21.2

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Pali lui tapa sur les doigts d'un petit coup d'éventail, histoire de lui rappeler sa place, avant de conclure avec superbe comme si l'idée venait d'elle :

– Le fait est là : il n'a pas tort, c'est évident.

Sur ces entrefaites, Auroq revint avec le kimono qu'il m'avait choisi. Et ce choix-là me fit perdre toute assurance.

C'était un habit très précieux que ma grand-mère m’avait offert pour mes quinze ans et que je n’avais pour ainsi dire jamais porté. La raison en était simple : sur plus de la moitié de sa surface, l’étoffe brodée laissait la place à une gaze délicate et très fine. Une gaze transparente.

Bien sûr, j’avais toujours évité ce kimono comme la peste, malgré sa beauté.

– Pas celui-là, dis-je.

– Oh oui ! approuva Grenat au même instant. (Elle se mit à applaudir à petits gestes élégants.) Quelle bonne idée, Auroq ! Cette merveille ne devrait pas rester cachée au fond de sa chambre.

Une lueur d'intérêt apparut dans les yeux clairs de Pali.

– Enfile-le, m'ordonna-t-elle. Je me demande ce qu'il donne une fois porté.

Tous les regards étaient fixés sur moi, même ceux de Felenk et d'Asteior, qui attendaient la suite en silence.

– Très bien, mais juste cinq minutes, abdiquai-je.

Auroq me dénuda en quelques gestes et me rhabilla aussi vite. Quand il passa derrière moi pour nouer mon obi, je piquai un fard toute seule. La soie violine formait des arabesques sur ma poitrine, mes hanches et le haut de mes cuisses, en soulignant ma taille dans une profusion d’ailes d’oiseau et de fleurs brodées. Mais partout ailleurs, elle laissait place à la gaze translucide et chacun pouvait admirer mes bourrelets, mon dos de porcelet et ma cheville tordue. J'eus immédiatement envie de retirer cette chose.

– Tu es superbe ! s'extasia Grenat, qui aurait probablement dit la même chose en me voyant vêtue de haillons.

– Il te va très bien, fit Pali. Tourne-toi, pour voir.

Je scrutai son visage impassible. Se moquait-elle ? Quand je tournai sur moi-même, les broderies argentées scintillèrent de mille feux et la gaze légère virevolta autour de mes jambes. Les manches étaient très amples, mais laissaient mes épaules nues. Je n'avais jamais mis de vêtement d'une telle extravagance.

– Moi aussi, je veux un kimono comme celui-là, objecta ma sœur en faisant la moue. Pourquoi Mamie te l'a donné à toi ?

À l'époque, en me tendant le paquet de soie joliment plié, ma grand-mère m’avait dit : « Je ne tiens pas à ce que tu le portes tout de suite. Tu n’y arriveras pas, de toute façon. Tu le mettras quand tu seras prête. Ma mère l’a cousu pour moi il y a cinquante ans ; il te revient, à présent. »

Mamie Ecta aussi avait de l’embonpoint. Et malgré son caractère franc et vif, je la soupçonnais parfois de n’avoir pas toujours été si forte tête. Mais elle se trompait sur mon compte. Je n'étais pas comme elle ; je ne serais jamais capable de me montrer vêtue ainsi.

– Je te le prêterai, me contentai-je de dire.

– Qu'en penses-tu, Asteior ? exigea Pali.

– Très jolie, me complimenta-t-il. On ne voit pas souvent Picta ainsi.

Tu m'étonnes.

– Jolie à quel point ? insista ma cadette. Plus jolie que moi ?

Lorsqu'elle était plus jeune, elle prenait un malin plaisir à lui poser ce genre de questions impossibles. Elle aimait le voir hésiter et passer par mille ronds de jambe pour ne vexer personne. Mais aujourd'hui, il avait vingt ans et savait parfaitement répondre à ce petit jeu.

– Non, Pali, répondit-il en se permettant d'embrasser son épaule. Aucune Dame n'est plus belle que toi.

– Vil flatteur, sourit-elle derrière son éventail.

Quelque chose se fêla dans mon ventre en les voyant ainsi. Lors de leur nuit d'union, il n'y aurait ni mots violents, ni rejet.

– Et toi, Auroq ? demanda Grenat avec délicatesse. Que penses-tu de ce kimono ?

Mon Ours regardait ses pieds, ce qui ne risquait pas de l'aider à formuler un verdict.

– Il est bien, finit-il par grogner.

– Bien ? répéta-t-elle, étonnée. Juste bien ?

Il me jeta un coup d'œil avant de se balancer d'une jambe sur l'autre.

– Elle est plutôt jolie, admit-il difficilement comme si les mots s'arrachaient de sa gorge.

– Plutôt jolie ? s'exclama Pali. Je n'y crois pas, quel goujat !

Son éventail traversa la pièce avant de s'abattre sur le crâne d'Auroq. Paf ! Il se frotta le front en lui jetant un regard assassin.

– Bien visé, commenta Asteior. Comme toujours, ma Dame.

– C'est grâce à l'éventail que tu m'as fabriqué, minauda-t-elle. Il est si bien équilibré ! Maintenant, je peux l'atteindre même à cinq mètres de distance.

– On devrait essayer à six, fit Asteior. Recule un peu, Auroq, pour voir ?

L'interpellé lâcha un juron qui fit rire tout le monde.

– Dites, Agapi travaille au premier étage, mais elle n'y passera pas la nuit, grogna-t-il.

– Très juste, dis-je avec soulagement. Enlève-moi cet habit, mets-moi mon kimono violet et filons vite à l'ascenseur le plus proche.

– Quoi ? s'énerva-t-il. Tout ça pour ça ?

Un concert de protestations s'éleva dans le salon.

– Tout ce que vous direz n'y changera rien, soupirai-je au milieu des exclamations. Je ne mettrai pas cette chose ! C'est mon dernier mot.

***

Nous empruntâmes l’ascenseur et, au terme d'une descente de quelques secondes à peine, il s'immobilisa sur le palier du premier étage.

La plateforme de bois blanc tremblait un peu sous nos pieds, retenue par la force des Ours du rez-de-chaussée. On ne pensait que rarement à eux en empruntant ce moyen de transport, mais avec Auroq derrière moi, j'étais incapable d'ignorer leur présence. Je ne pouvais m'empêcher d'imaginer leurs bras tremblant sous l'effort, de me demander si la rumeur des cages était vraie. S'ils étaient réellement condamnés à cette tâche pour le restant de leur vie.

– Picta, fit Auroq derrière moi.

– Je sais. Allons-y.

J'inspirai profondément et, le cœur battant à tout rompre, posai le pied sur le plancher luxueux du premier étage.

Un corridor splendide s'ouvrit devant nous. Tout était fait de bois blond, ciré et poli jusqu'à obtenir l'éclat de l'or, et les sculptrices avaient redoublé d’imagination. Les animaux fourmillaient dans chaque fresque, si vivants qu’ils semblaient prêts à bondir sur le plancher. Les végétaux lançaient leurs vrilles et leurs arabesques à l’assaut du plafond, couverts de papillons et de libellules en bois mauve d'amarante ou de citronnier. Des frises d'or couraient le long des murs. Elles renvoyaient en éclats d'étoiles la lumière des lustres gigantesques qui éclairaient la voûte, sculptés en forme de lys.

Je restai bouche bée devant toutes ces merveilles.

– Allez, souffla Auroq. Trouve Agapi au lieu de gober les bouches.

Alors, en tentant de défroisser le bas de mon kimono d'une main nerveuse, je m'engageai dans cet endroit fastueux.

Le parquet chantait sous nos pas, comme si chaque latte avait été agencée pour produire une note différente. À l’inverse des étages que nous connaissions, tout ici était droit, carré et rectiligne. Chaque couloir, aussi large qu’une avenue de jardin, croisait les autres dans un angle rigoureux. Tant de rectitude me déboussolait : j’étais habituée à fouler des passages tortueux et labyrinthiques.

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