Le Pape - Concile de Tricastin

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Les jésuites avaient donné leurs consignes. Depuis quelques jours, les bâtiments, les allées, les esplanades avaient été récurées, taillées, décorées. Les verdoyants avaient revêtus de leurs plus beaux vêtements, certains en avaient même fait coudre pour la circonstance. Les derniers nés étaient fiers d'accueillir le Saint Père. Pouvoir enfin le voir, peut-être le toucher. Il y a encore quelques jours, c'était inimaginable.

Disciplinés, les verdoyants formaient une haie de chaque côté de l'allée laissant le passage au Souverain Pontife. Tout de blanc vêtu, s'appuyant sur sa férule papale, il parcourait Tricastin talonné par ses prélats, eux-mêmes pistés par une petite meute de secrétaires. La Générale Lamaison, à droite du Saint Père, commentait la visite, tandis qu'à sa gauche, Sepulved observait, glissant de temps en temps une phrase à l'arrière de l'oreille papale. En fin de cortège, quelques nonnes encornées suivaient ce cénacle, distribuant leur pitié à coups de sourires amidonnés. Avec casques et épées d'apparat, quelques Chevaliers de la Croix escortaient le souverain et sa curie. Novice, Dominique fermait la marche. Personne ne le reconnut.

Beaucoup étaient impressionné par cet homme à l'allure normale. De taille moyenne, d'âge moyen, ni beau ni laid, à la démarche quelconque. S'il n'avait été le Pape, personne ne se serait arrêté pour le regarder passer. Au regard des verdoyants, il était le porte-parole de Dieu sur terre. Les habitants de Tricastintraquaient chaque regard, chaque geste, chaque soupir qui à leurs yeux profanes se chargeaient d'un message divin. Tout habillé d'un blanc virginal, un crucifix en or battant sa poitrine, de temps en temps, il s'arrêtait pour bénir d'un signe de croix fatigué un bébé tenu à bout de bras. Si quelqu'un s'avançait pour baiser son anneau pontifical, il présentait nonchalamment sa férule en tendant le bras, ne restant au verdoyant que la possibilité d'embrasser l'or froid du bâton. De toute façon, les chevaliers n'auraient laissé quiconque traverser leur garde.

Un peu plus tôt, le chef d'état avait refusé la chaise à porteur que lui avait proposé Sepulved. Il préférait déambuler, à son rythme, à travers le village. Après une rapide visite du bunker, il passa devant le dortoir et visita un des moulins à huile situés le long du canal. A chaque arrêt, Lamaison expliquait un détail technique et en profitait pour mettre en valeur l'efficacité de ses verdoyants.

Intelligente, la responsable de la mission avait gardé le plus impressionnant pour la fin : la fabrication du tissu de soie de Tricastin dont la renommée dépassait les frontières de la Nouvelle France. La colonne de soutanes longea le canal d'irrigation qui traversait le champ de mûriers. Chaque arbre était taillé en forme de parapluie facilitant le prélèvement des feuilles, l'aliment des vers à soie.

D'ailleurs quelques verdoyants aidés d'une charrette tirée par un âne, s'affairaient autour d'un mûrier blanc. Personne ne fut dupe, tableau vivant, ils étaient là dans leurs plus beaux habits, pour montrer leur savoir-faire au Pape et à sa curie. Puis la cohorte arriva en face d'un ancien bâtiment, au-dessus duquel se lisait "Sériciculture" en lettres d'or. L'inscription avait été faite quelques jours plus tôt et brillait en plein soleil. La Générale marqua l'arrêt :

- Ce sont les premiers papes d'Avignon qui introduisirent l'élevage du ver à soie autour d'Avignon, il y a bien des siècles. Nous avons redémarré la sériciculture depuis plusieurs années et, aujourd'hui, nous sommes fiers de vendre le plus beau tissu de la papauté.

Cette visite du Saint Père ne pouvait pas mieux tomber, la saison du ver à soie avait commencé depuis quelques semaines et les premiers cocons apparaissaient. Encore mieux, le bâtiment n'était pas encore imprégné de cette odeur affreuse qui apparaîtrait avec la précipitation des cocons dans l'eau bouillante.

Marchant sur la passerelle qui surplombait les différentes alcôves, le pape se penchait pour observer chenilles et cocons. Chaque pièce était dédiée à une étape du développement des insectes. La passerelle permit, tour à tour, de voir les cinq âges du développement des papillons : des œufs jusqu'aux chrysalides entourées de leur cocon. Le Pape s'arrêta plusieurs fois pour poser quelques questions.

- A quoi servent ces gros tuyaux qui passent de salle en salle ?

- Ils maintiennent la température et l'humidité constantes en amenant de l'air chaud ou frais.

Mais le plus intéressé était Sepulved qui, pour la première fois, délaissa la droite du Saint Père pour poser moult questions au responsable de l'élevage qui s'était joint au petit groupe. Le verdoyant répondit volontiers, surpris de voir une éminence s'intéresser à son travail. A cause d'une passerelle trop étroite, le reste des visiteurs attendait, à l'entrée du bâtiment, le retour du Saint Père.

Sepulved jetait quelques regards à son clerc, par-dessus son épaule. Ces satanés verts de gris tissaient la plus belle soie de la région, d'une qualité bien supérieure à celle de son diocèse. Son secrétaire avait reçu pour ordre de noter toute information susceptible de les aider à rattraper leur retard. Non seulement, le brocard de soie se vendait facilement mais, en tant que produit de luxe, le bénéfice retiré de la vente était très important. De toutes façons, il ne pouvait tolérer que des moisis soient meilleurs que les premiers nés.

Ils quittèrent la zone d'élevage pour entrer dans le bâtiment attenant. Toujours sur la passerelle, ils surplombèrent d'abord la zone de filature puis celle de la fabrication de l'étoffe. Des métiers à tisser s'alignaient, du plus petit au plus grand, du plus simple au plus complexe. Sepulved revenu du côté du Pape demanda à Lamaison :

- Celui-ci a l'air différent, n'est ce pas ?

- C'est notre petite fierté. Nous l'avons récupéré d'une expédition dans les Cévennes. Plusieurs mois ont été nécessaires pour le remettre en marche. Automatique, il utilise la force hydraulique d'une roue à aube alimentée par un réservoir d'eau, lui-même rempli par une éolienne qui puise dans le grand canal. C'est un métier à tisser de type Jacquard. Le motif à tisser dépend des perforations que vous voyez au niveau de ces feuilles en accordéons. C'est comme un orgue de barbarie, quand on veut changer de motif on change de partition. Nous essayons maintenant de construire de nouveaux métiers qui fonctionneront sur le même principe.

Elle montra du doigt un métier à tisser en construction, un squelette de bois et de métal. Sepulved trépignait de ne pouvoir toucher les machines. Seule l'odeur de l'huile de graissage montait jusqu'à ses narines. Agissant telle une phéromone sur son cerveau, il ne put se retenir :

- Seriez-vous prête à nous le vendre ? demanda Sepulved.

- Laissez-nous d'abord le construire, répliqua la jésuite amusée.

- Monseigneur Sepulved tisse de beaux tissus mais les vôtres, Générale, sont splendides, dit le Pape tout en montrant sa ceinture blanche. L'estampille de Tricastin, une tour avec sa croix cousue au fil doré, apparaissait au revers de l'étoffe moirée.

- Très saint père, je suis honorée de la confiance que vous mettez dans nos brocarts. En toute honnêteté, je n'y suis pour pas grand-chose. Ce sont vos fils et filles verdoyants qui dirigent l'élevage des vers et la confection de la soie, dit-elle balayant du bras les les hommes et les femmes au-dessous d'eux.

-Ne soyez pas modeste, la contribution de la Compagnie de Jésus est loin d'être négligeable, dit Sepulved indiquant un jésuite assis devant un bureau dans un coin du bâtiment.

Lamaison regarda, à son tour, le frère Thomas qui, pour une fois, n'était pas affalé, endormi sur sa table. Sepulved rétrograda vers l'arrière, dictant quelques mots à son secrétaire.

Deux chevaliers attendaient le petit groupe à la descente de l'escalier de la passerelle. Un autre homme d'armes ouvrit la porte donnant accès à l'entrepôt. Dans cette dernière salle, se rangeaient rouleaux et draps de différents grammages, motifs et couleurs. Une odeur de lavande flottait.

Quelques années auparavant, Cyrano avait proposé d'imprégner le tissu d'une odeur reconnaissable, un blason olfactif. Lamaison avait trouvé l'idée excellente et, depuis, un peu d'élixir de lavande était systématiquement ajouté au dernier bain de teinture. La flagrance était associée à la soie de Tricastin. D'ailleurs il n'était pas rare de trouver sur les étals, à côté des soieries, quelques flacons de l'essence produite à Tricastin.

Au milieu de la salle attendait quelques verdoyants. Lamaison les avait choisis pour leur physique sans défaut. Aucune malformation, aucune béquille ne venait gâter ce qui devait être le point final de la visite. Une petite fille avança au-devant du Pape. Sur ses bras, elle tenait une étole de soie rouge brodée. Une colombe tenant un rameau de mûrier volait au-dessus de la ville d'Avignon. Le travail était remarquable. On distinguait le Rhône et le pont de Saint Bénézet avec en arrière fond les tours et bâtiments du palais pontifical.

- Votre sainteté, la communauté, pour vous remercier de votre visite, vous a confectionné cette soierie.

Le Pape s'approcha pour admirer la broderie mais ne fit aucun geste pour prendre le cadeau. Après avoir souri à la fillette, il recula d'un pas. A sa droite, Sepulved s'avança pour prendre l'étole des mains de la fillette et se replaça à côté du Saint Père. La fillette n'avait pas bougé, ne sachant que faire. Lamaison s'avança pour la prendre par la main et la ramener vers les autres verdoyants.

- Générale, vous remercierez votre communauté pour ce magnifique cadeau, dit le Pape.

Puis, précédé de deux chevaliers, il contourna les derniers nés pour sortir de l'édifice. Lamaison caressa rapidement la joue de l'enfant, dit merci aux adultes et partit à grands pas retrouver le Pontife et sa curie.

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