21.3

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Nous croisâmes des messagères pressées qui couraient pieds nus et plusieurs autres Grandes Dames. Des doctoresses vêtues de rouge, des gouvernantes à l'habit noir brodé de grues en plein vol, des ingénieures au kimono enluminé d'engrenages et de mécanismes... Je m'inclinai devant chacune, les yeux au sol, murmurant des formules de politesse en espérant très fort que personne ne me renvoie d'où je venais. Elles étaient toutes si extraordinairement belles ! Des nimbes majestueux leur ceignaient la tête, comme d’immenses auréoles en forme de soleil, pleines de perles, de feuilles d’or et de détails ciselés. C’étaient des coiffes cérémonielles, réservées au Conseil, que j’avais très rarement vues dans ma vie.

La plupart se contentaient de me lancer un regard en coin sous leurs paupières fardées, un pli de mépris au coin de la bouche. Certaines d'entre elles me questionnèrent avec gentillesse sur ma présence ; elles semblaient convaincues que nous venions porter plainte, déposer un projet législatif ou présenter des doléances. Une doctoresse âgée m'indiqua que Dame Agapi se trouvait à l'entrée de la grande salle du Conseil : elle accueillait les nouvelles venues et transmettait des ordres de convocation pour les jugements.

Auroq toujours dans mon sillage, je me dirigeai dans cette direction. Certains couloirs débordaient de voix et d'agitation ; des Dames attendaient en rangs que leur tour vienne, en battant l'air de leurs éventails. Ci et là, de petits autels en bois précieux, dorés à la feuille, accueillaient des bougies aux flammes tremblotantes et des offrandes à la Maison. Des historiennes discutaient âprement à l'entrée de certaines salles, les bras chargés de tablettes de bois très usées. Je me remémorai ce que m'avait confié Dame Mangala à propos du chancre des arbres.

Je glissais des regards curieux à chaque intersection, en me demandant s'il me serait possible d'apercevoir une généalogiste – cette caste incroyablement mystérieuse, dont je ne connaissais pas même l'habit symbolique –, ou de voir la célèbre salle des registres. Cette dernière se trouvait quelque part à cet étage, cachée derrière une porte dérobée. Il s'agissait du lieu de travail des généalogistes, mais aussi du cœur de la Maison, qu’aucune Dame – à part elles – n’avait jamais vu. Ce lieu secret listait l’intégralité de nos lignées, de nos accouplements, de nos liens du sang. Il régnait sur nos vies. Il contenait l'identité de mon père, de mon grand-père et de mon ou mes frères. Autant d'informations auxquelles je n'aurais jamais accès.

Mais je ne trouvai pas de couloir différent des autres, ni aucune charnière cachée qui aurait pu trahir la présence d'une porte dérobée. Cet endroit n'était pas surnommé « la salle aux mystères » sans raison.

À la place, je trouvai la seule personne que j'aurais voulu ne surtout pas croiser.

Dame Sakhata, qui traversait le même couloir désert que moi.

La juge marqua un temps d'arrêt en m'apercevant là. Elle portait le kimono bleu nuit de sa caste, aux manches interminables décorées de constellations d'étoiles. Sur la poitrine était brodée une balance en fils d'argent dont les plateaux répandaient deux cascades pleines de reflets, qui se déversaient sur des rochers dans des gerbes d'éclaboussures. La magnificence de l'habit me coupa le souffle.

– Honorable Dame Sakhata, bredouillai-je en m'inclinant. Je vous souhaite le bonjour.

Elle ne répondit pas tout de suite. Ses yeux vert jade, de la même teinte irréelle que ceux de Nasti, se plissèrent en détaillant mon corps et ma mise très ordinaire. Je ressentis un incroyable soulagement à l'idée de n'avoir pas cédé à mes sœurs, de m'être cachée dans un kimono opaque.

– Ta mère ne cessera-t-elle donc jamais de te laisser prendre du poids ?

Sa pique me cogna l'estomac comme un poing en acier trempé, mais elle n'en avait pas terminé.

– C'est à croire qu'elle ne sait pas ce qui est bon pour sa propre fille.

Je sentis Auroq se contracter derrière moi. Venant d'elle !

Chaque fois que je croisais le regard de cette femme, une scène de mon enfance me revenait en mémoire.

C'était encore le début, lorsque Nasti se trouvait aussi isolée que moi. Sa mère lui avait interdit de m'adresser un mot mais, souvent, lorsque nous étions seules toutes les deux à l'école, nous avions tendance à nous rapprocher. Nous restions assises à un mètre ou deux, sans nous regarder ni parler, mais en tirant un certain réconfort de la présence de l'autre ; car être seule à deux, ce n'est plus vraiment de la solitude. Un soir, alors que nous jouions ainsi au même jeu côte à côte, ma grand-mère était arrivée pour venir me chercher. Elle m'avait donné un biscuit. Puis, voyant à quel point Nasti semblait triste et silencieuse, elle lui en avait offert un également, accompagné de quelques mots gentils.

Alors que je partais avec Mamie Ecta, la mère de Nasti était arrivée sur les lieux. En me retournant vers elles, je l'avais vue arracher le biscuit à sa fille et le jeter par terre.

« Manger à cette heure-là ? Que veux-tu donc ? Devenir aussi grosse et laide que celle qui te l'a donné ? Car c'est ainsi que tu finiras, si tu te gaves en mon absence ! »

Nasti avait éclaté en sanglots. Mamie Ecta, en sifflant des imprécations entre ses dents, m'avait tirée par la main pour me faire avancer plus vite.

La voix posée de Dame Sakhata me ramena à l'instant présent :

– Une bonne mère doit savoir contraindre sa fille lorsque cela est nécessaire. La tienne en est visiblement incapable... Mais il est vrai que les tares familiales sont les plus difficiles à éradiquer.

Je serrai les poings. Il n'était pas aisé de me mettre en colère, tant j'étais habituée aux remarques, aux regards blessants et aux méchancetés, mais voir une femme aussi fourbe dénigrer ma mère dépassait mes limites. Un grondement bas, très sourd, émergeait du silence derrière moi. Je pouvais deviner sans trop de doutes qu'il provenait de la gorge d'Auroq.

– J'espère que tu ne t'attarderas pas à cet étage. (Elle déploya son éventail d'un coup sec et tourna les talons.) Mais d'autres que moi ont déjà dû te le dire. Tu n'as strictement rien à faire ici ; encore une chose que ta grotesque famille a été incapable de t'apprendre.

Ta grotesque famille.

Jusque-là, je parvenais encore à refouler ma colère, à la claquemurer à l'intérieur de moi. Mais je me vis soudain par les yeux d'Auroq. Je me vis faire ce que je faisais toujours : courber l'échine et absorber les brimades, les insultes. Tout accueillir en moi, tout digérer, même si cela faisait mal. Ne rien laisser paraître. Et cette vision me révolta.

Dehors, la surface lisse. Dedans, la douleur et le poison. Ni la honte, ni les souffrances ne partaient jamais ; elles restaient là, cachées dans ma chair, et se décomposaient comme des ordures. D'un coup, je les vis si nettement que mon esprit se hérissa de dégoût.

« Ta grotesque famille. » Je refusais d'ajouter cette insulte à toutes celles que je portais déjà. J'avais l'horrible envie de m'en débarrasser, de la cracher sur quelqu'un d'autre. Quand j'ouvris la bouche, un peu de cette haine démesurée s'échappa de moi.

– Dame Sakhata, dis-je à voix basse. Je vous déconseille d'injurier ma famille en ma présence.

Elle devait avoir l'ouïe très fine, car elle se tourna vers moi à demi. Un éclat joueur apparut dans le joyau vert de ses prunelles.

– L'on aura décidément tout vu.

Son ton tranquille, au lieu d'apaiser la colère qui bouillait dans mes veines, eut le même effet que l'huile sur le feu.

– Honorable Dame, j'ai ouï dire une rumeur amusante, dis-je. Une ancienne rumeur datant d'il y a vingt ans. La connaissez-vous également ? L'on m'a parlé d'un nouveau-né et de sa mère. Une aussi merveilleuse mère que vous l'êtes pour Nasti, à n'en pas douter.

Elle se figea. Je restai tétanisée moi aussi, le cœur battant très fort à mes oreilles, terrifiée par ce que je venais de dire. Mais il était trop tard pour reculer. Dans mon dos, l'approbation muette d'Auroq me soutenait comme une vague chaude, me donnait des ailes. De mauvaises ailes que j'aurais dû couper net ; mais en cet instant, cela m'était impossible. Une rage froide me faisait trembler.

– Si ma mémoire ne me fait pas défaut... chuchotai-je. L'enfant à peine né avait été castré.

En un seul instant, il me sembla que des dizaines d'expressions se succédaient sur le visage de Sakhata. L'incompréhension pure, le déni, puis la colère dans toutes ses variations. Elle sembla presque vaciller avant que sa volonté de fer reprenne le dessus.

– Ne parle pas de ce que tu ne connais pas. C'est une très vieille histoire et tu ne sais rien d'elle. Rien !

Au même moment, un couple de Grandes Dames s'engagea dans le couloir désert avant de nous croiser. Nous suscitâmes leurs regards intrigués. Je m'inclinai très bas devant la juge, espérant cacher ma terreur.


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