26.3

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Les heures passèrent. Plongée dans le vacarme des feux et les voix éraillées des Ours, je mis du temps à me rendre compte que mes bras tremblaient de fatigue, que ma cheville me faisait souffrir le martyre. Je finis par admettre que j'avais atteint mes limites. Il était temps de rentrer.

Je rassemblai notre petit groupe. Ingenua remplissait les seaux de charbon, Maya se chargeait toujours de l'eau ; Agapi et Grenat s'occupaient des lampes en compagnie de deux Ours. Quant à Enejia, elle s'était assise parmi ceux qui prenaient leur pause. Quand des acclamations retentirent, je me rendis compte qu'elle affrontait au bras-de-fer l'un des jeunes ouvriers qui nous avaient formées. Au bras-de-fer ! Son impétuosité n'avait pas de limites. Il n'y avait pas plus grande inconvenance pour une Dame que se livrer à ces jeux de brutes. Elle perdit plusieurs fois de suite sans se décourager, puis, quand son adversaire la laissa gagner de bonne grâce, elle se fâcha et se leva d'un bond, ce qui le fit éclater de rire. En plissant les yeux, je reconnus l'Ours qui avait sauté dans le feu avant elle. Elle semblait décidée à le vaincre sur son propre terrain. En serait-elle capable dans quelques semaines ou quelques mois ? J'attendais de le savoir avec grande impatience ; ces deux-là allaient faire un excellent sujet d'étude. Sitôt rentrée, je n'allais pas manquer de prendre des notes sur les actes de chacune d'entre nous, et d'Enejia tout particulièrement.

Elle boudait un peu quand je vins la chercher, mais je vis bien qu'elle était ravie d'avoir pu s'essayer à toutes ces choses, qui étaient tout simplement inimaginables à l'étage supérieur.

Comme le dit Maya avec élégance, nous étions crasseuses comme des mouches à fumier. Les ouvriers nous indiquèrent des bains, dans un coin de l’étage, qui servaient aux jeunes Ours lorsqu’ils quittaient l’entresol. Comparés aux nôtres, le bassin était bien piteux : pas de poissons rouge et or, ni de plantes filtreuses, mais une eau très froide et un peu trouble qui n’avait pas dû être changée depuis plusieurs jours. (Ou semaines, mais je refusais d'y penser.)

– Aïe aïe aïe ! glapit Maya en y mettant un orteil. C’est gelé ! !

Quitter la chaleur étouffante de l’air pour se plonger dans un bain pareil tenait de la pure bravoure. Mais nous nous y forçâmes les unes après les autres, en poussant des cris et des gémissements ridicules. Il fallait à tout prix que nos pelages retrouvent le blanc pur des Dames.

Alors que je me frottais le front et les oreilles jusqu’aux pointes, armée d’un pain de savon si énorme qu’il aurait pu servir d’arme contondante, une voix me sortit de ma besogne.

– Comment vous allez cacher ça aux Dames ?

Je me retournai vers Auroq. Il me fixait, accroupi au bord du bassin. Les autres filles s'éloignèrent aussitôt, gênées qu'il s'impose ainsi sans respect ni humilité, sans même revêtir son kimono de serviteur. Fidèle à lui-même, Auroq ne montra nulle honte. Il ne leur accorda pas un regard.

– Ce que tu es mal élevé, le réprimandai-je.

Il haussa les épaules.

– Alors ?

– Nous ne viendrons que la nuit, dis-je d'un ton ferme. Et nous avons dit aux ouvriers de garder le secret. Ce n'est pas toi qui parlait de la loi du silence ? À mon avis, s'ils osent contrevenir à nos ordres, Goliath sévira.

Auroq pencha la tête sur le côté, une lueur railleuse dans les yeux.

– Ah oui ? Et pour vos habits, qui doivent sentir la fumée à plein nez ?

– Ce ne sont que des dessous, nous les laverons. La prochaine fois, nous les cacherons hors de l'entresol.

– Picta, c'est trop risqué. Si une Grande Dame apprend ce que vous faites...

– Nous avons une Grande Dame de notre côté, rétorquai-je. Peut-être même plusieurs, puisque Agapi va en parler à certaines collègues.

Je me frictionnai le ventre, puis la poitrine, avant de descendre plus bas. On ne voyait même plus mon mehndi sur mes cuisses, tant elles étaient noires de poussière. Le regard d’Auroq suivait le moindre de mes gestes. Quand je m’en rendis compte, je devins très gauche.

– Je n'ai pas confiance en elle, dit-il à voix basse. Elle vous trahira tôt ou tard.

Je lançai un regard anxieux vers Agapi. À cet instant, elle avait la tête couverte de mousse et un œil larmoyant à cause du savon ; elle n'avait vraiment rien de menaçant.

– Ne dis pas ce genre de choses. Agapi aime son Ours. Elle est de notre côté – du vôtre. Elle est comme Grenat, Enejia et nous toutes. Si je devenais Grande Dame, te méfierais-tu de moi pour autant ?

Il poussa un grognement de mauvaise foi.

– Admettons. Et pour l'apiculture et le reste ? Vous avez promis à tous ces Ours de leur enseigner des choses, mais est-ce que vous allez vraiment pouvoir tenir votre part du marché ? Comment est-ce que tu vas organiser ça ? La nuit, en plus ?

Les bras croisés, il me toisait.

– Je ne sais pas, soufflai-je, agacée. Je n’en sais rien, ça te va comme réponse ? Nous y réfléchirons ensemble, et nous trouverons une solution.

– D'ici quelques semaines, les entresols cesseront de brûler, me rappela-t-il. On travaillera tous aux jardins, au nettoyage de la Maison... (Son regard s'assombrit.) Et aussi sur les toits, pour Goliath et les autres.

Je baissai les yeux. À la belle saison, les réparations de la Maison battaient leur plein. Les ouvriers étaient envoyés sur les toits pour changer les tuiles de bois et vérifier leur état ; la surface à couvrir était si vaste que cela demandait plus de deux mois. C'était une tâche dangereuse. Aucun jeune Ours n'était envoyé dans les hauteurs. Il n'y avait que les ouvriers plus anciens, ayant déjà accompli leur devoir de fécondation, qui y étaient soumis.

– Nous trouverons, répétai-je.

Auroq soupira, puis me fit signe de m’approcher du bord ; quand je fus près de lui, il s’empara du savon pour me frotter le dos. Un frisson me parcourut à son contact. De nombreux Ours aidaient leurs Dames à se laver, mais pas lui. Jamais. Cette nouveauté délicieuse m’empêcha presque de respirer.

– Je t’aiderai à faire le mur, glissa-t-il à mon oreille.

Ses mains me massèrent les épaules, puis montèrent sur ma nuque avant de glisser jusqu’au bas de mes reins. Si chaudes sur mon corps gelé. Une vague de plaisir irradia tout mon ventre. S’il continuait ainsi, j’allais finir en syncope.

– Merde, dit-il soudain entre ses dents.

Il suspendit ses mouvements et je restai là, immobile et frémissante, attendant qu’il reprenne. Peine perdue. Je finis par me rendre compte qu’il s’était détourné.

– Mon dos est recouvert de mousse, hélai-je sans aucune subtilité.

– Tu es dans un bassin, Picta, apprends à t'en servir !

Malgré sa boutade, il me tournait toujours le dos. Étonnée, je m'accoudai au bord, juste à côté de lui.

– Qu’y a-t-il ?

Il se leva brusquement.

– Rien.

Mais c’était trop tard. J’avais vu ce qu’il essayait de cacher. Mes oreilles flambèrent aussitôt et je piquai le plus beau fard de ma vie.

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