Chapitre 25

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D’abord, nous entendîmes les brasiers.

Des craquements, des sifflements, et puis le bois qui se fendait et éclatait… Petit à petit, la rumeur sourde se changea en vacarme. Une lueur changeante commença à teinter les marches que nous descendions lentement. Puis des voix nous parvinrent, graves et rocailleuses. Des rires, des cris, des ordres que l'on ne pouvait pas encore distinguer. Mon cœur se mit à marteler ma cage thoracique et je sentis mes camarades se tendre elles aussi. Il était encore temps de reculer. Il était encore temps de rebrousser chemin, de retourner nous coucher, de ne pas entrer dans l’entresol… de ne pas découvrir la véritable vie de nos Ours.

Mais aucune d’entre nous ne fit demi-tour.

L’escalier nous mena dans un étage très bas de plafond. L'air y était suffoquant, plein de vapeur et de fumée, et tout sentait la cendre, le pétrole, le charbon et la sueur. Nous toussotâmes un peu, les poumons pleins d’odeurs. Devant nous brûlaient des dizaines de feux, alignés en rangées nettes qui s’éloignaient très loin dans toutes les directions. Et partout se mouvaient des Ours, les plus grands obligés de se courber pour ne pas heurter le plafond. Leurs silhouettes trapues apparaissaient et disparaissaient entre les panaches de fumée, portant des seaux, lançant des interjections mêlées au rugissement des flammes. Le plancher était trempé. Il fumait autant qu’un bain de vapeur et transformait l’entresol en un paysage étrange, ondoyant et flou.

– C’est magnifique, entendis-je murmurer derrière moi.

C’était le cas. Magnifique, sale, effrayant, irréel, tout cela à la fois. Les Ours concentrés sur leurs tâches ne nous avaient pas vues. Soudain, je m’inquiétai de nos habits – ils avaient beau être les plus sobres de notre garde-robe, ils finiraient très vite souillés.

– Déshabillez-vous, chuchotai-je aux autres filles. Il ne faut pas salir nos tenues.

Elles affichèrent des mines horrifiées ou stupéfaites.

– Picta, les Dames ne se déshabillent pas devant des Ours ! balbutia Maya. Sauf…

Sauf devant leurs propres Ours, qui étaient considérés d'un rang bien supérieur à ceux de ces ouvriers rustres. Ou, parfois, en cas de travail manuel. Par exemple, les menuisières se dévêtissaient toujours, même lorsque des serviteurs venaient les aider à porter des pièces trop lourdes. L'important était qu'ils ne les regardent pas et ne les frôlent pas.

– Nous sommes ici pour étudier leur travail ! répliquai-je de mon ton le plus péremptoire. Voulez-vous vraiment manier du charbon dans cette tenue ? Ce n’est pas pour rien qu’ils sont nus, eux ! Que craignez-vous ? Ils sont sous antiaphrodisiaque.

Elles se regardèrent. Je craignis qu'elles ne fassent tout simplement demi-tour, qu'elles me laissent seules ici. Mais Agapi, le visage étonnamment allègre, fit glisser la soie blanche de ses épaules. Ma reconnaissance fut telle que j'aurais pu la serrer dans mes bras. Bientôt, toutes l'imitèrent et nous nous retrouvâmes aussi nues qu'en cours de jardinage ou de teinturerie.

– Oh, bon sang, maugréa Maya en chassant une poussière imaginaire sur son pelage. C’est si déshonorant. Heureusement que Dagnor est pas là. Il aurait détesté.

Auroq n'aurait peut-être pas aimé non plus de me voir dévêtue devant tous ces Ours d’âge mûr. Mais lui non plus n'était pas là. Et je me moquais bien de son avis.

Nous accrochâmes nos vêtements sur une poutre en haut de l'escalier, puis nous avançâmes dans l’entresol. Je me trouvais en tête, bien sûr. Aucune ne voulait être la première à fouler ce sol inconnu. Je me sentais si exposée, si mal à l’aise !

Un premier Ours leva la tête, puis se figea instantanément. Son seau lui échappa des mains et des dizaines de litres se déversèrent sur le sol. La vapeur noya ses traits dans un brouillard indistinct. Alertés par sa tétanie, ses collègues se tournèrent vers nous. L'ébahissement apparut sur leurs visages. Je m’arrêtai, l’estomac noué, et ouvris la bouche sans savoir que dire ; à cet instant, l’un d’eux tomba à genoux. Tous les autres l’imitèrent et courbèrent la nuque devant nous.

– J’aime pas ça du tout, marmotta Maya dans mon dos.

D’autres ouvriers nous remarquèrent. Ils étaient de plus en plus nombreux à s’approcher, comme une armée de silhouettes noires qui émergaient des fumées. Qui nous encerclaient. L’espace d’un instant, j’eus si peur que j’amorçai un geste de fuite. Retrouver la sécurité de l’escalier. Retrouver l’étage des Dames…

Mais je parvins à me contrôler. Si je partais en courant, les autres filles me suivraient aussitôt et ce serait la débandade. Nous n’étions pas venues ici pour rien. Je refusais de l’accepter !

– Il y a des Dames… murmuraient les voix des Ours tout autour de nous. Des Dames sont entrées dans l’entresol. Regardez… Des Dames… Des Dames…

Ils ne semblaient pas hostiles. La plupart n’avaient pas dû voir de Dame dévêtue depuis bien longtemps ; un bref éclat ahuri passait sur leurs visages avant d'être remplacé par la frayeur. Ils se prosternaient tous. Nous fûmes vite entourées d'un océan de dos.

Soudain, un Ours grisonnant se fraya un chemin parmi eux. Il portait un petit pendentif en bois autour du cou, et sa voix de stentor résonnait dans tout l'étage.

– Qu’est-ce que vous faites, bande d’imbéciles ? Ramassez vos seaux et remettez-vous au travail ! Vous voudriez pas…

Bouche bée, il finit par nous remarquer à travers les vapeurs. Je le reconnus à ce moment-là. C'était le chef d'entresol, celui que les Grandes Dames avaient convoqué lors du déménagement, qui avait traîné Auroq par l'oreille avec familiarité et l'avait puni de deux jours de jeûne. Il se porta à notre hauteur d’un pas vif, le regard soudain chevillé au sol, en enchaînant les courbettes.

– Mes Dames… dit-il en s'inclinant bas. Que puis-je faire pour vous ? L’entresol n’est pas… un endroit convenable… Je vous prie d’excuser les odeurs, la fumée et cette chaleur qui risquent fort de vous incommoder.

À côté de lui, un Ours plus jeune releva la tête et se mit à me fixer avec impertinence. Quand le doyen lui mit une tape sur le crâne, je pensai à Mamie Ecta et son satané éventail.

– Baisse les yeux, jeune idiot ! On ne regarde pas les Dames ! Tu es ici, maintenant, plus là-haut !

Là-haut… Ce jeune devait avoir trente ans, peut-être moins. Il avait dû quitter sa Dame depuis quelques années. Il aurait pu être Auroq... Ou Asteior, ou n'importe lequel de nos Ours. Il se prosterna aussitôt en récitant une formule d'excuse.

– Bonjour à tous, lançai-je d’une voix que je souhaitais ferme et assurée, mais qui craqua dès la deuxième syllabe.

Le cœur dans la gorge, je poursuivis à l’intention du doyen :

– Honorable ouvrier, nous avons besoin de vous. (Il s'inclina derechef.) Nous souhaiterions… nous travaillons sur une étude portant sur votre caste. C'est un projet sur le long terme ; nous reviendrons donc par la suite, si... si cela vous convient. Il est... soutenu et encadré par l'une de nos enseignantes...

Par la Maison, pourquoi tentais-je de me justifier ? Face à un Ours ! Pourquoi m'empêtrer avec autant de mots, quand il m'aurait suffi de donner un ordre ? Ma crédibilibité avoisinait le zéro.

– Mes Dames, articula le doyen qui fixait toujours le sol. Nous serons très honorés de vous aider, mais… Pardonnez-moi, je ne comprends pas bien... Nous sommes au milieu de la nuit, et je n'ai jamais vu aucune Dame dans un entresol... Êtes-vous sûre de… d’avoir bien compris ce que votre enseignante vous demandait ?

Il prenait des risques en mettant ainsi ma parole en doute. Avec une fille modèle comme Nasti, cela aurait fini avec le fouet. En cherchant désespérément quoi répondre, je le dévisageai. C’était un ouvrier aux portes de la vieillesse, encore massif et musculeux, au museau poivre et sel.

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