64 : The Red Circle

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« Quand les hommes, même s’ils l’ignorent, doivent se retrouver un jour, tout peut arriver à chacun d’entre eux et ils peuvent suivre des chemins divergents. Au jour dit, inexorablement ils seront réunis dans le cercle rouge. »

Propos attribués à Rama Krishna, selon Jean-Pierre Melville - citation d'ouverture du film Le Cercle Rouge

***

Abords d'un entrepôt désaffecté

au sein d’une friche industrielle,

Grande banlieue sarcelloise (95)

Fin janvier 2011

Le quatrième jour

10:56

La Kappa coupé tournait en rond depuis plusieurs minutes. Marina explosa.

— Stoppe la bagnole, stoppe-la de suite !

Eagle se rangea en vrac sur l’accotement, à cheval sur un morceau de trottoir à peine ébauché.

— J’en ai ras la frange que tu me prennes pour une imbécile, Bensoussan, s’agaça la commissaire en agitant son arme sous le nez de son interlocuteur.

— Je vous l’ai dit : ici, tout se ressemble.

— On va continuer à pinces…

Le couple mal assorti se retrouva à arpenter un bitume défoncé, jonché de mauvaises herbes qui profitaient de la moindre faille pour s’épanouir au grand air. Le gris irisé du ciel laissa place à une trouée de bleu pale, délayant des nuages filandreux aux allures de tignasse mal coiffée. La neige éparse fondait déjà, les îlots blanchâtres étaient rares. Des bâtiments décrépis partout, des hangars aux façades avachies et sales, oubliées. La commissaire n’avait pas pour habitude de marcher avec des talons aiguilles. Sa tenue héritée des obsèques auxquelles elle avait assisté en début de matinée lui paraissait inconfortable, lui donnant cet aspect insolite, en décalage total avec le décor environnant. Seule la dégaine du rappeur, habile patchwork inspiré de tendances chinées dans quelques longs métrages spaghettis, semblait coller au style western urbain de cette friche industrielle. Les mains en l’air, il précédait la jeune femme qui le menaçait de son revolver. Au détour d’un appentis brinquebalant, une vieille bâtisse imposante à l’enseigne rouge et or défraîchie : « Mercks SA : Ameublement-Gardiennage-Déménagement ».

— C’est là, Izmaar. Les anciens locaux de Francis Mercks. L’ex-mari de Gilberte Ozon, ta maîtresse. Ton producteur artistique, ta victime. Pourquoi t’être débarrassé de lui ? Il n’avait aucun rapport avec la drogue, ni avec Marc Oettinger. En quoi ce personnage devenait-il si embarrassant ?

Le canon du pistolet tutoyait la nuque du Prince du hip-hop.

— Parle, sinon je te crève !

— Vous ne le ferez pas. Vous êtes flic. Et vous savez que si vous me descendez, vous ne reverrez jamais votre gosse vivant.

— Rien qu’en te prenant en otage, j’ai cramé ma carrière, alors je ne suis plus à ça près… Et rien ne me dit qu’Alex est encore vivant. Alors parle !

La pression du métal se fit plus insistante. D’ordinaire, Eagle jouait les cadors, mais il avait la phobie de sa propre mort.

— OK, abdiqua-t-il. Mercks refusait d’honorer les engagements qu’il avait pris envers moi. Il ne voulait plus produire ma tournée. Il pensait que mon succès n’était qu’un embrasement de paille et qu’il allait perdre trop de fric. Il s’était choisi un autre poulain. J’ai compris qu’il était accro à une poupée tarifée. Se débarrasser de lui devenait dès lors un jeu d’enfant. Une dispute d’amoureux qui tourne mal, un crime passionnel dans le feu de l’action, puis les remords de l’escroc amouraché qui met fin à ses jours… Ça aurait pu marcher.

— Sans compter que ta compagne était l’unique héritière du pactole, puisqu’ils n’étaient que séparés. Vous faisiez d’une pierre, deux coups. Ce que je n’arrive pas à comprendre, c’est la raison pour laquelle tu as accepté de faire le sale boulot que t'a confié Joseph Cash. Quelle était cette dette dont tu devais t'acquitter ?

— Votre perspicacité m’étonne… répondit l’homme au stetston en faisant face à la fliquette.

— Ne détourne pas la conversation. Garde les mains en l’air et poursuis ton passionnant récit.

— Pendant mon séjour à Fleury, il a assuré ma protection. L’univers carcéral, c’était la jungle pour moi, un univers qui m’était totalement inconnu, impitoyable. Là-bas, c’était lui le caïd. Il y faisait la pluie et le beau temps. Il m’a raconté tout ce qu’il avait vécu. Sa situation dorée, puis sa chute. Et cet enculé à qui il la devait. Je savais que ses services avaient un prix. J’ai exécuté son plan, ses directives à la lettre. La rémunération était à la mesure du risque. Je ne regrette rien.

— Les mecs comme toi ne méritent que de croupir au fond d’un cachot, Eagle ! Tu es un meurtrier de la pire espèce, un mercenaire qui ne fonctionne qu’à la tune. Un figlio de puttana (17). Bouge pas, enflure ! Si tu fais un seul geste, je t’aligne, et je n’hésiterai pas. Allez, entre là-dedans. Avant ton arrestation, tu vas me rendre Alex.

— Il n’est pas encore ici.

— C’est pas grave, on va l’attendre ensemble…

***

Le Floch stoppa le car de police Peugeot en catastrophe. Un pneu venait d’éclater.

— Qu’est-ce qu’on fait, chef ? s’enquit un de ses coéquipiers.

— Regarde : là-bas, c'est le véhicule de Marquance qu'on aperçoit. On va laisser l’Expert ici et se poster en embuscade, mais on n’intervient pas sans que j’en aie donné l’ordre. J’ai plutôt envie de faire confiance à Marina.

— Ce n’est pas ce qu’a dit le taulier…

— Je sais très bien ce qu’a dit le taulier ! Seulement, je ne veux pas risquer la peau du gamin. Alors, on y va mollo, OK ?

***

Autoroute A86

11:30


Le monospace piloté par Oettinger suivait l’itinéraire qu’avait emprunté avant lui le fourgon à l’intérieur duquel se trouvait Alex. A l’aide de son mobile installé sur un support de tableau de bord, et malgré le retard conséquent qu’il avait sur celui qu’il poursuivait, il visualisait minute par minute le parcours qu’avait choisi Omar. Sur le siège passager, Melody Leprince abaissa le pare-soleil afin d’utiliser le miroir de courtoisie pour se refaire une beauté. En effet, si le modeste échantillon de l’impressionnante garde-robe de Katia lui avait permis de retrouver un semblant de féminité, il n’était pas le seul trésor du sac de vêtements mis à sa disposition. La pochette de maquillage intégrée y débordait de secrets de femme, faisant instantanément des lingettes Demak’up les meilleures alliées de l’adolescente pour lui redonner figure humaine.

— Elle était drôlement coquette, votre dame ! Vous êtes sûr que ça ne va pas lui manquer ?

Silence.

— C’est elle qui vous a quitté ?

— Je n’ai pas envie de discuter de ça avec toi…

— Ouais, ça doit être elle. Remarquez, je m’en doutais. C’est toujours les meufs qui finissent par s’en aller, quand elles se rendent compte que leur mec ne leur accorde guère plus d’attention qu’à une vulgaire clope.

Les traits de Marc se crispèrent. Il regarda furtivement le mégot écrasé dans le cendrier de voiture, puis la jeune femme. La brillance de ses yeux reflétait autant sa fureur que son émotion.

— Qu’est-ce qui te permet de juger l’homme que je suis ? Tu ne sais rien d’elle, rien de moi. Elle… Elle est morte. C’est celui qui vous a fait enlever, Alex et toi, qui l’a tuée.

— Oh merde ! Pardon... Je veux dire, je suis désolée, je l'ignorais. Toutes mes condoléances…

— Merci...

— Mais alors, Alex est vraiment en danger ?

— Oui. Izmaar Eagle avait l’intention de vous vendre à des proxénètes demain soir.

— D’où tenez-vous ça ?

— Je suis un flic, Melody, j’ai des contacts un peu partout… Seulement, je ne te cache pas mon inquiétude. Le Caïd de Sarcelles est loin d’être un ange. Je crains qu’il n’ait prévu pour mon filleul un dessein des plus sombres...

Concentré sur sa route, le grand rouquin mit en route le radio-émetteur du Scénic et actionna le microphone.

— TI 21 à Central, TI 21 à Central, répondez…

Des grésillements en guise d’écho. Rien de plus.

— Putain, qu’est-ce qu’ils foutent ? Ils dorment ou quoi ? TI 21 à Central, réveillez-vous, bordel !

— Central à TI 21, j’écoute.

— Ici l’inspecteur Oettinger. J’ai besoin de logistique et de renforts pour une opération…

— C’est impossible, Inspecteur. D’abord, vous êtes suspendu...

— Je connais le refrain, seulement là, c’est la vie d’un môme qu’on est en train de tirer à pile ou face !

— Je n’ai pas les effectifs, Inspecteur. Votre collègue, la commissaire, elle a pété un câble. Elle a pris en otage Izmaar Eagle. Le Floch manage une équipe pour l’arraisonner.

— Merde ! Merde ! Merde et merde !

Marc coupa la radio, enclencha le deux-tons et le gyrophare.

— Accroche-toi, Melody !

Il rétrograda et enfonça l’accélérateur pour remonter la bande d’arrêt d’urgence en direction de l’ancienne zone d'activités économiques de Sarcelles. Là où les données GPS collectées par le géo-traceur les conduisaient.

Fais pas de conneries, Mari ! Attends-moi, petite sœur…

***

Mercks SA : Ameublement-Gardiennage-Déménagement

12:03

Le grand rideau métallique s’ouvrit dans un vacarme assourdissant et dégagea le passage à un vieillissant Renault Master. Éblouis par le faisceau de ses projecteurs longue portée, Marina et Izmaar plissèrent les yeux à son approche. Le bruyant moteur diesel se tut. La commissaire distinguait mal l’habitacle du véhicule utilitaire, lacéré du reflet des néons sur la vitre. Omar mesura rapidement l’ampleur de l’enjeu, arma son flingue et fit en sorte que la fliquette qui tenait en joue son boss le voit. Il se glissa à l’arrière du fourgon, empoigna l’adolescent par les cheveux pour le relever et ils sortirent tous deux par la portière latérale arrière. La jeune femme força l’homme au stetson à s’avancer.

— Alex, ça va ? Tu tiens le choc ?

— Maman ! souffla le gosse à la vue obstruée par un chiffon qui puait l’huile de vidange. Maman, fais gaffe, ils sont fous-furieux…

Un coup de crosse sur le crâne l’interrompit et arracha un cri à sa mère.

— Ecoutez bien, Madame la Keuf. Vous relâchez mon boss et je libère votre gamin. Sinon, vous pouvez lui dire adieu.

— Izmaar, je te conseille d’affranchir ton subordonné de la situation. Je veux mon fils, et je le veux vivant, sans quoi ni lui ni toi ne ferez de vieux os ! Je te jure que je n’ai plus rien à perdre.

— Bien sûr que si, Marquance : cet être précieux qui est la sève de votre existence. Omar a le pouvoir de le rayer de la surface de la terre en une fraction de seconde. Avez-vous déjà abattu un homme de sang-froid, Madame la Commissaire ? Mon second oui. Ça ne lui sera pas difficile de recommencer. Mais vous, en aurez-vous le cran, pourrez-vous encore vous regarder dans un miroir en sachant que vous êtes devenue une criminelle ?

— Ta gueule ! Tu te la fermes et tu fais ce que je viens de te demander, c’est clair ?

— Je ne suis pas votre larbin, Marina…

Une balle fendit l’air et percuta en pleine tête le négro qui enserrait Alex. Sa lourde carcasse retomba sur le béton poussiéreux. Oettinger surgit derrière l’ado et défit ses liens ainsi que son bandeau.

— Parrain ? Parrain, c’est toi ? Putain, ce que je suis content ! Et Melody ?

— Elle est dans ma bagnole…

Ils se donnèrent une virile accolade, heureux de se retrouver enfin. Une étreinte fraternelle interrompue par l’impact brutal d’une décharge de chevrotine tirée dans le dos du grand rouquin. Il s’effondra instantanément dans les bras de son filleul sous le rugissement d’effroi de Marina. A l'abri derrière un parapet, maître Philippe Roncourt, l’auteur du tir, jubilait.

Te voici vengé, Jo, à la mémoire des gavroches que nous étions, et de notre mère, emprisonnée par Oettinger père pour trafic de stupéfiants ! C'est à lui que l'on doit son suicide et notre placement en foyer, puis famille d'accueil...

Une victoire de courte durée, une meute entière de policiers emmenée par Le Floch débarqua et déversa ses nombreux effectifs de tous côtés dans l’entrepôt. Tandis que Marina se tenait agenouillée auprès du corps de son frère d'armes pour le soutenir, l'arrestation du malfrat et de son avocat ne se fit pas attendre.

— Marco, reste avec moi. T’as pas le droit de m’abandonner maintenant. Je t’en prie, bats-toi !

— Mari… haleta son ami mal en point.

— Garde tes forces, vieux frère… Appelez le SAMU, merde ! Le Floch !

— Mari, je… Je pouvais pas les laisser t’enlever Alex... Je pouvais pas les laisser gagner...

La commissaire serrait sa main dans la sienne, comme si elle pouvait retenir cette vie qui s’en allait. Sanglots étouffés, rivière lacrymale. L’adolescent filiforme observait la scène, estomaqué. Incrédule et impuissant.

— Pleure pas, ma belle… Je… Je serai jamais très loin… Mari… Je… T’aime…

Ses doigts se dénouèrent de ceux de la jeune femme, son regard se fit vitreux. Éteint.

— Marco, t’en vas pas… Marco ! MARCOO !

Un hurlement déchirant, l’expression d’une douleur incommensurable, celle de n’avoir jamais osé lui dire « je t’aime » en retour.

(17) : Un fils de pute

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