Chapitre deux - Voyage en calèche

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Rebecca Fawn et ses deux sœurs passèrent chercher Victoria le jour dit. James lui fit un signe d'adieu depuis la fenêtre de sa chambre tandis qu'elle s'éloignait, emportant dans ses malles deux recueils d'Edgar Alan Poe que James avait peut-être, potentiellement, possiblement, quelque peu ''empruntés'' pour une durée indéterminée dans la bibliothèque du Brightwell's, et un livre de Jane Austen. Victoria lui fit signe aussi. Elle savait de source sûre que les sœurs Fawn étaient sujettes à l'assoupissement lorsqu'elles étaient bercées par les cahots de la route, et comme ce n'était pas son cas, elle en profiterait pour lire un peu.

La première partie du voyage se passa sans encombres : Rebecca, Laura et Alicia n'étaient pas encore endormies, on joua en lançant des énigmes ou des charades, jeux que Rebecca et Alicia gagnèrent haut la main, ayant un esprit plus logique que ceux de Laura et Victoria. Alicia sortit bientôt un jeu de cartes et elles jouèrent au whist malgré les cahots qui faisaient parfois glisser les cartes de la table. Elles jouaient en misant des sommes imaginaires, bien sûr, n'ayant pas envie de perdre du vrai argent. Rebecca gardait la trace des comptes de chacune - elles s'allouèrent une bourse de départ de deux cents livres imaginaires chacune, quatre cent livres par équipe - et cette fois-ci, bien que Rebecca et Alicia fussent logiques et donc plus à même de gagner une partie de whist, où la stratégie compte pour beaucoup, ce fut la paire de Victoria qui gagna - puisque le sort avait en effet décidé de séparer au tirage les deux maîtresses de la logique et qu'ainsi les chances étaient plus équilibrées. Enfin, on papota beaucoup sur les personnes que l'on laissait à Londres, et si ce n'était pas un jeu ce fut l'occasion pour Laura de briller puisqu'elle put leur raconter des anecdotes incroyables sur telle famille ou tel noble qu'elle avait glanées on ne sait où - entre autres, les Ratchett étaient partis de simple famille de travailleurs à bourgeois aisés grâce à un procès intenté contre un locataire de la pension tenue par la grand-mère pour avoir mis le feu au bâtiment, le tout en moins de six mois.

Puis Alicia fut la première à fermer les yeux, bercée par les chaos du voyage, puis Laura, et enfin Rebecca après s'être assurée à voix basse auprès d'une Victoria aux yeux grand ouverts que cela ne la dérangeait pas d'être ''seule'' quelques temps. Victoria, pour toute réponse, sortit le recueil de Poe de son réticule et sourit. Rebecca eut à peine le temps de hocher la tête avant de s'endormir.

Elle entamait Ulalume, le cœur déjà en pièces à la simple idée de la perte de l'être cher - alors qu'elle-même n'en avait pas - quand un cahot plus fort que les autres la fit sursauter. Alors qu'elle relevait les yeux de son livre, son regard tomba sur la vitre qui séparait la calèche de l'extérieur. Elle crut voir des lucioles dedans avant de se rendre compte qu'il s'agissait d'un reflet, et du reflet d'un visage. Elle se retourna en sursautant, mais il n'y avait personne derrière elle. Ou plutôt, il n'y avait qu'Alicia Fawn, qui dormait paisiblement et n'avait pas les cheveux bruns du reflet puisqu'elle les avait blonds. Bizarre, mais enfin, elle pouvait avoir été trompée par l'éclairage. D'ailleurs, le reflet dans la vitre était désormais celui d'Alicia. Elle sourit en secouant la tête. Il fallait qu'elle arrête de lire Poe s'il lui donnait des hallucinations même en plein jour !

Sans penser plus longtemps au reflet brun, elle poursuivit la lecture de Poe. Tant pis pour ses bonnes résolutions, elle ne pouvait vraiment pas se passer de poésie.

Un peu plus tard, les sœurs se réveillèrent juste à temps pour sortir le déjeuner, qu'elles partagèrent avec Victoria comme elles l'avaient convenu dans leurs lettres antérieures.

« Croyez-vous aux fantômes, Victoria ? » demanda subitement Laura.

Victoria fut déstabilisée par la soudaineté de la question. Mais elle fut encore plus surprise en voyant qu'Alicia, qui était assise en face de Laura, lui donnait aussitôt un coup de pied, comme pour la faire taire.

« Eh bien, répondit Victoria lentement, ne voulant pas provoquer une querelle de famille, je crois qu'il y a beaucoup de choses qui nous échappent en ce bas monde, et qu'avec tous les regrets que l'on peut avoir dans la vie, l'idée d'âmes n'ayant pas fini leurs affaires terrestres au moment où la mort vient les chercher peut avoir du sens... mais je ne crois pas aux fantômes, bien que je ne demande qu'à être convaincue. »

Puis, voulant tout de même comprendre le sens des comportements des trois sœurs, elle ajouta :

« Et... pourquoi cette question ? »

Cela raviva les tensions entre les trois sœurs, qui s'étaient détendues (du moins concernant Rebecca et Alicia) après sa réponse.

« Pour rien ! répondit d'un ton rogue Alicia.

-Pour tout ! la singea Laura. Plus sérieusement, n'y prêtez plus attention. »

Puis, se tournant vers Rebecca, elle ajouta :

« Il est tout de même étonnant de ta part, Rebecca, que tu n'aies pas prévenu ton invitée.

-Prévenue de quoi ? l'interrogea Victoria, subitement sur ses gardes.

-De rien, du simple fait que ma sœur semble avoir des hallucinations ! riposta Rebecca.

-Des hallucinations ? s'exclama Laura d'un ton outré. La mort d'un homme, c'est une simple hallucination ?

-Il n'est pas mort, nous n'en avons pas la preuve ! rétorqua Rebecca. Maintenant, cesse avec tes idioties. »

Elle ajouta, regardant Victoria cette fois-ci :

« Excusez ma sœur, Victoria. Elle... elle est impressionnable. Un parent de nos cousins a disparu au cours d'un de nos séjours au manoir Fawn, et depuis elle est persuadée d'avoir vu son spectre agiter ses chaînes dans sa chambre la nuit. »

Laura détourna le regard. L'histoire intéressait Victoria, mais elle ne voulait pas se mettre à dos les deux autres sœurs, aussi résolut-elle de ne lui demander plus d'explications qu'une fois arrivées au manoir Fawn.

La brume se levait quand elles passèrent l'arche de fer aux motifs gothiques qui marquait l'entrée du domaine. Victoria songea :

La brume, le manoir isolé... le décor est en accord avec l'histoire de fantômes. Si Laura est vraiment impressionnable, il ne serait pas étonnant qu'elle ait été trompée par des jeux de lumière ou le vent soufflant dans la toiture. Mais si Rebecca grossissait le trait pour me rassurer et que Laura avait raison... cet autre monde dans lequel on a l'impression d'entrer en passant la grille serait bien un de ces endroits où le monde rationnel pourrait s'effacer.

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