Chapitre 27

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***

Nous remontâmes l’escalier dans l’obscurité, pieds nus, et récupérâmes nos habits. Auroq me suivait à distance respectueuse.

– Je suis morte de fatigue, ne cessait de se plaindre Maya.

– Et moi, fourbue jusqu'aux os ! s'exclama Enejia, ce qui dans sa bouche sonnait curieusement positif. J'ai terriblement mal aux pieds. Ils ont brûlé, je vous le rappelle ! (Sa voix était emplie de fierté, ce qui me donna envie de rire.) Quand remettons-nous cela, Picta ?

Je pris le temps de réfléchir pendant qu'elle soulevait très doucement la trappe, pour jeter un regard dans le couloir. Nos voix étaient un peu éraillées d'avoir crié et parlé si fort pour couvrir le chaos sonore de l'entresol.

– La voie est libre, chuchota-t-elle. Et notre lampe est encore là !

Nous sortîmes l'une après l'autre. L’air du couloir me parut délicieusement pur, et si frais qu'un frisson me traversa.

– Je ne sais pas, dis-je enfin. Peut-être... dans trois jours ? Même heure ? Cela vous conviendrait ?

Maya détourna les yeux.

– Je suis pas sûre de revenir, Picta. (Elle se mit à gesticuler, gênée d'avoir à se justifier.) C'est trop... Trop sale, là-dedans, trop puant, et je ne sens même plus les muscles de mon dos ! M'est avis que je les sentirai bien trop demain matin. Enfin, je veux dire : tout à l'heure. Puisqu'on ne va dormir que deux heures. Deux malheureuses heures !

Je rentrai la tête dans les épaules.

– Je suis navrée, le temps est passé si vite, je n'avais pas réalisé...

– Vite pour toi, peut-être ! marmonna-t-elle. Bon, écoute, je verrai. Mais je ne te promets rien. Je ne me sens pas à l'aise là-dessous, avec tous ces ouvriers... Vraiment pas.

Je baissai les yeux, en tentant de ne pas me sentir amère. Des cinq filles qui m'avaient accompagnée cette nuit, Maya était bien la seule dont je n'aurais jamais cru cela. Malgré ses dehors rebelles, elle s'avérait bien plus conformiste que je ne l'avais cru... Je m'en voulus soudain de n'avoir pas remarqué ses réticences.

– Eh bien moi, répliqua Enejia avec défi, je m'y sens très à l'aise ! Si légère sans ce satané kimono, ces getas et ces obis qui m'écrasent toujours les seins. Et je compte bien revenir pour me perfectionner au bras-de-fer. Dojeon n'est qu'un vantard, et parce qu'il est plus vieux et plus fort que moi, il s'imagine que je continuerai de perdre ! En voilà un qui ne me connait guère.

Mon moral remonta aussitôt. Décidément, cette fille-là me plaisait. Elle était telle que j'aurais aimé être – affirmée, déterminée et pleine d'une énergie à revendre.

– Le bras-de-fer ! souffla Grenat, atterrée. Quelle inconvenance !

– Pourquoi pas la lutte, tant que tu y es ? renchérit Maya. On aura tout vu !

Agapi rit doucement en cachant son museau derrière sa main délicate, comme elle l'aurait fait avec un éventail.

– Oui, pourquoi pas la lutte ? rétorqua Enejia avec hauteur. Qui vous dit que je ne prévois pas cela également ?

Elle saisit l'épaule d'Ingenua et celle de Grenat, dans un geste trop familier qui n'aurait pas été toléré en temps normal.

– Allons, mes amies, reviendrez-vous à nos côtés ?

– Sans doute, risqua Grenat. Puisque c'est pour aider Picta.

– J'en serai aussi, sourit Agapi. Tout cela est palpitant. Cette nuit m'aura certes épuisée, mais il s'agit d'une bonne fatigue ; cela n'a rien à voir avec l'affreuse lassitude qui me prend lorsque je sors de la salle du Conseil...

– Bien sûr, dit Ingenua avec aplomb. Là où vous irez, j'irai aussi ; je ne manquerai pas à ma parole. (Elle se tourna vers moi.) Es-tu contente de ces quelques heures ?

– Bien sûr, dis-je sincèrement. J'ai beaucoup appris, comme vous, je pense, et je me demande à quel point ces Ours et nous évoluerons avec le temps. Je vais mettre au clair mon protocole d'étude et le perfectionner. (Je m'inclinai profondément.) Je vous remercie, vous toutes, pour votre soutien et votre gentillesse. Cela signifie énormément pour moi.

Enejia se rengorgea, très contente d'elle, en m'assurant qu'elle parviendrait à traîner Pali avec nous la prochaine fois. La simple idée d'imaginer ma coquette sœur en train de remplir des seaux de charbon me faisait sourire.

À pas de velours, et sans cesser de chuchoter et de rire à voix basse, nous nous dirigeâmes vers les quartiers d'été, puis nous nous séparâmes sur quelques derniers mots.

Auroq me suivait toujours. Il avait remis son kimono et ne parlait pas. Je laissai volontairement Grenat nous distancer ; à présent que j'étais seule avec lui, l'étrange scène qui s'était jouée entre nous au bassin ne me sortait plus de l'esprit. Rien que d'y penser, une grande chaleur me montait dans le corps. Auroq m'avait désirée. Peut-être n'était-ce qu'un bref moment d'égarement pour lui, mais cela avait eu lieu. Je ne cessais de songer à la petite marque dans le cou de Maya, et à tout ce qu'elle nous avait conté... Si seulement j'avais une chance de goûter à cela moi aussi. J'aurais tant voulu avoir droit à ce que les autres filles connaîtraient toutes un jour...

– Picta, où tu vas ? La tanière n'est pas par là.

La voix grave d'Auroq me donna des palpitations. Mortifiée, je cachai mes joues brûlantes dans mes paumes.

– Je... Il nous reste un peu de temps avant l'aube... J'aimerais monter au dernier étage pour voir le soleil se lever.

– Au... Tu veux faire... (Il marqua une pause consternée.) Attends, quoi ?

– L'ascenseur est juste là, plaidai-je en me retournant vers lui. S'il te plaît. Personne ne nous verra. C'est l'heure blanche : la Maison est déserte. N'as-tu pas dit, lors de la migration, que tu voulais m'emmener voir la vue de là-haut ? Ne penses-tu pas que c'est une belle occasion ?

Il me dévisageait comme si j'étais devenue folle. Je ne pensais pas l'être ; mais la fièvre des nouvelles découvertes, la cordialité des Ours, la familiarité de ces filles que je pourrais peut-être appeler amies un jour, tout cela m'avait rendue comme ivre. Cette nuit s'était déroulée comme je n'avais jamais osé le souhaiter. Personne ne m'avait humiliée, ni punie, et j'avais pu rire avec plusieurs personnes ; c'était assez rare pour être fêté.

– Qu'y a-t-il ? Tu as peur ? attaquai-je, sachant que cela le ferait réagir.

– Peur, moi ? gronda-t-il. Redis-moi ça et c'est toi qui auras peur !

Nous appelâmes l'ascenseur. Il mit un long moment avant de nous parvenir, ce qui me fit culpabiliser à l'idée d'avoir réveillé, ou dérangé, les Ours du rez-de-chaussée.

– Penses-tu qu'ils nous en veulent ? soufflai-je à Auroq en prenant place.

– Mais non, ironisa-t-il. Ces gars-là, ils sont sûrement très contents de devoir travailler au seul moment où ils sont tranquilles d'habitude.

Je baissai les yeux. Je regrettais déjà mon caprice, mais il était hors de question de faire demi-tour à présent. Je tirai la petite cordelette d'or jusqu’au quatre-vingt-treizième cran, puis reculai pour venir me mettre dos au mur. Les ascenseurs s’élevaient très vite dans la Maison ; je ne comptais pas me faire couper le nez. Quand il se mit en branle dans le frottement des cordes et les couinements des poulies, je fixai un point droit devant moi.

Quelques minutes passèrent, incroyablement lentes. Ni Auroq ni moi ne bougions un muscle. J’étais cruellement consciente de sa chaleur près de moi, de son odeur de braises et de cendres qui flottait dans l’habitacle. Son bras frôlait le mien. L'envie de le toucher me picotait les doigts, mais je ne comptais pas bouger la première, ni briser le silence ; c’était à qui tiendrait le plus longtemps.

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