4.6

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La menace me fit grimacer. Je me demandai si cette vieille pie avait vraiment eu un Ours, elle aussi, en son temps. Avait-elle tué ou castré le pauvre bougre ? Avait-elle seulement été jeune un jour ?

– Qui est Bsor ? demanda la gamine en se penchant vers moi. C’est quelqu’un de l'entresol ?

– Oui, c’est… (j’hésitai un bon moment entre « ami » et « collègue ».) C’est un collègue.

À mon grand regret, la vieille menuisière n’en avait pas fini avec moi.

– Sais-tu lire, mon grand ?

– Non…

– Compter, alors ?

– Jusqu’à seize, dis-je en espérant ne pas me tromper.

– Sais-tu jouer aux échecs ? Non ? Au jeu de go, alors ? Au mah-jong ?

Je ne cessais de secouer la tête. Je ne connaissais même pas ces mots étranges.

– Autant dire que tu es inculte ! glapit-elle. C’est intolérable !

Juste avant que l’éventail ne s’abatte une nouvelle fois sur ma pauvre tête, la motte de tissu vint s’interposer. Son kimono, brodé d’abeilles d’or, bruissait à chacun de ses mouvements.

– Laisse-le, Ecta, dit-elle d’une voix que l’âge faisait chevroter. Ce pauvre garçon a assez donné de sa personne pour aujourd’hui. Nos petites-filles lui apprendront tout cela. Je suis sûre que Picta se fera un plaisir de le lui enseigner.

– Pff ! lâcha la vieille pie d’un air mécontent. Cette petite préfère fabriquer des coiffes et des bijoux plutôt que développer sa maîtrise tactique ! Elle ne deviendra jamais Grande Dame si elle ne progresse pas en stratégie.

– Mais qui est Grande Dame dans la famille, maman ? rétorqua Tiukka qui commençait à ne plus cacher son agacement. Personne ! Tu étais menuisière, je suis tisserande, mamie Erlea était apicultrice en son temps et il en est ainsi depuis des générations, alors n’essaie pas d’exiger quoi que ce soit de mes filles !

– Ta fille est boiteuse, elle ne pourra jamais entrer dans une caste manuelle comme les nôtres !

Je sentis Picta se tendre à côté de moi. Ses cadettes n’osaient plus piper mot.

– Boiteuse ou non, répliqua sa mère d’un ton très sec, elle fera ce qu’elle voudra de sa vie, comme ses sœurs, et celles qui oseront y redire auront affaire à moi !

– Voilà qui est bien dit, mon enfant, conclut l’arrière-grand-mère d’un ton apaisant.

Je ne distinguais pas bien son expression, entre ses rides, l’ombre de sa coiffe monumentale et les miroitements de ses bijoux – elle avait même un anneau d’or dans les narines –, mais il me sembla qu’elle lançait un regard furieux vers sa fille, la grand-mère à la voix de crécelle. La vivacité de leur dispute me sidérait, tant il était évident que toutes ces femmes s’aimaient et se protégeaient les unes les autres avec férocité.

– À propos, Picta… reprit Tiukka. Où est ta coiffe ? Il me semblait que tu étais partie avec, ce matin. Tu l’as déjà perdue ?

C’était la question à ne pas poser. Absolument tout le monde fut témoin du désarroi de la gosse. Son visage se décomposa ; elle lutta quelques secondes pour reprendre contenance, puis finit par éclater en sanglots.

– Oh, non, ma chérie… fit Tiukka, consternée. Viens là…

– Elles m’ont volé ma coiffe, hoqueta-t-elle dans les replis brillants du kimono. Elles ont jonglé avec et… elles m’ont dit qu’elle était horrible et que… et que je dansais mal, que même la maîtresse avait honte de moi et que…

Et voilà, les vannes étaient ouvertes. Le regard de Tiukka brillait de haine ; j’avais probablement eu les mêmes yeux quand j’avais jeté l’une des gamines au bas de l’escalier.

– Quoi ? rugit Ecta, la vieille pie, en arpentant la pièce dans le froufrou soyeux de son kimono. Ma petite-fille se fait embêter à l’école ? C’est intolérable ! Et d’ailleurs, je ne le tolèrerai pas. Picta, comment s’appellent ces misérables pouffiasses ?

– Ecta ! se fâcha la motte de tissu. Ton langage ! Je sais bien que tu n’as pas senti passer tes soixante ans, mais tu pourrais faire honneur à notre famille, pour changer !

– Mon langage ! Qui se soucie de mon langage dans un moment pareil ? Ce sont des pouffiasses, oui, je le dis, je l’assume et je signe ! Les noms, Picta ! Donne-moi leurs noms.

Cette vieille furie commençait à me plaire. Quand la gamine secoua la tête d’un air pincé, elle tempêta de plus belle.

– Non ? Pourquoi non ? Tu ne veux pas qu’elles soient punies ?

L’enfant se blottit contre sa mère. Tiukka lui caressa le front, évitant soigneusement l’énorme bosse couverte d’onguent verdâtre.

– Non… murmura la petite. Parce que sinon, elles vont se venger.

– Oh, misère ! gémit sa grand-mère. J’avais oublié tous ces tracas d’enfants…

Elle s’assit sur le tapis, l’air soudain beaucoup plus vieille.

– Elles ne pourront rien te faire, Picta, affirma Tiukka avec douceur. Parce que si elles recommencent, on les punira encore. Et puis, tu as Auroq, maintenant !

L'enfant m’adressa un regard brillant de larmes.

– Mais il est pas avec moi à l’école… S’il vous plaît. Je ne veux pas qu’elles soient punies.

La voir défendre ses camarades avec tant de véhémence me donna envie de la secouer. Elle était si faible !

– J’aurais dû les tuer, marmonnai-je contre le tapis. Même avec vingt ou trente coups de fouet, ça aurait valu le coup.

La seule qui m’entendit fut la grand-mère. Elle me tapota le front d’un geste un peu brusque.

– Voilà un bon Ours ! Bon… tu serais ressorti de la Maison les pieds devant, mais au moins, le problème aurait été réglé. Picta, si tu tiens à garder le secret, alors promets-moi de leur mettre une bonne baffe si elles s’avisent de recommencer ! Il ne faut jamais se laisser faire ! Fais-leur manger un tapis si besoin.

Décidément, j’allais bien m’entendre avec cette insupportable vieille. Je lançai un regard à la gamine qui voulait dire « Tu vois ? Ta mamie a les mêmes méthodes que moi. »

***

Les deux aïeules passèrent la soirée avec nous. Exceptionnellement, je fus autorisé à m’asseoir le temps de leur repas, afin de ne pas aggraver mes douleurs. Picta me fit goûter discrètement certains légumes farcis en les faisant passer derrière elle. Je voulus refuser, par fierté, mais les effluves sentaient trop bon pour que je puisse résister. Ecta, la redoutable grand-mère, remarqua notre manège ; je m’attendis à un coup d’éventail, mais elle se contenta de m’adresser un clin d’œil.

Toute la soirée, la tanière de bois sculpté résonna de rires, de cris, d’exclamations outrées et de disputes aussi vives que des étincelles. La gamine était transfigurée. Elle riait, battait des mains et se montrait aussi taquine et bavarde qu’elle était timide et renfermée hors du cercle familial.

Lorsque les deux vieillardes s’en allèrent, dans le chatoiement de leurs bijoux et les froissements de leur soie brodée, le calme qui s’installa m’effraya presque.

Plus tard, quand Picta vint se blottir contre moi pour dormir, avec un air suppliant, je ne la repoussai pas. Je réfléchissais. À la mine, je n’avais jamais eu de grand-père ni d’arrière-grand-père ; nous n'entretenions pas de lien durable avec les générations précédentes, pas comme les Renardes, et à présent que je connaissais le secret de notre naissance, je devinais pourquoi. Je passai de longues heures à imaginer ce que cela aurait pu être, si les Ours avaient vécu eux aussi en demi-familles. Ce que cela m’aurait fait de prononcer ce mot : « Grand-père ».

Puis je pensai à ce que cela aurait été si les Ours et les Renardes avaient vécu tous ensemble, dans la Maison. Si chacun d’entre nous avait eu à la fois un père et une mère, deux grand-pères et deux grand-mères. Si j’avais été le frère de Picta au lieu d’être son esclave. C’était étourdissant, presque effrayant à imaginer.

Je songeai à tous ces Ours qui aimaient leur Renarde, qui aimaient leur vie dans la Maison ; et je me demandai si Tiukka, sa mère et sa grand-mère étaient des exceptions... ou si ce peuple que je trouvais détestable l'était moins que ce que je croyais. Cette idée me révoltait. Je ne voulais pas apprécier les Renardes. Je n'aimais pas les imaginer drôles, protectrices et attentionnées. Il était plus confortable pour moi de les haïr en bloc. Alors cette soirée passée avec les aïeules me tourmentait...

Lorsque je dus me lever pour entamer une nouvelle journée, je n’avais pas fermé l’œil de la nuit. J’avais réfléchi pendant des heures et en fin de compte, une chose était certaine : je ne parvenais plus à haïr aussi fort cette famille qui m'avait acheté.

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