22.4

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Auroq suspendit ses gestes.

– Elle m'a parlé d'un moyen, ajoutai-je. Pour localiser un Ours dans la Maison. Je pourrais tenter de lui envoyer un message. Je ne connais pas le nom de mon père, certes, ni son numéro ou son année d'achat, mais... J'ai le nom de ma mère. Et cela, il ne l'a certainement pas oublié. Pour ton père... Eh bien...

Je me mordis la lèvre en réalisant que nous ne disposions d'aucune information. Rien qui aurait pu servir à le reconnaître, ni à nous faire connaître de lui. Quelle idiote ! La situation d'Auroq était bien pire que la mienne. Son père n'était pas seulement absent. Il était comme inexistant. Rien ne les reliait l'un à l'autre. Ni mère, ni nom. Aucune date. Que du néant.

Auroq ne disait toujours rien.

– Nous trouverons, chuchotai-je. J'aimerais tant savoir qui est mon père. Pas toi ? Et mon grand-père aussi. (Je baissai les yeux.) Je suis consciente que c'est à la fois risqué et interdit, mais... je veux au moins essayer.

– Qu’est-ce que tu veux faire avec ton père ?

Sa voix était un peu hargneuse. Je ne m’y attendais pas.

– Seulement le rencontrer, bredouillai-je. Savoir à quoi il ressemble. Échanger quelques mots, si je l'ose... Je ne sais pas encore comment, ni quand, mais je trouverai. Tout ce qu'il me faut, c'est une réponse de sa part. Et puis, je meurs d’envie de savoir à quoi peut bien ressembler l’Ours de Mamie Ecta ! Sans parler de celui de Mamie Erlea. Il doit être très âgé, lui aussi. Je voudrais tant les voir avant qu'ils... avant qu'ils ne décèdent.

Je baissai le museau.

– En vérité, j'aimerais... Je voudrais... (Ma voix se changea en murmure.) Je rêve qu'ils puissent tous se revoir avant que l'un ou l'autre ne décède. Que mes grands-mères, ma mère puissent retrouver leurs Ours au moins une fois avant la fin. Ce ne sont que des rêveries, mais... Si c'était possible... Si je pouvais trouver un moyen...

– Mais pourquoi tu veux faire une chose pareille ? Tes grands-mères ont refait leur vie. Ecta a même une compagne, ça fait vingt ans qu’elle vit avec Célesta. Tu veux vraiment les confronter à leurs Ours ? Hein, Picta ?

Je fronçai les sourcils.

– Eh bien… je… Mais cela n'a rien à voir, j'aimerais juste qu'ils se revoient une fois ! Je sais bien qu'ils ne reformeront plus jamais un couple. Ils ne sont peut-être plus amoureux, c’est vrai… Enfin, je veux dire…

Peut-être plus amoureux ? répéta lentement Auroq. Picta, redescends sur le plancher, ils ne se sont pas vus depuis des décennies ! Ton arrière-grand-mère a dépassé les quatre-vingt-dix ans. Elle n’a pas vu son Ours depuis quoi, soixante-dix ans ? Est-ce que tu te rends compte de ce que ça représente, soixante-dix-ans dans une vie ? Et un Ours, ça meurt plus vite qu'une Dame, Picta, surtout aux entresols !

Je rentrai la tête dans les épaules. La violence de son ton me déstabilisait. Pourquoi prenait-il les choses autant à cœur ? Il était si pessimiste. J’étais certaine que l’affection entre deux êtres ne pouvait disparaître complètement, même au bout de tant d’années.

– Oui, mais… S’il est encore en vie, ils pourraient se revoir, rien qu’une fois. Je sais que cela serait presque impossible à mettre en place, que c'est une chose durement punie, que... Tout cela, je le sais. Mais si c'était possible...

Auroq s’assit sur ses talons et me fixa par en-dessous.

– Je n’y crois pas. Je ne crois pas à quel point tu es mièvre… Tu vis dans un autre monde… Elles ne voudront jamais revoir leurs Ours. Jamais. À elles, comme à eux, ça leur fera plus de mal que de bien. Ils ne forment pas un couple, ni une famille comme tu l’imagines. Ils ont grandi ensemble comme des frères et sœurs et ensuite, la Maison a brisé tout ça en leur ordonnant de s’accoupler. Si ça se trouve, ils ne se sont même jamais aimés. Sauf dans tes rêves. (Il marqua une pause.) Mais tes rêves, ce n’est pas la réalité. Tu le sais, hein ?

Ces derniers mots m’achevèrent. Quand il se rendit compte que les coins de ma bouche tremblaient, il parut aussitôt les regretter.

– Je sais bien que tu ne m’aimes pas, articulai-je entre mes dents serrées, que tu me considères comme une sœur et que la Maison a tout gâché entre nous, mais… Crois-le ou non, il y a des Ours qui aiment leur Dame et qui la désirent ! Tu ne peux pas noircir tout ce que j’imagine parce que ça ne correspond pas à ce que toi, tu vis.

Il leva les mains sans oser me toucher, nerveusement, comme si j’étais un outil incompréhensible et qu’il ne savait pas par quel bout me tenir.

– S'il te plaît, ne pleure pas... Je suis désolé. Je ne peux plus te faire de câlin, mais…

Je ne voulais pas d'un câlin et sa phrase m’irrita plus qu’autre chose. J’eus soudain envie de le frapper là où cela lui ferait mal, là où il venait de me blesser.

– Et toi, Auroq, tu ne peux pas toujours nier le concept de famille ! Oui, je rêve que des familles se reforment, et je suis sûre que certaines seraient heureuses de le faire ! Un jour, cela sera peut-être possible. Des frères retrouveraient des sœurs, des pères retrouveraient leurs fils ! Ce n’est pas parce que toi, ton petit frère t’a rejeté que d’autres frères ne seront pas heureux de se retrouver. (Une lueur d’avertissement passa dans ses yeux, mais c’était trop tard, j’étais lancée.) Et tu refuses peut-être d’accepter que tu es né dans la Maison, que tu es le fils d’une des Dames qui nous entourent, mais d’autres Ours ont peut-être envie de connaître leur mère, eux !

Il serra les poings.

– Tais-toi.

– Tu dis toujours que tu es né dans la mine, mais c’est faux ! Tu as une mère, quelque part ! Et peut-être qu'elle voudrait te retrouver, te dire qu’elle t’aime, et…

Ses yeux vermeils brûlaient de rage.

– Tais-toi, rugit-il. Je n’ai pas de mère ! Mon père est un foreur, fils de foreur, que je ne reverrai jamais parce que la Maison m’a enlevé à lui ! Parce que tu as voulu m’acheter ! Aucune Renarde ne voudrait de moi pour fils. Et je ne veux pas d’une Renarde pour mère ! Vous êtes juste bonnes à prendre des esclaves et à les jeter ensuite ! Pourquoi voudrais-je d’une mère pareille ? Quelle sorte de mère abandonne ses fils parce que ce sont des mâles, parce qu’ils sont nés noirs au lieu d’être blancs ?

Nous nous fixâmes, immobiles. Il frémissait de colère ; quant à moi, j’avais les joues striées de larmes.

– Les Renardes ne sont des mères que pour vous, cracha-t-il. Aucun Ours n'a de mère ! Demande à la tienne si elle veut retrouver ses fils, si elle veut leur parler ! La réponse sera non. Non, parce qu’elle ne les considère pas comme ses fils. Parce qu’elle les a sortis de sa vie. Ils sont tous réduits à l'état d'esclaves, quelque part, mais elle s'en moque ! Tout comme elle a sorti ton père de sa vie. Il est peut-être mort à force de trimer aux entresols, pour ce que tu en sais ? Il a peut-être fini dans le terreau du potager que tu repiqueras demain ! Ta mère ne le saura jamais, et toi non plus. Voilà ce que nous sommes : de l’engrais. Et voilà ce que vous, vous êtes !

En sortant de la chambre à grand pas, il me jeta par-dessus son épaule :

– Alors ne me parle plus jamais de famille.

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