moqua-t-il doucement. C’est toi qui prends des cours de menuiserie et de charpenterie.

– Oui, enfin, je suis mauvaise en charpente… Et même nos cours sont objectivement mauvais. (J’observai avec davantage d'attention.) Non, cela n’a pas de sens, pourquoi débuter des planchers comme cela, les uns après les autres, et les laisser inachevés ? La construction demande beaucoup de rigueur. Il n’y a ni piliers, ni poutres, ni échafaudages… Et puis…

Je plissai les yeux et me hissai sur un pied, en équilibre, pour tenter de voir plus loin. Ce fut au tour d’Auroq de m’attraper par la taille, effrayé par ma témérité.

– Elles ont l’air d’avoir déjà posé le parquet par-dessus. Personne ne ferait cela, c’est le monde à l’envers.

Ces mots tintèrent dans mon esprit, avant de provoquer un éclair de lucidité. D’un coup, tout s’imbriqua parfaitement. Je bloquai mon souffle, choquée par ce que je venais de réaliser.

– Oh, bon sang… je sais pourquoi… Enfin, je crois savoir…

Auroq se tendit et resserra son étreinte sur ma taille. Il avait entendu la crainte dans ma voix.

– Qu’est-ce que tu crois ?

J’inspirai brutalement.

– Les menuisières ne construisent pas d’étages. Elles les détruisent.

– Quoi ?

– C’est évident, soufflai-je. La Dame âgée a dit que personne ne montait plus là-haut. Et l’ascenseur porte encore la destination des quatre-vingt-douzième et quatre-vingt-treizième étage. Ils ont existé. Mais… ils ont été condamnés. Puis démantelés.

Je respirais trop vite, choquée au-delà des mots. Je ne parvenais pas à y croire. La Maison nous abritait, la Maison était tout notre univers. Depuis des siècles, les menuisières entretenaient les étages, les remettaient à neuf, condamnaient parfois un couloir en attendant de le reconstruire. Mais jamais, jamais aucune Dame ne se serait ainsi attaquée à elle. Jamais l’une d’entre nous n’aurait démoli un mur, ni même abîmé une cloison sans réparer sa faute. Même graver un mot, un prénom dans le bois – ou de stupides petits cœurs, comme cela arrivait parfois – était passible de plusieurs peines devant le Conseil. Notre Maison était telle une mère protectrice, un organisme dont nous prenions grand soin. Alors, détruire un étage ?

C’était un blasphème.

– Non, dis-je très vite. Je me trompe certainement. Cela doit être l’inverse. Elles… Elles mettent au point de nouvelles méthodes de construction. Ou peut-être essaient-elles de reconstruire ces étages. Il y a sûrement eu un incendie, ou…

– Non. Tu ne te trompes pas. Il n’y a aucune trace d’un incendie ici, Picta, ni aucune autre catastrophe.

Auroq me fixait. Nous étions si proches, perchés sur le même barreau d’échelle, ses bras autour de ma taille, que je voyais luire les petits éclats d’or qui parsemaient ses iris dans la lueur changeante de la lampe.

– La sciure partout, dit-il doucement. Les espèces de monte-charges, les poulies, les échelles… J’ai vu des outils aussi. Enfin, je crois. Et les tas de bois, les poutres… Regarde, là et là. On dirait des restes de cloison, des vestiges. Elles démontent vraiment les étages.

Je secouai la tête, repoussai ses mains et me mis à redescendre l’échelle. Une fois arrivée en bas, je cherchai dans la pénombre tandis qu’il mettait pied à terre.

– Des outils, murmurai-je. Tu as raison.

Il y avait là des scies, des pinces, des arrache-clous. Tout cela en métal, soigneusement rangé en ligne droite. Je n’avais jamais vu tant de fer de ma vie. Ce qui acheva de me convaincre fut l’absence de marteau, ou de clous. Les seules pointes qui se tenaient là, en petits tas bien serrés, étaient de vieilles choses tordues et rouillées. Elles avaient clairement été retirées du bois. Aucune n’était destinée à fixer ou construire quoi que ce soit.

– C’est impossible, balbutiai-je. Personne ne ferait cela, c’est… C’est…

Auroq tenait la lampe près de moi, la tête renversée vers les profondeurs du toit.

– Il devait y avoir beaucoup d’étages, là-haut. Combien, à ton avis ? Je dirais bien une vingtaine. Peut-être plus…

Comment pouvait-il être si calme ? J’avais du mal à ne pas trembler. Ma découverte m’oppressait à un point inimaginable. Combien d’étages avaient disparu ainsi, effacés de la Maison, effacés des mémoires au fil des années ? Je ne pouvais m’empêcher d’imaginer mon étage, le niveau neuf, qui avait vu grandir des générations et des générations de mes ancêtres, être morcelé poutre par poutre… Ma mère et mes grands-mères étaient-elles au courant de ceci ? Elles m’avaient fait répéter mes leçons pendant des années, elles savaient ce que les enseignantes m’avait appris : qu’il y avait quatre-vingt-treize étages. Mais y en avait-il quatre-vingt-quinze du temps de Mamie Ecta ? Pourquoi ne m’avait-elle jamais rien dit ? D’un coup, je sentis la main chaude d’Auroq sur mon épaule.

– Il doit y avoir une bonne raison.

– Il y avait encore des familles, chuchotai-je. Elles ont dû déménager plus bas. Quel genre de raison peut justifier ça ? Pourquoi le Conseil les a-t-il chassées ? (Je désignai les tas de poutres empilées avec soin.) Ce n'est pas du bois abîmé, ou pourri. C'est du bois solide et viable.

Mon Ours eut un geste d’impatience.

– Qu’est-ce que j’en sais ? Mais ce n’est sûrement pas gratuit.

Il s’éloigna vers la « fenêtre », en laissant des empreintes massives dans la sciure.

– Bon, tu ne voulais pas voir la vue ? Histoire qu’on ne soit pas venus ici pour rien.

Je savais bien que la Maison ne représentait rien pour lui, hormis une prison ou un système oppressif, mais son indifférence me blessa tout de même.

Une rafale de vent m’aspergea de pluie quand je me glissais à ses côtés sous l'arche. L’averse faisait rage au-dehors ; mon nagajuban se retrouva trempé. Devant nous, une plateforme de bois prolongeait l'ouverture, comme un petit balcon bordé d’une rambarde de fortune. Partout autour, l'orage régnait. Il n'y avait ni haut ni bas, aucun ciel. Juste une nappe de nuages sombres qui venait s'épancher à nos pieds. Lorsqu'un vent hurlant déchira ce maelstrom, ils s'écartèrent un bref instant. Une percée lumineuse apparut. Imitant Auroq, je plongeai le regard vers le bas… et me retins de justesse à son bras. C’était vertigineux. Le neuvième étage se trouvait déjà loin au-dessus du sol, mais celui-ci… Si mes calculs étaient bons, nous nous trouvions à plus de mille deux cents mètres d’altitude. Plus haut que tout ce que mon imagination avait pu produire.

La houle orageuse laissait voir par intermittence les dizaines de balcons et de jardins qui se déployaient en-dessous de nous. Comme des pièces de puzzle, ils se superposaient et s’imbriquaient dans une somptueuse mosaïque fleurie. Aucun jardin ne se trouvait exactement aligné sous le précédent ; ainsi, chacun pouvait recevoir les rayons du soleil. Je repérai même la sapinière de l’étage soixante-dix-sept, une petite forêt de résineux vert sombre qui fournissait une partie du bois de la Maison.

D'un seul coup, les nuages se refermèrent et la pénombre reprit ses droits. Le vent nous gifla, gémit à nos oreilles ; il nous chassa vers l’intérieur dans une brusque rafale.

– Bon… commenta Auroq en lissant son pelage trempé. La météo n’est pas franchement idéale. Ça t’a plu quand même ?

Je m’essorai les oreilles, puis les pans de mon habit. C’était une question difficile. Oui, c’était beau, mais aussi profondément effrayant, même pour moi qui ne craignait guère la hauteur. De façon très superficielle, la vue du torse d’Auroq me plaisait davantage – l’eau faisait luire ses pectoraux et son ventre massif. Je ne pus m’empêcher de regarder ses mains, en rêvant qu’elles s’aventurent de nouveau sur mon corps trempé.

Mais une autre voix que la mienne répondit à ma place.

– Il reste du chêne. Beaucoup de chêne encore. Et aussi du hêtre, il me semble…

Nous nous figeâmes comme des statues. Puis nous tournâmes vers l’origine du bruit. Ce n’était encore qu’une rumeur, presque un chuchotis, qui flottait dans la pénombre derrière nous. Une autre voix, plus basse, répondit quelque chose dont nous ne distinguâmes guère que les mots « poutres » et « monte-charge ».

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