1.3

5 minutes de lecture

Durant les heures qui suivirent, ma rage se changea en anxiété, puis en une terrible lassitude. Je dévisageais chaque Renarde qui passait devant moi, espérant avidement que j'attirerais son attention, qu'elle m'examinerait. Il me semblait que plus je tardais à être acheté, moins j’avais de chances de retrouver mon frère dans la gigantesque Maison.

« C’était le numéro 333, me répétais-je sans cesse. Le 333. » Si Timor changeait de nom, je doutais de pouvoir le retrouver facilement. Ce nombre m’aiderait peut-être. Une chance qu’il fut aussi simple à retenir, car comme la majorité des Ours, je n’avais jamais su compter si loin. Je ne cessais de me le répéter à ma manière, « trois trois trois » afin de le graver dans ma mémoire aux moyens limités. Timor savait compter jusqu’à cent, lui. Mon père y avait veillé. Il disait que cela lui serait utile auprès des Renardes.

Hélas, je finis par comprendre qu'à moins d’un miracle, aucune Dame ne m’achèterait. Autour de moi, tous les pré-adolescents ressemblaient à Timor : ils avaient le poil doux et soyeux – leurs pères les avaient forcés à se laver régulièrement et les avaient nourris avec la meilleure viande, souvent au détriment du reste de la fratrie –, ils étaient beaux, sans aucune cicatrice, aucun défaut visible. De stature élancée, ils étaient finement musclés. Moi, j’étais plus âgé qu’eux tous et même un ignorant aurait pu reconnaître en moi un ouvrier issu du puits de forage : j’étais petit, trapu, le pelage rèche et terne qui sentait la terre et l’odeur lourde du naphte, les griffes abîmées et jamais coupées, plusieurs cicatrices sur la face… Tant que je pouvais me concentrer sur mon frère, je n’y avais pas prêté attention, mais mon père avait raison : je n’avais rien à faire ici. La plupart des Renardes se fendaient d’un petit commentaire méprisant lorsqu’elles passaient devant moi. Les gamines s’étonnaient de ma laideur avec une franchise qui me donnait envie de leur tordre le cou.

Le gong du marché sonnait toutes les heures ; chaque coup me faisait tourner en rond dans ma case étroite, comme une bête en cage. Je n’étais pas venu jusqu’ici pour être renvoyé au fond de la mine. Je refusais de l’accepter !

Mais, la mort dans l’âme, je vis tous les adolescents autour de moi disparaître les uns après les autres, emmenés par des Renardes. Et je restais. Encore et toujours.

Au huitième coup, un reniflement me fit sursauter. Je découvris une enfant Renarde recroquevillée contre le muret de terre qui délimitait ma place. Elle était seule, sans aucune adulte à proximité. Au fur et à mesure de la journée, le flot de visiteuses s’était tari et elles étaient désormais rares à arpenter les allées.

J’attendis un moment, espérant qu’une Dame allait venir me débarrasser de ce microbe, mais personne ne vint. La gamine n'arrêtait pas de pleurer et ses reniflements incessants m’agaçaient.

– Hé, toi ! finis-je par grogner.

Elle leva d’immenses yeux pourpres vers moi. Ils étaient tout ronds, comme ceux des hiboux qu’on apercevait parfois au-dessus de la mine.

– T’es toute seule ? Qu’est’ce tu fais là ?

Elle bondit sur ses pieds et me fixa en tremblant. Je la toisai.

– T’as perdu ta langue ? Dégage de là, j’veux pas d’toi ici.

Je me vengeais sur elle du mépris incessant que j’essuyais depuis l’aurore. Elle se remit à sangloter.

– J’ai perdu ma maman…

Il ne manquait plus que ça.

– Ben, va la chercher. Comment tu veux la r’trouver si tu t’caches là ?

– J’ai cherché mais… Elle a disparu… C’est trop grand ici, je… j’ai peur de… C’est trop grand…

Ses larmes coulèrent de plus belle. Je compris qu’elle souffrait d’un mal complètement opposé au mien : si les petits espaces clos me donnaient envie de hurler, le vide immense de ce rez-de-chaussée la terrorisait. Je le devinai sans mal car beaucoup de foreurs, dans la mine, en souffraient aussi : à vivre dans des tunnels souterrains en permanence, ils étaient terrifiés à l’idée de sortir à l’air libre. Le ciel était trop grand pour eux.

– Alors va d’mander à une Dame, grondai-je, et elle r’trouvera ta mère pour toi.

La gosse secoua violemment la tête. Comme toutes les enfants Renardes, elle avait de très grandes oreilles. Les nôtres étaient petites et rondes, plus adaptées aux tunnels étriqués dans lesquels nous vivions.

– J’ose pas… J'aime pas parler aux gens que je connais pas… Et puis j’ai peur qu’elles me grondent… C'est de ma faute, je me suis perdue, je...

La morve lui coulait du nez. Un nouveau sanglot l'empêcha de finir sa phrase, ce qui me donna envie de la secouer. Elle avait donc peur de tout, cette satanée mioche ?

– Bon, marmonnai-je. J’te prends sur mes épaules et tu r’gardes pour trouver ta mère, ça t’va ?

Hors de question que j’adresse un mot à une adulte et que je m’humilie à faire des courbettes. De toute façon, je n’avais pas le droit de sortir de ma case.

La gamine écarquilla les yeux devant ma proposition, puis elle hocha timidement la tête. Lorsqu’elle vint à moi, je me rendis compte qu’elle claudiquait de manière appuyée. L’une de ses chevilles formait un angle étrange.

– T’t’es fait mal ?

Elle fixa le sol. Les triples boucles d’oreilles, trop lourdes pour son minois d’enfant, tintèrent dans le silence.

– Non, monsieur. Je suis boiteuse.

Une infirme. Une infirme qui me donnait du « monsieur ». Pour cacher ma stupéfaction, je l’attrapai rudement et la posai sur mes épaules. Chez nous, les éclopés étaient tués à la naissance. Les pères ne voulaient pas infliger une vie de forage à un enfant invalide.

Je sentis les mains de la gamine sur ma tête ; elle observait les environs sans rien dire, calme et discrète, l’opposé complet de la petite capricieuse qui avait voulu acheter Timor. Son odeur s'imposa à mes narines. Elle était délicieuse, riche et sucrée, comme ces fruits que les intendants nous ramenaient parfois à la mine. Mon ventre gargouilla bruyamment.

– Là ! s’écria-t-elle soudain en gesticulant. Ma maman est là-bas ! Maman ! Maman !

Je la retins de justesse quand elle faillit tomber. Les yeux plissés, je distinguai la Renarde, au loin, qui faisait de grands gestes elle aussi. Elle se mit à courir vers nous, soulevant sa robe luxueuse couleur coucher de soleil, ses sandales de bois claquant sur la terre battue. Les Ours allaient toujours pieds nus, mais je n’avais vu aucune mère Renarde sans ces étranges accessoires.

– Picta ! vociféra-t-elle. Tu es folle ! Descends immédiatement de là !

*

[Voir illustration dans les commentaires]

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 5 versions.

Vous aimez lire Cornedor ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0