Au nom du père

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14 Septembre 2017

Alors voilà, j’y suis. J’ai ouvert ce carnet. J’y pose les premiers mots. J’ai le cœur qui bat… Je t’écris, je te parle, enfin. Cela fait des mois que j’y songe. Plusieurs fois j’ai failli le faire, mais il y avait toujours quelque chose, une bonne ou une mauvaise excuse… Et toutes ces réflexions qui m’ont déjà traversé, que j’aurais voulu partager avec toi, et que j’ai en partie oubliées… Hier soir je n’arrivais pas à trouver le sommeil tellement je pensais à ces mots, à ce que j’allais te dire, à toutes ces émotions qui crient pour sortir, pour éclater en même temps, mais qui s’étranglent dans ma gorge et dans le goulot de cette ligne de mots. J’essaye de ne pas me laisser submerger, de rester cohérent. On verra.

Alors voilà, j’y suis. Cette fois je suis parti, pour de bon. Je ne sais pas comment cela va sortir, probablement de façon maladroite, mais qu’importe. J’ai un vertige en imaginant les milliers de mots et les centaines de lignes qui devraient en théorie noircir ce carnet dans les jours qui viennent… Mais n’allons pas trop vite. Revenons au présent. Ce soir, l’occasion est presque parfaite. Je suis seul à la maison pour une heure ou deux, j’ai mis de la musique, la bande originale du jeu vidéo « Life is Strange », un titre plus qu’approprié quand je pense à toi, à nous…

Toi. Qui n'es pas encore tout à fait de ce monde. Mais qui as pourtant le cœur qui bat depuis quelques mois déjà, dans le ventre de ta presque-maman. Toi. Mon presque-fils… Toi dont nous sommes impatients de voir la frimousse, toi que nous aimerions serrer dans nos bras dès ce soir, séparés pour quelques semaines encore par cette membrane de peau, par ce cocon de vie qui te protège et te nourrit.

Je ne sais pas quand tu liras ces notes, ni même si tu les liras, mais peut-être vivras-tu, toi aussi dans une trentaine d’années, ces sensations étranges, ce yoyo émotionnel qui oscille entre l’angoisse et… une « forme » de joie. Nous te l’expliquerons peut-être un jour, lorsque tu seras en âge de comprendre, mais il est encore délicat pour ta maman et moi d’y croire complètement, tu sais, sans retenue, sans inquiétude et de nager simplement dans ce que l’on pourrait appeler le bonheur. Nous avons traversé des moments terribles pour venir jusqu’à toi… Dix ans d’épreuves, de chagrins, de souffrances, d’échecs, de culpabilité, de fausses joies, de déceptions, d’abandon — ou presque. Et nous voilà ce soir et tu es là — ou presque. Ce « presque » qui nous fait encore trembler. Et pourtant, jour après jour nous nous rapprochons de toi. Les angoisses cèdent peu à peu la place à de vrais sourires, les arrière-pensées s’effacent, mais pas encore totalement, non. Pour cela il faudra attendre le jour J…

Pour l’heure, nous nous préparons à ton arrivée. Tu n’es pas encore là, mais tu as déjà bouleversé nos vies, tu sais. Oh bien sûr, ce n’est rien par rapport au tsunami qui va tout balayer quand tu seras réellement là, mais ça compte quand même… C’est drôle, tu ne peux pas savoir le nombre d’heures que j’ai passées et que nous avons passées avec Susie, à comparer les poussettes, les cosys, les nacelles, pour finalement se décider hier, après des mois de recherches ! Des heures, je te dis, à surfer sur des dizaines de sites, à lire des centaines d’avis, à écumer les annonces internet, à demander conseil aux amis, à visiter les magasins… Je suis même allé jusqu’à arrêter plusieurs fois des femmes avec des poussettes dans la rue pour savoir si elles en étaient contentes ! J’ai vraiment cru que j’allais péter un câble avec cette histoire et ce n’est que le début ;-) Des petites anecdotes comme ça, nous en avons plein… La peinture de ta chambre, une sacrée aventure pour un futur-papa qui n’aime pas bricoler. Mais j’apprends lorsqu’il faut, et pour le coup, je suis super fier de moi, murs ET plafond et en deux couleurs ! J’espère qu’elle te plaira… Enfin, d’ici à ce que tu en aies tout à fait conscience, les choses auront peut-être changé, qui sait ?

Qui sait ? C’est vraiment la question qui les résume toutes. Qui sait où tout cela nous mène ? Qui sait ce que nous réserve cette nouvelle vie qui va tout chambouler ? Je t’écris ce soir, je te parle dans mon présent, dans ton futur, une capsule de mots qui va voyager dans le temps, une bouteille à la mer qui t’atteindra peut-être… Nul doute que tu trouveras ça extrêmement vieillot de consigner ces pensées dans un carnet physique en écrivant à la main ! Je sais. Et je me surprends moi-même figure-toi, car je suis pourtant un quasi-papa hyper connecté, au fait du numérique et de tout ce qui s’y rapporte. Alors quoi ? Il suffisait de créer un simple fichier, sauvegardé à plusieurs endroits, synchronisé sur tous les terminaux, protégé chez des gestionnaires d’archives garantissant la lisibilité du format, sur des disques durs de mille ans… Oui, oui, tout ça je le sais bien, qu’est-ce que tu crois ? Mais quoi... On a beau pouvoir les dupliquer à l’infini les fichiers, cela ne reste qu’un nom perdu dans une énorme masse d’autres noms… Et dans quelques années, qui ira encore fouiller ces fichiers, prendre la peine de les ouvrir, parmi les milliers d’autres fichiers, stockés je ne sais où, plus récents et probablement plus utiles ? Alors voilà, je me suis dit qu’un carnet de notes, à l’ancienne, avait quelque chose de plus spécial, mettrait mieux ces instants en valeur, quoi.

En valeur pour qui ?

Hé bien pour toi, j’espère. Et peut-être la famille… Même si j’imagine que les pensées d’un vieux-schnock-à-venir n’intéresseront pas grand monde dans quelques années. Enfin, voilà pour le carnet, s’il ne se perd pas dans des déménagements ou ne se désagrège pas dans un dégât des eaux.

Qui sait ? Toujours cette question.

Je te parle et je n’ose pas encore t’appeler par ton prénom. Celui que nous avons quasiment choisi, ta maman et moi, et qui a également été source de bien des réflexions. L’aimeras-tu ce prénom ? Nous le voulions un peu original, qui puisse se prononcer aussi facilement en français qu’en anglais et qui sonne bien dans nos deux langues, qui s’accorde harmonieusement avec ton nom de famille… Rien n’est simple avec nous, je crois. Ou peut-être s’agit-il là de l’un de mes traits, celui de trop réfléchir — un trait dont j’espère ne pas trop t'affubler…

Ça pour cogiter, ça cogite dans la caboche, ça grésille dans les neurones, pour tout et pour rien. Alors, imagine pour quelque chose d’aussi énorme que toi ! De centaines de décisions, des heures de nœuds au cerveau, des angoisses à n’en plus finir. Heureusement qu’on finit toujours par y arriver avec ta maman…

Tu sais, il n’y a pas que cette histoire de prénom qui est compliquée pour moi. Il y a aussi tout le vocabulaire. Tous ces mots de la parentalité qui nous sont restés étrangers depuis si longtemps, comme si l’entrée de ce champ lexical nous avait à jamais été refusée. Un joli champ de fleurs de vie, de toutes les couleurs, un champ d’espoirs. Et comme des migrants cherchant à rejoindre une terre meilleure, nous sommes restés toutes ces années à fixer ce champ en crevant d’envie, les mains cramponnées au grillage du sort, à observer tous ces autres, à les jalouser, à imaginer nos vies à l’intérieur, à payer cher de faux passeurs qui ont fini par nous refouler après nous avoir fait miroiter de faux espoirs…

Et puis voilà qu’un jour, alors qu’on n'y croyait plus, qu’on était prêt à se résigner, à quitter la file des enfants éternels et à trouver une autre terre où vieillir, voilà qu'une porte s’est ouverte, là, juste devant nous. Forcément on est méfiant. On jette un œil anxieux à gauche et à droite pour guetter l’embuscade, le piège, on n’ose pas faire le dernier pas et traverser enfin la frontière de ce champ pour cueillir ces mots qui nous ont fait rêver : papa, maman, père, mère, fils, famille, enfant, bébé… et tant d’autres mots moins enivrants, mais qui poussent aussi dans ces herbes folles de joie : couches, tire-lait, gigoteuse, bavoir, goupillon, attache-tétine, etc.

Nous n’y sommes pas encore, tu sais. Nous sommes toujours sur le seuil, à contempler le sablier et à se demander si cela va vraiment arriver. Nous nous préparons en attendant que tu viennes nous chercher et nous prendre la main. Alors on a acheté cette poussette trio, on a repeint ta chambre, on a choisi des jolis meubles pour mettre dedans et des tas d’autres choses dont nous n’avions aucune idée il y a quelques mois. Nous rencontrons des gens qui nous racontent le chemin que tu as parcouru et comment cela se passera lorsque tu seras là, avec nous. Nous les écoutons attentivement, poliment, et nous oublierons bien sûr tout ce qu’ils nous ont dit le moment venu…

Mais je m’éloigne un peu de ce que je voulais te dire… C’est moi aussi, ça : je m’emballe dans mes histoires, je parle beaucoup. Tout d’un coup j’ai peur de devenir l’un de ces vieux qui répètent sans arrêt les mêmes histoires qu’on a entendues des dizaines de fois. Horreur !

Bref, à la vérité, je ne sais vraiment pas combien de temps je tiendrai à remplir ce carnet. Moi qui ai perdu l’habitude d’écrire à la main, j’en ai déjà des crampes ! Et si jamais je n’en avais plus l’occasion ou l’envie, il faut que je me concentre pour la suite. C’est peut-être le plus important.

J’aimerais te dire tellement de choses, mon fils. J’aimerais te raconter ma vie, notre vie, avec ta maman, nos enfances, nos souvenirs, nos voyages, nos rires, nos peurs, nos émotions, nos fiertés... Ce carnet n’y suffirait pas, bien sûr et de toute façon, nous aurons le temps de faire connaissance et de te barber avec nos histoires ! Et puis il sera temps de fabriquer d’autres souvenirs tous les trois…

Mais c’est encore autre chose que je voudrais te dire ce soir, un exercice difficile, je crois… Je n’y arriverai pas complètement, mais je dois essayer.

Voilà : j’aimerais trouver les mots pour t’expliquer pourquoi tu es là. Pas scientifiquement, non. Ça, tu le sauras bien assez tôt. Mais pourquoi nous avons voulu que tu existes, au point de traverser toutes ces épreuves et ces blessures de la vie… Tous les parents répondent facilement à cette question, je pense. Quelque chose comme « parce que ta maman et moi nous nous aimions beaucoup et que nous avions envie de fonder une famille ». Et peut-être que ça suffit après tout. C’est imparable. C’est beau. C’est la vie. Mais ton presque-papa est un « cogiteur », souviens-toi. Il réfléchit beaucoup… Oh je sais bien que je ne te livrerai pas le secret de la vie, ce soir, en quelques lignes, mais je veux quand même semer de petits cailloux pour nous guider, tous les deux. Cela sera peut-être mièvre, peut-être évident et pourtant…

Notre amour nous est peut-être tombé dessus au début avec ta maman (et nous te raconterons sûrement comment un jour), mais nous l’avons surtout construit ensemble, depuis plus de 15 ans. Un amour comme un jardin, que l’on a dessiné et entretenu pour le faire pousser à notre goût, qui n’est ni le meilleur ni le pire, mais qui est à nous et qui nous ressemble. Un jardin où nous avons aménagé un nid douillet pour profiter de la vie tous les deux. Un jardin qui a connu des orages, des pluies et des vents, mais que l’on a su faire refleurir. Ce jardin d’amour est notre chez nous intime. C’est lui qui fait battre le cœur de nos envies, lui qui permet de jouir de la vie comme nous le faisons…

Mais alors, ça veut dire quoi « fonder une famille », « avoir des enfants » ? C’est pour faire comme tout le monde ? C’est la pression sociale ? C’est pour obéir au réflexe génétique de l’espèce et se reproduire ? C’est un désir incontrôlable ? Je ne sais pas… Je n’ai jamais été très « porté sur les bébés », figure-toi ! Bien sûr, ça sera différent quand tu seras là… Toujours est-il que j’ai envie de croire à autre chose.

J’ai envie de croire que ce qui nous fait et ce que nous avons construit a de la « valeur », que ça veut dire quelque chose, même d'infinitésimal dans l’univers, qu’il faut le protéger, le faire mûrir, le faire grandir… Oui, même sur cette Terre aux ressources qui s’effondrent et où l’on est trop nombreux. J’ai envie de croire que le meilleur de nous deux, maman et moi, est un mélange unique, qu’il mérite d’exister et de perdurer dans ce monde. Cela te semblera peut-être prétentieux, égoïste… Mais c’est une vérité à défaut de « La » vérité. Et par-dessus tout, tu es là parce que nous avons souhaité faire fleurir le plus beau de notre amour, lui donner la vie et qu’il s’épanouisse encore mieux que nous n’avons pu le faire jusqu’à présent. Et qu’il grandisse, qu’il nous éclaire, qu’il nous survive, qu’il suive son propre chemin et essaime d’autres grains de lumières dans d’autres champs…

Et pour ça, je voudrais tellement te transmettre tout ce que je sais, ce que j’ai appris malgré moi, mes erreurs et ce que je suis de meilleur, l’envie, la curiosité du monde et des autres, de la nature, le respect, l’humilité, la confiance, le goût de la glisse, des arts, de la littérature, de la musique, des jeux vidéo, du cinéma, de la gastronomie et mille choses encore… Tu feras le tri, évidemment, tu aimeras, tu détesteras et tu nous montreras.

Je ne sais vraiment pas si j’y arriverai, ça m’angoisse, tu n’as pas idée. Je me trouve ridicule quand je pense à tous ces parents qui n’ont pas l’air de se poser ces questions et qui suivent tranquillement leur bout de chemin. J’essaye d’imaginer à quoi ressemblera le nôtre et au-delà des angoisses, je souris.

La plupart des enfants souhaitent que leurs parents soient fiers d’eux… Moi, ce soir, je souhaite que tu sois fier de nous, mon fils, et que tu sois fier d’exister et heureux de porter un peu de notre lumière en toi, comme nous portons celle de nos parents, et d’en avoir fait la tienne.

Ta maman et moi nous t’aimons tellement, tellement fort.

Voilà. Il se fait tard. Je ne sais pas si j’ai trouvé les mots. Je ne sais pas si je te parlerai de tout cela un jour, si je vais oublier, si tu liras vraiment ces notes ou même si je n’arracherai pas ces pages demain parce que je les jugerai ridicules ou si

~~~~~~~

– Papa ! Papa, à table !

– Ouah, tu m’as fait peur, mon chéri ! Je ne t’ai pas entendu entrer.

– Qu’est-ce que tu fais ? Maman dit qu’il faut descendre pour manger…

– Viens là, mon trésor. Papa a envie de te faire un gros câlin…

– Oui, mais maman…

– Chut…

– Qu’est-ce que c’est, sur ton bureau ? On dirait un vieux cahier.

– Ça… Hé bien… Tu sais que nous sommes allés vider la maison de ton papi Stéphane, la semaine dernière avec maman…

– Hm, hm.

– Il y avait beaucoup de cartons dans son grenier. Et en triant ses affaires, j’ai trouvé ce carnet de notes, tout écrit à la main, regarde.

– Ouah ! Et il avait écrit quoi ? Des histoires pour ses livres ?

– Non, pas des histoires, chéri, mais plutôt des pensées secrètes, pour moi…

– Secrètes ?… Et il pensait quoi, papi ?

– Des gentilles choses… de très belles choses… qu’il ne m’avait jamais dites…

– Tu pleures, papa ?

– C’est rien, chéri. Viens contre moi… Je l’aimais beaucoup mon papa, tu sais, et il me manque…

– Moi aussi il me manque, papi…

– Allez, il ne faut pas faire attendre maman.

– Papa, je pourrais le lire un jour, le carnet de papi ?

– Peut-être, quand tu seras un peu plus grand.

Je n’ai jamais eu l’occasion de te le dire, papa, mais j’ai toujours été tellement fier de toi. Et de maman. Merci pour la vie. Je vous aime.

Je m’essuie les yeux. Je glisse la main dans celle de mon fils et nous descendons retrouver ma femme.

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