59 : Les proxénètes

5 minutes de lecture

Quartier de la gare

Cergy-le-Haut (95)

Fin janvier 2011

Le troisième jour

22:37


En franchissant la grille en fer forgée qui habillait la porte cochère de l’immeuble dans lequel avait résidé Katia, Oettinger s’imaginait remonter le cours du temps. Une époque encore toute fraîche dans sa mémoire. Cette époque durant laquelle, au petit matin, il avait périodiquement eu pour habitude de précéder sa compagne de cœur afin de l’attendre patiemment dans cet appartement cosy qu’il avait déniché pour elle. La voix chantante du vieux concierge hidalgo tira l’inspecteur de ses songes.

¡ Señor Marco ! Ye peux vous être utile à quelque chose ? Vous venez peut-être récupérer les affaires de votre señorita

¡ Hola Manuel ! Non, je…

— Quel malheur, señor ! Elle était si charmante, si aimable. Toujours un petit mot yentil, même quand elle semblait triste parfois…

— Oui, c’est… Enfin, c’était une femme merveilleuse…

Y’ai l’intention d’assister à ses obsèques, mañana. Ye voulais vous témoigner mon amitié, et saluer une dernière fois la señorita Katia… ¡ Madre de dios, que desgracia !

— Merci Manuel. De ta compassion. Je suis sûr que de là où elle se trouve, elle est touchée de ta sympathie, de ton attention à notre égard. Mais je ne me suis pas déplacé jusqu’ici pour ça. Je voulais voir Shakes. Sais-tu s’il est actuellement chez lui ?

¿ El señor Vittorio ? ¡ Claro que sí, il est chez lui ! Depuis le décès de la señorita Mathilda, il ne quitte quasiment plus son appartement.

— Mathilda et Katia étaient très proches l’une de l’autre. J’espère qu’en souvenir d’elles, il acceptera de me venir en aide…

Le grand rouquin n’attendit pas la réponse du vieil espagnol et se mit à grimper quatre à quatre l’escalier de pierre menant aux étages.

***

L’antique radiocassette Telefunken crachouillait Gigi l’amoroso en sourdine depuis la spartiate chambre à coucher. La pièce était sombre, faiblement éclairée par une lampe de chevet désuète, posée sur une frêle table de nuit qui l’était tout autant. Mathilda Triviani, moulée dans une robe aussi fleurie que sexy, outrageusement grimée de couleurs trop soutenues, trônait au-dessus du modeste lit, immortalisée sous un soleil vénitien, place Saint-Marc. Elle y était radieuse, l’amour se lisant dans ses prunelles d’un marron glacé. Malgré son absence, elle semblait encore régner sur le cœur de Shakes. Ce cliché l’érigeait en souveraine et légitime concubine, avec cette certitude pourtant si dérisoire qu’aucune femme ne la remplacerait jamais auprès de son homme. Sobrement engoncé dans un peignoir éponge rouille-orangé passablement élimé, celui-ci était allongé sur son paddock, en train de se palucher devant un film pornographique qu’il visionnait en streaming via son ordinateur portable, lorsqu’il entendit carillonner la sonnerie de l’entrée. Il écrasa sa clope dans un cendrier en cristal, stoppa la vidéo et coupa le son du poste avant de remonter le long couloir tapissé de motifs psychédéliques. Il colla son œil au judas, mais sa vue se troubla sous l’effet de l’alcool.

— Qui est-ce ? aboya-t-il la voix pâteuse.

— C’est Marco. Ouvre cette putain de porte, Shakes. On a des choses à se dire…

— Fous-moi la paix, Oettinger ! Je veux voir personne, tu m’entends ? Personne !

— Fais pas le con, vieux. Toi et moi, on a un truc en commun. Et la même envie de régler son compte à celui qui a arraché nos nanas à nos existences. Shakes, si on ne fait rien, une jeune minette et un petit gars tout ce qu’il y a de plus innocent vont déguster à la santé de ce fumier. Et ils ne méritent pas plus ce sort que nos meufs.

La chaînette coulissa et la porte s’effaça sur la mine livide du rital en peignoir éponge. Accolade chaleureuse et virile. Finalement, Vittorio Parisi convia le grand rouquin à entrer.

***

Les deux hommes se faisaient face dans un salon suranné typé eighties. Le Chivas Regal débouché voisinait une pile de revues people sur une rustique table basse en chêne.

— Assieds-toi Marco.

L’inspecteur prit place sur le fauteuil en velours et Shakes l’imita en vis-à-vis.

— Que veux-tu savoir exactement ? s’enquit le Méditerranéen en versant le single malt dans deux verres à whisky prévus à cet effet.

— Le milieu du proxénétisme parisien est en effervescence. Un gros deal est prévu prochainement. Mais je ne sais pas où, quand, ni même comment.

— D’où tiens-tu tes infos ?

— D’Estampes, mon pote de la Mondaine.

— Pastoche le Marseillais ? Il est toujours en poste celui-là ?

— T’es au parfum de quelque chose, oui ou non ?

— Tu fais fausse route, Oettinger. A part Mathilda, les putains, j’y touche pas.

— Tu connais du monde dans la place. T’as des relations, de Boulogne à Pigalle. Alors crache le morceau, Shakes.

— T’es suspendu, Marco. Le Tout-Paris le sait. T’es un flic fini, déchu. Quelles raisons peuvent bien te pousser à retrouver deux ados boutonneux dans le milieu de la nuit ?

— L’un de ces ados est mon filleul, et le fils de ma collègue. Je lui ai donné ma parole et j’entends bien l’honorer.

— Ta collègue ? Quelle collègue ? Le pitbull, là ? Celle qui fait la une des tabloïds ?

— Marina est une enquêtrice hors-pair, une profileuse. Elle est sur le point de faire vaciller le Caïd de Sarcelles. Il est fort probable qu’il soit l’instigateur de la transaction.

— Eagle ? Il fait dans le show-biz’ et la schnouf, pas dans la prostitution !

— Il y aurait entre cinquante et soixante-quinze mille euros en jeu…

— Il n’y a que les ruskofs pour allonger autant d’oseille rubis sur l’ongle.

— Tu sais où je peux les pécho ?

— Non, Marco. Je suis hors-circuit depuis longtemps. Par contre, Fredo le Nabot, lui, saurait…

Une image furtive traversa l’esprit du flic. Fredo le Nabot, le premier souteneur de Katia. Celui qui la faisait bastonner à coups de batte de base-ball par ses sbires lorsqu’elle avait l’indélicatesse de ne pas lui verser ce qu’il considérait comme un dû. Le souvenir était encore latent. Février 2002, pont d’Iéna. Une nuit de patrouille pluvieuse, ordinaire, avec Wilfried Furhmann, alors tout jeune stagiaire. Leur intervention avait sauvé la catin d’une mise à mort sans pitié. Leur visite au commanditaire de cette ratonnade avait sonné le glas de son emprise sur la protégée du rouquin.

— Fredo ? Je le croyais rangé des bagnoles.

— Il s’est maqué avec une poupée russe : Svetlana Oulianov. Il a acheté sa liberté à son proxénète, un certain Wladislaw. Un des très gros bonnets du trafic des blanches. Par contrat « moral », il est en cheville avec eux. Il est une sorte de « rabatteur » de chair fraîche, si tu vois ce que je veux dire…

— Je vois, Shakes. Je vois même très bien !

Les deux hommes finirent par trinquer et boire cul-sec leur douze ans d’âge. Nostalgie. Vapeurs d’alcool et effluves de tabac blond. Conversation futile autour d’un bon vieux temps qui a trop vite foutu le camp. Puis, Marc se décida à prendre congé pour rendre visite à celui qu’il n’avait pas revu depuis près de neuf ans, le nain de jardin du seizième…

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Aventador ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0