L'église de Tricastin

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Plume courait vers Tricastin, pressée de raconter à Mathusalem sa première expédition et surprise par ce besoin d’échanger avec lui. A la sortie de la forêt, elle obliqua sur le chemin qui maintenant sinuait entre d'anciennes vignes à l’abandon. A l’allure d’un cheval au galop, elle traversa le village en ruines de Bourg-Saint-Andéol. Inhabité, il nourrissait de ses pierres les bosquets de romarins et de genévriers. La rue principale, maintenant un sentier, amenait toujours au pont au dessus du Rhône. Malgré les crues du fleuve, l’ouvrage en béton fissuré et en ferraille rouillée enjambait l'eau. Pressée, elle continua sa course sans un regard pour la barque de pêcheurs qui remontait un filet scintillant de poissons. Le paysage s’apprivoisait peu à peu, à coup de vignes taillées et d’oliviers en lignes. De plus en plus, l’influence de l’homme se montrait. Maintenant, des champs de céréales et des vergers d’arbres fruités alternaient en bordure du chemin. Parfois aidés de chevaux ou de bœufs, quelques verdoyants travaillaient dans cette plaine limoneuse. Tricastin apparut.

Pour arriver à l’entrée principale au sud du village, Plume préféra passer par la route qui longe le grand canal redevenu navigable. En plein printemps, ils se marquait de fleurs multicolores. Juste avant l’entrée Sud, le grand bâtiment des jésuites s'alignait derrière le canal, montrant quatre boursouflures de béton. Appelées "les chapelles", leurs formes s’apparentaient à de petites basiliques avec leur dôme. Personne n’osait pénétrer dans ces quatre constructions.

Seuls, les enfants, par défi, s’approchaient pour taguer quelques inscriptions au charbon de bois après avoir slalomé entre les restes de fils barbelés et des panneaux d’avant la vague. Sur fond jaune, triangles mangés par la rouille, ces morceaux de tôle laissaient encore apparaître les mots “danger radioactivité”. Mathusalem leur avait expliqué : avant une force titanesque sortait de Tricastin. Sous chaque bubon de béton, un petit soleil noir avait été nourri et, même moribonds, les quatre mausolées distillaient encore leurs rayons invisibles et mortels.

Pour tout le village, le grand bâtiment accolé aux chapelles s’appelait le Bunker. Avec très peu d’ouvertures, le parallélépipède rectangle, tout en ciment noirci de lichens, avait attiré les jésuites. Avec cette couleur de cendre et sa droiture militaire, le bâtiment était le meilleur des temples pour leur ascétisme religieux. De toute façon, sombre et inconfortable, seule la Compagnie de Jésus pouvait l’habiter. A l'époque, seule une colonie de chiroptères protesta silencieusement avant de fuir les lieux. La Générale Lamaison et ses jésuites en avaient fait leur quartier général, lieu de travail et de vie de la congrégation.

En deux bonds, Plume s’engagea par la grande porte de l’enceinte, patchwork de bois et de métal. Le garde, dans sa vigie, l’avait reconnue et la salua de la main. A chaque fois qu’elle rencontrait une personne, elle avait droit à un “bonjour” ou à un signe de la tête. Plume ne comprenait pas pourquoi. Elle avait posé la question à Mathusalem juste avant de partir avec le groupe.

- Beaucoup vous admirent. Vous êtes les meilleurs des verdoyants avec chacun votre talent. Alors qu'eux sont au mieux normaux et le plus souvent handicapés.

Même après avoir fait sa première expédition, elle ne comprenait toujours pas ces réactions. Et puis c’était fun de partir. Mathusalem avait eu raison, loin d’être un travail, partir avec le groupe à la recherche de verdoyants avait été un réel plaisir. Maintenant, elle serait incapable de rester au village, d’être couturière ou lavandière par exemple. Le seul bémol avait été d’obéir à cette jésuite qui n’avait pas su protéger son frère.

Plume remonta la grande place délimitée sur un côté par le Bunker. Pavés devant son entrée, des chemins de pierres plates rayonnaient entre l’herbe et quelques arbres pour atteindre de leurs ramifications les ateliers et les échoppes multicolores des artisans. En matériaux de récupération, la plupart des constructions poussaient sur des fondations par empilements de blocs de béton sur lesquelles grimpaient des murs de bois et de plaques de métal. Quand un agrandissement était nécessaire, un nouveau cabanon s’adossait aux premiers murs. Plusieurs magasins montraient ce type de bourgeonnement chaotique. Des fenêtres disparates récupérées de vieux édifices finissaient de donner un aspect hasardeux, organique à ces montages.

Du bâtiment des jésuites, à la rigueur minérale, aux arêtes perpendiculaires, à la massivité éternelle répondaient des dizaines de huttes, chaumières, mansardes, cabanons soutenus par des arbres et arbustes. Au moindre souffle de vent, ces ersatz de maisons grinçaient, sifflaient, respiraient. Les vagues de bruits et de voix de la vie verdoyante venait alors s’échouer sur la face au silence sacerdotal du grand bâtiment.

Plume aperçut Esther et les membres du groupe devant l’entrée du bunker. Ils l’avaient précédée de quelques minutes. La jésuite discutait avec un des secrétaires de la Générale Lamaison. Trop tard pour se cacher, elle se dirigea nonchalamment vers eux.

- Ah, te voilà ! Tu ne devais pas prévenir de notre arrivée ? demanda Cyrano.

- Je me suis arrêtée pour discuter avec les pêcheurs.

Esther se retourna vers elle.

- La générale Lamaison veut me voir. Peux tu amener Camélia à l’hostellerie ?

- Je voulais faire quelque chose, dit Plume.

- Quoi ?

- Rien de …

- Tu le feras après.

La jésuite gravit les marches deux à deux avant d’entrer dans le bunker, suivie par le secrétaire.

- Pourquoi est elle si pressée ? Elle ne va pas à l’église ?

A chaque retour d’expédition, le groupe se retrouvait à l’église pour une prière conduite par Esther.

- On venait juste d’arriver quand le secrétaire nous a dit que le Pape venait demain. Il a choisi Tricastin pour son Conseil Général, dit Cube.

Elle ne l’avait jamais entendu parler autant.

- Bon, Camélia tu viens ? reprit Plume.

Assise sur la première marche de lédifice, la verdoyante se déplia doucement puis s’étira pour faire disparaître la raideur dans le bas de ses reins suite au voyage à dos de mule.

Sans rien dire, Plume et Camélia partirent sur un des chemins de pierre. Passant devant un étal de pain et de brioches, le fils du boulanger, avec qui elle était allée à l’école, sortit du magasin sur son fauteuil roulant.

- Ça va Plume ? L’expédition a été un succès, je vois.

- Camélia, voici Mathieu le fils du boulanger.

- Tenez ! Je viens de les sortir.

Il tendit à chacune une brioche fourrée au miel. Derrière le verdoyant, elles remarquèrent d’autres brioches et pains à côté du four de terre cuite dont la bouche noire moutonnait de petits nuages de fumée.

- Merci, elles ont l’air délicieuses. On te laisse, j’amène Camélia au dortoir.

- Revenez ce soir si vous voulez, on va faire du pain au saucisson et il y aura une soupe d’orties avec.

Elles repartirent longeant le ruisseau. Prélevée du canal, l’eau du ruisseau séparait de virages en hoquets la place d’Est en Ouest.

Plume s’arrêta et avec une louche en bois accrochée à un poteau préleva un peu d'eau claire .

- Tu en veux ?

- J’ai bu en arrivant.

- Tu es belle ; Mathieu n’a regardé que toi.

- Avec ma tête rasée ? Ca m'étonnerait.

- Mais toi, il te plaît ?

- Je n’aime pas les gens comme lui.

- Parce qu’il est handicapé ! dit Plume outrée.

- Non, parce que je n’aime que les filles !

Le rouge aux joues, Plume s’étouffa avec l’eau et toussa longuement.

- C’est possible ? Une fille avec une fille ? demanda Plume

- Bien sûr que c’est possible.

- Mais c’est interdit !

- Par qui ?

- C’est pas naturel !

- Ah bon ?

- Et puis ça sert à rien. Comment tu feras pour avoir des enfants ?

- Tu as déjà été amoureuse ?

- Avec une fille ?

- Ou avec un garçon.

- Je ne sais pas … je ne crois pas.

Jamais elle ne s’était posée la question.

- On en reparlera quand tu seras amoureuse. On continue ? J’aimerais me reposer, dit Camélia.

Plume se retourna vers les deux tours qui s’élevaient bien au dessus des autres constructions.

- Viens, on va faire notre prière, dit elle.

En direction des deux dames, elles reprirent le chemin pavé longeant le ruisseau, passant devant quelques bicoques de marchands.

- Je n’ai jamais vu de bâtiments comme ces tours. A quoi ça sert de faire des tours si grandes ?

- Elles mesurent 160m de haut sur 100m de diamètre. Mathusalem nous a expliqué qu’elles servaient à refroidir les quatre chapelles, récita Plume.

Sortant du couvert de quelques chênes blancs rangés au bord de la place, elles arrivèrent au pied de la première. Ornée d’un grand soleil doré avec l’inscription IHS, la tour arborait les symboles de la compagnie de jésus. Au frontispice de la porte, Plume lut :

- Ad maiorem Dei gloriam

- Ce qui veut dire ? demanda Camélia à moitié intéressée.

- "Pour une plus grande gloire de Dieu."

- Maintenant on sait à quoi elle sert cette tour. Elle sert à vendre de la religion ! dit Camélia.

- Mais non, c’est juste l’église de Tricastin, dit Plume.

Elle entra, mit un genou à terre et se signa.

- Nom de Dieu ! dit Camelia.

Heureusement seules dans l’église, aucun jésuite n’avait entendu le juron. Et Plume n’eut aucune honte à laisser s’épanouir un grand sourire. Elle aussi avait été surprise de voir que ce grand cylindre rétréci en son milieu était creux, complètement vide. Pas de mur intérieur et surtout, pas de toit. Dans une vaine tentative pour toucher le soleil, le béton s’élançait vers le ciel. Une ode de ciment aux mathématiques, à la géométrie. Ce temple de la courbe servait maintenant la rectitude de la croix, l’église.

Quelques nuages en troupeau défilaient sur l’écran d’azur. Plume avait souvent imaginé la tour voguant dans le ciel comme les machines volantes des histoires de Mathusalem. Un vaisseau du ciel. Les jours de Mistral, gigantesque instrument de musique, la tour jouait une note grave. Chaque rafale de vent déclenchait des pulsations qui roulaient sous les pieds des croyants. Le léviathan baryton ronflait doucement.

Mais le plus fantastique restait les nuits d’orages. Plume ne pouvait alors s’empêcher de venir. Elle s’allongeait dans la travée principale et attendait. Lumière aveuglante, l’éclair tapait le haut de la tour, sur le paratonnerre. La crise épileptique commençait. En hurlements graves, le tonnerre déferlait dans la tour. Piégés par les murs, les mugissements se succédaient en réverbérations. A l’épicentre, au sol, les tremblements frappaient en rangs serrés. Noyée par l’odeur métallique, Plume savourait ses cinq sens submergés. Après plusieurs minutes, toujours sous la pluie, elle se relevait gardant en bouche le goût sanguin de l’attaque.

Près de la porte, Camélia regarda Plume s’avancer entre les deux rangées de bancs en bois. Les plaques de ciment, mal jointes, laissaient passer quelques touffes d’herbes opiniâtres. Une odeur de lavande s’épanchait des différents bouquets accrochés aux sièges. Elle arriva face à l’autel, une simple table en noyer recouverte d’un tissu de soie crème. Un grand cierge brûlait sur le côté. Par la faute du mur circulaire, un christ en inox de plusieurs mètres, cloué sur sa croix de bois flottait au dessus de l’autel. Entre ciel et terre, trois câbles le tenaient penché vers l’auditoire. Plume s’agenouilla et se signa une deuxième fois avant de bifurquer dans une rangée pour s'asseoir.

Elle posa sa besace à côté d’elle, s'essuya les mains sur son Tshirt et se recoiffa rapidement de quelques gestes rapides, utilisant ses doigts, un râteau à travers des herbes hautes. Elle se mit à genoux et murmura la tête baissée.

- Notre Père qui es aux cieux,

que ton Nom soit sanctifié,

que ton règne vienne,

que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel.

Nous te louons, Père, avec toutes tes créatures,

qui sont sorties de ta main puissante.

Elles sont tiennes, et sont remplies de ta présence

comme de ta tendresse.

Elle se rassit et pencha la tête en arrière. Des larmes apparurent aux coins de ses yeux. Elle resta quelques minutes le regard vers le bleu du ciel, laissant rouler les gouttes de ce liquide salé, cette part de la mer ancestrale que tout être humain porte avec lui. Elle reprit :

- Je sais que je ne suis pas la plus assidue de vos enfants. Je sais que je ne suis pas la plus prompte à vous défendre, mais mon frère qui vous a rejoint, était lui le meilleur de vos serviteurs. Dites-lui que j’essaye. Dites-lui que je suis partie avec le groupe pour chercher des sauvages à aider. Dites-lui que je continue son travail. Dites-lui, s’il vous plaît.

D’un coup de manche, elle s’essuya le visage et se leva pour partir. Elle avait oublié la verdoyante. Allongée sur un banc pas très loin de la porte, Camélia attendait, regardant le ciel. Elles sortirent de l’église.

- Tu n’as pas prié ? demanda Plume

- Non.

- Tu n’es pas catholique ?

- Non.

- Tu es de quelle religion ?

- Aucune.

- Tu n’es pas croyante ?

- Je ne sais pas. La question ne m’intéresse pas.

- Tu es bizarre comme fille.

- C’est toi qui es bizarre avec toutes tes certitudes.

Plume s’arrêta pour regarder Camélia.

- C’est juste logique. Les seuls à ne pas avoir été contaminés autour d’Avignon, c’était les moines et moniales des monastères. C’est évident que la vague ne les a pas atteints parce que Dieu les a protégés. Ils étaient purs de tout péché comme Noé et sa famille. Maintenant grâce à Dieu, leurs descendants jésuites nous aident et nous montrent le chemin.

- Je ne connais pas les jésuites mais je connais des soi-disant immaculés catholiques qui sont plus sales qu’un cochon sortant de sa bauge.

- C’est de l’évêque de Nîmes dont tu parles ?

- Pas que.

Camélia se remit à marcher. Fin de la discussion.

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