Chapitre trois - G. comme Galaad

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Après deux jours à aller à l'opéra et aider Albert avec son vocabulaire grec et ses déclinaisons latines, G. refusa poliment l'invitation à dîner d'Andrew avec sa famille. Le soir même, alors que des nuages noirs alourdissaient le ciel, G. se glissa en catimini dans les docks de Londres. Entre deux sorties, il avait eu le temps de glisser un message à untel pour louer l'entrepôt, de sortir une ou deux fois ''pour de vivifiantes promenades'' qui l'amenaient là où il avait reconstitué son expérience, plus rapidement qu'il ne l'avait craint. S'il n'avait été certain de vivre, d'exister, il aurait même cru être né de la plume d'un auteur trop paresseux pour décrire mille et un accidents empêchant de reconstituer l'expérience. En l'occurence, il ne s'en plaignait pas. Il préférait que tout se passe sans incident, cela lui semblait de meilleur augure.

D'autant que si tout s'était cassé, avait pris feu ou explosé, il se serait retrouvé à devoir tout reporter d'un mois - la lune serait pleine ce soir.

Il avait installé, à l'aide d'un vieil escabeau branlant, tout un tas de fioles, d'erlenmeyers, de béchers, et sous le trou du toit, là où la lumière de la lune toucherait le sol, il avait installé un grand miroir en pied. La lumière, se reflétant dedans, viendrait frapper tout cet échafaudage de verre et de bois, et il aurait enfin trouvé LA formule alchimique, son grand-oeuvre, la pierre philosophale ou quoi que ce soit qui s'en rapprocherait. Enfin, ça, c'était la version où tout se passait bien. De toute manière, s'il échouait à transformer le plomb en or, il n'aurait pas de quoi payer les réparations de l'immeuble de Mrs Ratchett.

Alors qu'il allait s'asseoir à quelques mètres de son expérience, il commença à pleuvoir. L'air avait été lourd toute la soirée, et G. s'en voulait de n'avoir pas su reconnaître les symptômes d'un orage. Si les nuages cachaient la lune, il n'y aurait pas de lumière du tout, et il faudrait un délai d'un mois pour que l'expérience puisse se conclure. Il lui semblait nécessaire qu'il s'agisse de la lumière de la pleine lune.

C'est lorsque le premier éclair s'abattit à trois pâtés de maisons de l'entrepôt que G. se rendit compte qu'orage ne signifiait pas seulement nuage, et qu'il ferait mieux de se mettre à l'abri. Un deuxième éclair roula au-dessus du toit de l'entrepôt, assourdissant G., qui en voulut à Zeus, Jupiter et Thor de se livrer visiblement bataille à un kilomètre au-dessus de sa tête. Il se persuada même que les trois dieux en question prenaient un malin plaisir à le contrarier, puis sa rationalité scientifique reprit le dessus et il s'assit sur sa chaise en bois, coinçant ses talons dans l'un des barreaux afin de n'être relié au sol que par du bois au cas où le bâtiment serait frappé par l'orage.

Les nuages se déchirèrent un instant, laissant passer un rayon lunaire, et tout se passa très vite. La lumière de la lune toucha le miroir en même temps que la foudre, il y eut une explosion qui projeta G. et sa chaise contre un mur. Quand sa vision quelque peu floutée par le choc s'éclaircit, il distingua tout d'abord le miroir brisé. Puis une silhouette allongée de tout son long contre l'autre mur. Ils se relevèrent en même temps, l'intrus et lui, et avancèrent prudemment l'un vers l'autre. Lorsqu'ils furent suffisamment proche pour que la lumière de la lampe à pétrole éclaire leurs faces, G. fut saisi d'effroi. Celui qui se tenait en face de lui était sa copie conforme, ou plutôt son reflet.

Oui, son Reflet. Ce devait être ça. Comment il avait pu le faire sortir du miroir, cela, il l'ignorait, et l'autre ne lui laissa pas le temps d'y réfléchir, car celui-ci baîllonna G. de sa main droite avant qu'il n'ait pu parler et lui dit :

« Un mot, un son, et vous êtes morts. »

G. n'osa même pas faire un geste.

« Gregory ? appela-t-on depuis l'extérieur. Tu es toujours en vie ? »

Le Reflet dit à G. :

« Tout va bien, il ne s'est rien passé.

— Tout va bien ! dit Gregory le plus fort possible lorsque le Reflet le laissa parler.

— Je rentre. » dit la voix venue de l'extérieur.

Andrew Brightwell apparut à la porte de l'atelier et s'arrêta en voyant, dans la pénombre, les deux silhouettes identiques.

« Qui est là ? demanda-t-il, méfiant.

— Je suis le cousin de Gregory, dit le Reflet. Je me nomme Galaad. »

Andrew chercha l'approbation de Gregory, qui, le regard dans le vide, contemplait d'un œil vitreux son matériel détruit.

« Vous vous êtes disputés ? demanda-t-il en désignant les éprouvettes et le miroir en mille morceaux.

— Non, dit finalement Gregory. C'est la foudre. Tout cassé. Pouf ! Bam ! Je vais me coucher. »

Il s'esquivait quand Galaad l'attrapa par la manche, le faisant sursauter, et, disant à Andrew :

« Je le raccompagne, ne vous dérangez pas. »

Il l'accompagna à la porte. Quand ils furent hors de portée de voix d'Andrew, Galaad dit à Gregory d'un ton qui le fit frémir :

« Si j'ai bien suivi, tu n'essayais pas de me faire venir, n'est-ce pas ? Je comprends ta stupeur. Tu voulais modifier légèrement ton monde, et à la place tu as ouvert la porte menant à un autre. Heureusement pour toi, je suis au fait des réalités de ce monde. Si tu dis que ton reflet est sorti du miroir, notre ressemblance physique ne suffira pas à t'éviter Bedlam[1], et tu finiras ta vie misérablement, sans avoir pu mettre la main sur une éprouvette pour le restant de tes jours. Je serai donc gentil avec toi, et je jouerai le jeu du cousin provincial. Bien sûr il faudra me donner certaines précisions sur ta famille, ses propriétés et ton enfance afin que je joue bien mon rôle, mais nous règlerons cela. »

Galaad eut un petit rire de gorge – le genre de rire que Gregory trouvait charmant chez Jemima McPherson et répugnant chez Galaad – et ajouta :

« J'ai bien l'impression que tu es coincé avec moi. »

[1] Asile pour aliénés mentaux situé à Southwark à l'époque.

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