23.2

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Au bout de quelques heures, lasse de lutter contre mes propres pensées, je finis par m’inviter chez Grenat. Cela m'arrivait parfois.

Il était très tard à présent ; une paix trompeuse était retombée sur la tanière. Je traversai le salon à pas légers. Derrière les rideaux de Pali et ma mère régnait l'ombre, mais comme je m’y attendais, celui de mon autre sœur était nimbé d’une lueur changeante. L’insomnie avait encore frappé.

– C'est moi, dis-je à voix basse. Puis-je venir ?

Je ne reçus pas de réponse, mais Felenk vint m'ouvrir le rideau et je pénétrai dans le petit univers de Grenat. Elle avait voilé une lampe à huile afin d’en étouffer un peu la lumière. Des dizaines de petits animaux sculptés pendaient du plafond, suspendus à des fils d’osier. Couchée par terre, sur le ventre, elle jouait au puzzle avec Felenk. Celui-ci se rassit à sa place sans chercher à cacher son bâillement titanesque. Je ne comprenais pas comment il pouvait aimer ma sœur à ce point, malgré ce qu’elle lui faisait subir toutes les nuits. Cela dit, elle se rattrapait en cadeaux et en gestes d’affection. Il était assez touchant de les voir jouer ou interagir ensemble, car ces deux-là se parlaient assez peu. Entre eux, tout passait par les regards et les mimiques.

Je n'avais pas envie de parler. Visiblement, ma sœur non plus. L'esprit vide, je m’assis dans le coin de l’alcôve et observai la partie. Le puzzle pouvait se jouer à deux, à trois, ou même à six. (Tout le monde s’accordait à dire que jouer tout seul était d’un ennui terrible.) Le but était d’assembler les pièces le plus vite possible, sans se tromper. À chaque pièce trouvée, on comptait un point. Celui qui posait la dernière pièce gagnait dix points d’un coup, ce qui provoquait des situations comiques où tout le monde se ruait dessus en même temps.

– Qui gagne ? soufflai-je.

– Grenat, soupira Felenk en fouillant les morceaux de bois éparpillés par terre. Comme d’habitude.

Ma sœur lui effleura la main avec un sourire de lutin. Le regard qu’ils échangèrent me réchauffa le cœur.

– Tu veux sculpter ? chuchota Grenat sans me regarder. Ou jouer avec nous ?

Je détestais jouer au puzzle et elle le savait. Elle me désigna des petits blocs de bois entassés dans un coin. Du bois blanc – probablement du sapin, facile à sculpter.

– Ils sont de mauvaise qualité, précisa-t-elle. Ce sont des rebuts...

– De la menuiserie du dixième étage, complétai-je. Je sais. Ça ne te dérange pas ?

Elle se contenta de secouer la tête, concentrée sur sa partie. Grâce à leurs efforts conjugés, un sublime paysage de forêt apparaissait lentement sur le sol. Je m’emparai d’un bloc de sapin et empruntai à ma sœur ses gouges, ses petits ciseaux à bois et son maillet. Aucun de ces outils n’était fait de métal. Ils étaient eux-mêmes sculptés en chêne ou en hêtre, des bois durs. Alors leurs lames s’abîmaient vite et devaient sans cesse être aiguisées pour réussir à mordre d’autres bois. Dans la Maison, nous avions très peu de fer ; il était réservé aux outils des menuisières.

– Tu ne devrais pas le laisser te parler ainsi, chuchota ma sœur au bout de quelques instants. Un bon Ours ne dit pas de choses pareilles à sa Dame.

Je baissai le nez.

– Ne penses-tu pas qu'il ait raison ? Sur tout ce qu'il a dit. Il n'a aucune famille, Grenat. La Maison l'en a privé. Comme tous les autres Ours. Ils sont tous orphelins.

– C'est faux.

Je relevai la tête. C'était la voix de Felenk, grave et douce, qu'on n'entendait que peu. Il étudiait deux pièces du puzzle, très calme.

– Nous ne sommes pas orphelins. La Maison est notre famille. (Il saisit la main de Grenat, y déposa un baiser.) Vous êtes notre famille.

– J'aimerais qu'Auroq pense ainsi, dis-je.

Felenk secoua la tête, l'air navré.

– Je ne me suis jamais senti orphelin. Jamais. Auroq et Asteior sont mes frères. Pali et toi, Picta, êtes presque comme mes petites sœurs. (Il s'inclina, le poing sur le cœur, pour excuser ses mots si d'aventure je les jugeais insultants.) Tiukka est ma mère. La seule que je reconnais comme telle.

– Picta... hésita ma sœur. Auroq est-il violent avec toi ?

– Non ! sursautai-je, atterrée. Comment peux-tu dire une chose pareille ?

– Il m'a semblé enragé tout à l'heure, souffla-t-elle. Je l'ai entendu dans sa voix. Il n'avait jamais parlé ainsi. Il a dit des choses si affreuses sur la Maison, sur nous... sur Maman ! Comment a-t-il pu parler ainsi de ses fils, de son Ours... Elle qui l'a toujours traité avec tant de bonté...

Lentement, Felenk déposa les pièces qu'il avait dans les mains. Puis il se prosterna jusqu'à poser son front contre le sol. Nous le dévisageâmes, bouche bée.

– Je vous supplie d'excuser mon frère, dit-il d'une voix nouée par la honte. Je sais qu'il a failli à sa tâche, qu'il vous a gravement insultées... Goliath, notre chef d'entresol, dit toujours de lui qu'il a la tête plus dure qu'un caillou, qu'il est le pire Ours de l'étage. Il n'a pas tort... Pour la première fois, j'ai eu honte d'Auroq. Je sais qu'il est... qu'il est inexcusable, mais si vous acceptiez de lui pardonner...

Ses mains se crispèrent sur le plancher.

– Je demande pardon en son nom. Je vous supplie de ne pas le punir trop durement. Il tient beaucoup à vous deux, à Pali, à votre mère. C'est simplement qu'il ne sait pas l'exprimer...

– Relève-toi, Felenk, murmura Grenat. Tu n'as pas à t'avilir pour lui.

Son Ours finit par obéir.

– Je lui pardonnerai toujours, promis-je. Mais je ne pense pas que cela sera le cas de Maman... Et je ne suis pas certaine que cela importe à Auroq. Je ne suis pas sûre qu'il veuille être pardonné.

Grenat se remit à mélanger les pièces de bois, à en imbriquer certaines et à en jeter d'autres, mais elle n'avait pas la tête à cela.

– Je pense qu'il t'aime vraiment, finit-elle par dire. C'est la Maison qu'il déteste.

Je ne répondis rien. Le cube de sapin tournait dans mes mains, sans s'arrêter, mais je ne parvenais pas à me concentrer dessus.

– Picta, reprit ma sœur d'une étrange petite voix étranglée. Est-ce que tu es amoureuse d'Auroq ?

– Bien sûr que oui, dis-je sans honte ni gêne, puisque c'était une évidence.

Grenat baissa la tête sur son puzzle.

– Pali aime Asteior aussi, je crois.

– C'est certain.

– Mais moi, je... je suis...

Je la laissai chercher ses mots, intriguée par ce qu'elle allait dire.

– Je suis amoureuse d'une autre personne que Felenk, finit-elle très vite.

J'en laissai tomber mon cube de bois. Felenk ne leva pas la tête, mais ses gestes ralentirent, avant de s'arrêter tout à fait. Grenat n'osait pas lever les yeux du plancher, ce qui me conforta dans l'idée qu'elle ne lui avait jamais dit.

– Ah, murmurai-je. Comment s'appelle-t-elle ?

Les relations entre Dames étaient plus rares chez les filles de nos âges, puisque nous disposions encore de nos Ours, mais cela n'avait rien d'extraordinaire. Dans notre classe, certaines camarades attendaient même avec impatience d'être débarrassées de leurs domestiques afin de pouvoir vivre leur idylle. De la part de Grenat en revanche, cela me surprenait grandement.

– C'est que... bafouilla-t-elle. Ce n'est pas... Ce n'est pas une Dame...

Je sursautai, cherchai la trace d'une plaisanterie sur son visage, mais il n'y en avait pas. Uniquement de la gêne, et même de la honte.

– Grenat, dis-je à voix basse. Qu'es-tu en train de... Tu éprouves des sentiments pour un serviteur qui n'est pas le tien ?

– Je n'ai jamais voulu... bredouilla Grenat. Ce n'était pas volontaire... Je sais que c'est interdit...

Felenk semblait s'être changé en pierre. Pourquoi ne lui avait-elle pas demandé de nous laisser ? Pourquoi lui infligeait-elle cette conversation ? Je faillis lui ordonner de sortir, mais à ce stade, cela aurait été pire encore. Il était trop tard. Il allait devoir boire le calice jusqu'à la lie.

– À qui appartient-il ? soufflai-je. Comment as-tu pu tomber amoureuse d'un Ours que tu ne connais pas ?

– C'est à dire que... En vérité, je le connais bien... (Elle leva enfin les yeux vers moi.) J'ai grandi avec lui, Picta.

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