IX. Les épaules voûtées

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Spleen

Toute ma vie, j’ai manqué d’assurance. Je suis certaine de l’avoir toujours fait. Sur les photos, les vidéos et bien loin dans mes souvenirs, partout il est évident, le manque de confiance en moi. Les épaules sont voûtées et le regard, fuyant. Me faire discrète, ne pas trop exister, me cacher pour que personne ne me voie, ne me remarque ou ne me juge.

Cela faisait des semaines que nous n’avions plus aucun contact avec ma mère. Ce soir-là, après un appel de l’hôpital, je me suis rendue aux urgences, ignorant que je la verrais pour la toute dernière fois. Ce soir-là, mes épaules se sont affaissées plus que jamais elles ne l’avaient fait.

Un voisin l’avait retrouvée, ivre, sur le trottoir et elle avait été embarquée par l’ambulance. En quelques mots prononcés sans douceur aucune, le médecin des urgences m’apprenait qu’elle n’avait jamais été malade, pas même d’un rhume. Il n’y avait jamais eu de chimiothérapie. Les cheveux, elle se les rasait elle-même. La montagne de médicaments ingérés ? Du pipeau effervescent. Ce n’était rien d’autre qu’un gros mensonge. Il n’y avait rien, rien d’autre que son alcoolisme et son désespoir qui avaient toujours été là. Rien n'avait été vrai. J’ai eu honte de moi, tellement que mes épaules n’avaient pas été suffisantes pour me cacher. J’ai eu honte d’avoir cru ma mère avec la naïveté d’une petite fille. Je l’avais laissée jouer son rôle sans jamais remarquer la mise en scène. En d’autres mots qui n’étaient pas plus doux que les précédents, il m’expliquait qu’elle feignait pour obtenir la “pitié”. Je ne trouve pas un autre terme que celui-là, c’est celui-là même que l’on m’a prononcé.

Alors que le médecin me disait ces mots qui n’étaient pas très doux, elle, elle s’est enfuie des urgences, dénudée et complètement sonnée, dans l’obscurité et le gel d’un mois de décembre. J’ai embarqué avec la police pour la retrouver. Je n’en avais pas envie. Je n’en avais pas besoin, non plus. Je ne l’ai fait que parce que l’on attend d’un enfant qu’il soit là pour ses parents. Alors, je l'ai cherchée sans savoir comment m'y prendre. J'avais déjà eu à retrouver un animal qui s’était enfui. Une mère, jamais.

Noël approchant, les décorations scintillantes de la rue dansaient au même rythme que les gyrophares bleus. Les sirènes de la police hurlaient dans le silence de la nuit tombée et moi, c’est ce soir-là que j’ai vu ma mère pour la dernière fois.

Si j’avais su que c’était la dernière fois que je la voyais, si je l’avais su, j’aurais regardé plus attentivement le visage qui s’efface aujourd’hui de ma mémoire, j’aurais écouté cette voix pour m’en souvenir autrement que lorsqu’elle insulte et, les épaules voûtées et le regard fuyant, je lui aurais dit ces choses que je n’ai pas pu lui dire.

Je lui aurais demandé pourquoi elle allait choisir de nous éloigner de sa vie pour toujours, bloquant son numéro de téléphone, changeant les serrures de la parfaite villa et décidant, ce fameux soir de décembre, de nous oublier, de m’oublier, aidée de toute la haine dont son cœur était rempli. Je lui aurais dit que le temps allait s’écouler mais qu’à aucun moment il n’effacerait les questions et la culpabilité. Tous les jours, toute la vie, je me demanderais où elle est, si elle est sobre, heureuse, sénile, bourrée, dépressive ou morte et si j'avais pu faire mieux, si j'avais pu faire plus ou si j'avais pu faire différemment. Je me poserais toutes ces questions sans que le temps n'y réponde. Je lui aurais avoué être soulagée ne plus recevoir ses coups de haine et de ne plus chercher à sauver quelqu’un déjà perdu. Je lui aurais confié qu’elle allait beaucoup me manquer, malgré tout. Non pas celle qu’elle est devenue depuis son premier verre mais celle qu’elle aurait dû être. Que la vie est terrible sans l’amour d’une mère. Son soutien. Ses conseils. Qu’il n’y aura pas un jour où je ne penserais pas à elle. Une odeur, une musique, une rue empruntée, nombreuses seront les choses qui me feront penser à la fille que j’étais. À cette vie qui n’est plus.

Je lui aurais fait me promettre d’être heureuse, même s'il fallait que ce soit sans nous, afin qu’elle n’ait pas gâché tout ça, toutes nos vies, pour rien.

Je lui aurais demandé pardon aussi, car là où d’autres me trouveront forte d’avoir subi son alcoolisme, moi je ne verrais que la lâcheté de n’avoir su le guérir.

A y repenser, je l’aurais sans doute même implorée de ne pas m’abandonner encore une fois.

On a retrouvé ma mère cette nuit-là. Ivre, nue et gelée dans une rue qui lui était inconnue. Elle avait brisé les vitres d’une voiture et s’était réfugiée sous ses roues. Les propriétaires avaient cru trouver la démence. Était-ce cela qui la rongeait ? Je l’ignorais. Je l’ignore toujours.

Avec un agent de police, nous l’avons ramenée au pied de la parfaite villa aux volets fermés. J’entendais ses cris d’insultes dans la fourgonnette. Qu’elle dégage, je ne veux pas la voir, je la déteste. J’ai cru voir une grimace provoquée par la gêne s’afficher sur le visage de ce policier, celle-là même que j’aurais bientôt l’habitude de voir sur les visages de ceux qui apprendront cette histoire. Habillée d’une simple couverture, essayant de couvrir son crâne rasé, elle s'en est allée chez elle, pas chancelant, sans un regard vers moi. Pas un mot. Pas un souffle. Je n’ai jamais su la raison de son mensonge. Je n’ai jamais pu le comprendre parce que je ne l’ai plus jamais revue, jamais plus. Elle n'a plus répondu à aucun de mes appels. Elle ne m'a plus ouvert la porte. Parfois, elle semblait même avoir complètement disparu et j'avais beau la chercher dans tous les regards bleus que je croisais, elle n'était plus nulle part. Je lui aurais dit tout cela, si seulement j'avais su.

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