Chapitre 1.1

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- P r e m i è r e p a r t i e -

HIVER

Auroq, 15 ans

Le marché aux Ours avait lieu une fois l'an, au plus fort de l'hiver. Il occupait l'entièreté du rez-de-chaussée de la Maison. Bien entendu, je ne savais pas ce que signifiait ce mot. « Rez-de-chaussée ». Toute ma vie, j’avais vécu dans les tunnels de la mine, et mon univers se limitait à deux directions : loin vers l’avant, dans les plaines plates et froides, ou loin vers le bas, vers le puits de forage, les asticots et les entrailles de la terre.

Et voilà que je découvrais la Maison. Une troisième direction : loin vers le ciel.

Cet édifice bouleversa ma vision du monde. La chose la plus haute que je connaissais jusqu’à présent était Enaur, l’un des amis de mon père, un foreur qui me dépassait de trois têtes. Je n’avais même jamais vu un arbre : l’exploitation forestière se trouvait à l'est, à des heures de marche de chez nous.

Comment décrire la Maison ? Elle était à la fois palais, empire, tour – je ne connaissais pas ces mots à l’époque, mais ce sont les seuls qui me viennent aujourd’hui. Toute de bois massif, elle s’élevait si haut dans les cieux que je n’en voyais pas le faîte ; et elle s’étendait si loin vers l'est et l'ouest qu’en marchant vers elle, une peur affreuse m’avait pris aux tripes. On aurait dit un mur infranchissable qui poussait hors de terre, un pan noir qui émergeait des flocons et des bourrasques pour aller cacher le ciel.

Cette ombre colossale, je l'apercevais souvent : par temps clair, elle émergeait de l’horizon comme une étrange tour aux toits pointus, bleutée par la distance, et semblait surveiller notre mine. Pour moi, elle n'avait toujours été qu'une sorte de phénomène céleste, lointain et intangible, au même titre que le soleil ou la lune. « Regarde la Maison », m’avait dit mon père quand j’étais âgé de quatre ans. « Regarde-la bien, car tu ne la verras jamais de plus près. »

Mais voilà que nous nous dirigions vers elle. Voilà que je traversais la longue prairie, à travers les rafales et le vent hurlant, jusqu'à atteindre le périmètre qui nous était normalement interdit. Jusqu'à approcher de ses portes gigantesques, de ses murs aveugles et nus, dépourvus de la moindre ouverture. Alors que je marchais, grelottant derrière mon père, la terreur grandissait en moi.

Et soudain, l'herbe détrempée laissa la place à un large perron de bois...

Je ne voulais pas entrer là-dedans ; mais plus important encore, je ne voulais pas laisser mon frère y entrer seul.

Des dizaines de pères se trouvaient déjà là avec leurs fils, trempés jusqu’aux os par la tempête de neige. Dans un grincement de charnières, la Maison ouvrit pour nous ses vantaux de bois sculpté. Je découvris à cet instant ce qu’était une porte, puisque dans la mine, nous n’en avions pas. Nous vivions dans nos tunnels comme des animaux dans leurs terriers, et jamais le concept d’intimité ne m’avait effleuré l’esprit.

Par la suite, ce fut l’une des nombreuses choses que je dus apprendre – avec difficulté – au contact des Renardes.

Je pénétrai dans un univers feutré, entièrement fait de bois, dans lequel personne ne parlait trop fort, comme si crier ou jurer eût attiré le mauvais œil. Le plafond était très haut, et la salle si vaste que je distinguais à peine le mur d’en face. Ce gigantisme me donna le vertige. Il n’y avait pas de fenêtres, aucune ouverture, et j’étouffai très vite dans mon pelage d’hiver. Les Renardes entretenaient une température très chaude pour leur confort délicat, alors que nous autres étions habitués au froid et au vent. Plusieurs des nôtres firent des malaises, ce jour-là.

D’énormes lampes repoussaient l’obscurité ; j’appris plus tard qu’on les nommait « lustres ». Elles étaient de bois et de métal, sculptées avec un talent dont les miens étaient incapables, et reflétaient la lumière comme des diamants polis.

Notre père joua des coudes dans la foule pour nous trouver un emplacement libre parmi les autres jeunes. Timor se retrouva dans la case 333. Moi dans la 334. Il n'y eut pas d'effusions, pas d'embrassades ni de larmes. Juste quelques mots de mon père, qui nous demanda de lui faire honneur quoi qu'il pût se passer. Sur un dernier regard, après avoir échangé l'accolade virile en vigueur à la mine, il se retira au loin, vers le nord dans ce lieu immense qui n’avait pas de fin, là où tous les adultes patienteraient jusqu’à la fin du marché.

Celui-ci prenait place du lever du soleil jusqu’à son coucher. Nous ne pourrions ni manger, ni boire, ni dormir d’ici-là. Nous devions rester debout, doux et bien disposés, capables de nous vendre. C’est ce que me souffla Timor, puisque je n’en savais rien.

Un gong finit par sonner. Chaque jeune Ours se tenait dans sa case. Nous étions parqués, soigneusement alignés en rangs numérotés. Le marché était ouvert.

Alors nous découvrîmes les Renardes.

Je n’avais jamais imaginé que les rumeurs pussent être exactes. Dans la mine, on chuchotait qu’elles étaient telles des versions plus menues et plus délicates de nous, avec leur pelage clair et leurs longues mains fines. Qu’elles portaient sur elles de longs pans de tissu pleins de couleurs. C’est ce que disaient les jeunes qui n’avaient pas été vendus, qui étaient revenus bredouilles.

C’était vrai. Tout était vrai.

Jamais le petit foreur que j’étais n’avait vu une telle magnificence. Les Renardes s’habillaient de soie damassée et de motifs brodés, couvrant leurs corps que je devinais différents des nôtres. Je ne connaissais ni le nom de ces robes, de ces tissus chatoyants, ni le principe de se vêtir (encore moins les concepts de pudeur ou d’élégance) mais tout cela scintillait de mille feux. Les couleurs étaient si délicates qu’elles m’hypnotisaient, semblables aux ailes de papillon ou aux reflets mordorés sur les carapaces des scarabées. La démarche gracieuse des Renardes faisait onduler le tissu sur le sol. Elles portaient des coiffes somptueuses, pleines d’or et de fleurs, des piques et des ornements précieux qui brillaient au rythme de leurs pas, et des anneaux d’or tintaient à leurs oreilles.

J’étais un adolescent boueux, transpirant et hirsute, face à des êtres à la beauté enchanteresse. Moi qui avais toujours été si certain de ma force et de ma fierté, voilà que je me recroquevillais nerveusement derrière ce numéro tracé au sol : 334.

Mes voisins n’en menaient pas large non plus. Mon frère avait la bouche ouverte et les yeux écarquillés, ce qui lui donnait l’air encore plus benêt qu’à l’accoutumée. Quand je le lui fis remarquer, il s’empressa de prendre une expression plus digne. Après tout, il était là pour réussir à se vendre.

Les Renardes ne nous adressaient pas un mot. Elles arpentaient les allées de leur pas gracieux, en nous jetant des coups d’œil plus ou moins appuyés. Elles parlaient beaucoup entre elles et je découvris leur accent chantant, leur prononciation soignée. Je compris soudain les cours de diction de mon frère.

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