52 : Joinville-le-Pont

7 minutes de lecture

Un lotissement de maisons individuelles en construction

Joinville-le-Pont (94)

Fin janvier 2011

Le troisième jour

6:13

L'obscurité humide habillait de ses nappes cotonneuses le chantier à l'abandon. Nombre de villas étaient hors d'eau, couvertes d'un toit en tuiles brique et d'huisseries en PVC, mais elles étaient loin d'être livrables en l'état. Des problèmes de trésorerie avaient perturbé le calendrier des échéances et plusieurs artisans avaient jeté l'éponge, faute de financement. L'absence d'éclairage public rendait l'endroit aussi austère et lugubre qu'une friche industrielle.

Les phares blancs d'un Renault Master perforaient la nuit. Le fourgon s'arrêta devant une porte de garage bâchée d'un plastique transparent moucheté de boue. La porte latérale du véhicule coulissa et deux hommes en poussèrent un troisième au-dehors. De race blanche, ce dernier était bâillonné, sa vue occultée par un masque de sommeil et ses poignets meurtris, ligotés par de la ficelle alimentaire. Les sons qu'il émettait en se débattant étaient étouffés et ses mouvements contrôlés par les deux armoires à glace qui l'encadraient.

— Omar, on te laisse t'occuper de la gratte du morveux.

— OK Vlad', rétorqua le gros black en quittant le siège conducteur.

Le groupuscule bouscula son prisonnier jusqu'à une cabane de chantier en préfabriqué. La porte d'entrée s'ouvrit ; un type aux longs cheveux filasse et à la silhouette longiligne, toute en jambes, se rua à l'extérieur, un brin revêche.

— Putain, vous en avez mis du temps !

— Oh, Fil d’œuf, tu veux pas la fermer un peu ? s'emporta Omar. On n'a fait qu'exécuter les ordres. Le Caïd ne voulait pas qu'on l'amène ici de suite.

— Ouais, mais la meuf est super chiante, j'ai dû lui foutre une baigne pour la calmer. Une vraie furie. Elle réclamait de la bouffe, elle voulait aller aux waters, elle avait froid...

— Et alors ? Tu l'as laissée aller aux chiottes au moins ?

— Évidemment que non ! Tu me prends pour qui ? Et du coup, elle s'est pissée dessus, cette pouffiasse...

— Fil, t'es vraiment trop con quand tu t'y mets !

— Ben quoi, j'ai respecté ce qu'avait dit le boss...

— Vachement ouais ! T'as plutôt intérêt à ne pas l'avoir trop esquintée. Allez, rentre là-dedans toi...

Le préfabriqué était meublé sommairement : un réfrigérateur bourdonnant et hors d’âge, un salon de jardin minimaliste, une plaque électrique. Melody Leprince baignait dans son urine, assise à même le sol et enchaînée au groupe électrogène du local. Elle avait le regard hagard d’un animal battu qui peine à faire confiance aux humains. Sa parka en daim violine ne suffisait pas à enrayer ses tremblements. Le froid n'en était pas la cause. Le mascara dégoulinant trahissait l’ampleur de sa détresse. Sa joue à vif aussi.

On installa le séquestré fraîchement débarqué sur l'une des deux chaises, lui ôta son masque. Ses yeux clignèrent un moment, le temps de s’habituer à la lumière criarde diffusée par le néon. Puis, on lui arracha son bâillon et il en profita pour recharger ses poumons en oxygène. L’air était plutôt nauséabond, avec ces relents de pisse qui l’habitaient. Omar se posa en face du nouveau venu, déplia son opinel et le planta dans une pomme. Yacine, l’un des deux autres colosses, s’éclipsa pour prendre un appel sur son smartphone haut de gamme.

— Écoute, freluquet, menaça le gros black, si tu ouvres ta grande gueule, je te tranche la gorge et tu te videras de ton sang comme un porc, pigé ?

Le négro mit en pratique ses dires sur la malheureuse Granny Smith qui, ainsi séparée de sa moitié, suintait désormais de tout son jus. Effrayé par cette perspective, le jeune blanc-bec opina du chef.

— Omar, est-ce que tu sais si Izmaar va se pointer ? demanda Vladimir.

— C’est ce qui est prévu…

Dix minutes plus tard, une majestueuse limousine grise aux vitres fumées et au capot orné de la célèbre Flying Lady s’immobilisa dans la rue. La portière antagoniste s’effaça et laissa apparaître une longue silhouette sombre qui se déplia. Le tintement des éperons sur le bitume rythmait les pas d’un homme qui semblait flotter dans les ténèbres. Le vent glacial s’engouffrait dans son cache-poussière et malmenait son stetson. En quelques rapides enjambées, il parvint sur le seuil de la cabane de chantier. Quatre coups brefs sur le battant, puis il entra.

— Personne ne vous a suivi ? s’enquit Eagle.

— Non Izmaar, y’avait pas un chat.

— Parfait. On en est où avec la gamine ?

— Fil d’œuf l’a cognée ! souffla Omar.

Le jeune captif, toujours ligoté, coula un regard compatissant à sa compagne d’infortune.

— Putain, Fil ! Fais gaffe à la marchandise, merde !

— J’aurais bien voulu vous y voir… se défendit l’homme à la tignasse graisseuse.

Le Prince du hip-hop s’avança vers son interlocuteur et lui colla un pain qui le cloua au sol.

— Je t’avais prévenu, Fil d’œuf ! Je ne supporte pas l’insubordination, et encore moins l'incompétence.

Tout en se frottant la joue, l’incriminé voulut se relever et répliquer, seulement Izmaar lui balança un coup de santiag dans la mâchoire. Le sang s'écoula de la bouche de l'homme à terre. La jeune vietnamienne atterrée poussa un cri d’effroi devant la violence du spectacle.

— Vlad, va l’achever dehors, exigea Eagle.

Le subordonné s’exécuta et empoigna Fil d’œuf pour le contraindre à le suivre à l’extérieur. Puis, le Caïd sortit d’un fourreau suspendu à son ceinturon un immense couteau de chasse et vint se planter devant l’adolescente enchaînée. Il s’accroupit à sa hauteur et caressa le visage féminin de sa lame froide. Melody tressaillit.

— Qu’est-ce que je vais faire de toi, poupée ? Ton mec a passé l’arme à gauche et son frangin a pété une durite…

Le corps de la belle était secoué de sanglots incontrôlables. Izmaar poursuivit en promenant le métal sur la douce peau de son otage.

— Tu ne me sers plus à rien. Tu m’encombres plus qu’autre chose. Autant te buter !

— Nooon, s’il vous plaît Monsieur, je vous en prie… supplia la jeune femme.

— Sinon, je pourrais demander une rançon à tes parents…

— J’ai pas de parents !

— Bien sûr que si, et plein aux as je suis sûr… Ou alors, je pourrais encore te vendre. Ouais, t’es plutôt jolie. Il avait du goût, Samir. Sur le marché de la prostitution, tu dois bien valoir les cinquante mille qu’il me devait, ton cher et tendre. Mais avant, je vais te tester, petite pute…

Eagle embrassa la demoiselle de force.

— Lâche-la connard ! s’égosilla le prisonnier qui s’agitait sur sa chaise.

Le gringalet n'avait rien perdu de la scène. L’homme au stetson s’interrompit alors que son second allait s’occuper de ce gamin qui la ramenait un peu trop.

— On dirait que notre invité a des couilles finalement…

Le gros black s’apprêtait à décocher une droite à l’ado rebelle lorsque son boss l’arrêta d’un geste.

— Laisse, Omar, j’ai l’impression que le fils de cette charmante commissaire est amoureux.

Alex s’empourpra tandis qu’Izmaar se relevait.

— Pourtant, ça m’étonne qu’une pétasse comme elle puisse un jour s’enticher d’une chique molle !

Le jeune Marquance lui cracha à la face. Le Caïd s’essuya la figure d’un revers de manche et arbora un rictus qui n’avait rien d’affable.

— T’es aussi téméraire que le brave Samir. Finalement, vous avez davantage de points communs que je ne l’aurais cru de prime abord. Dis-moi, est-ce que cette traînée est aussi bonne au pieu qu’elle en a l’air ?

— Je t’emmerde, espèce d’enflure ! Relâche-la…

Le Caïd déposa le couteau sur la table en plastique verdâtre, farfouilla dans sa poche et se saisit de son poing américain pour frapper l’adolescent dans l’abdomen, le pliant ainsi en deux.

— Ce serait vraiment dommage de rouler des mécaniques pour sauver une minette que tu n’as sûrement jamais baisée ! Tiens Omar, aboule son étui à guitare…

Le malabar s'empara du softcase ambré et le refila à son boss.

— Touchez pas à ça ! se fendit Alex, toujours asphyxié par le coup qu’il venait de recevoir.

— Ta gueule… coupa le négro en lui balançant un taquet dans la tête.

Eagle dé-zippa la housse et en extirpa l'instrument de musique.

— Mazette ! C'est à toi ça ?

— Rends-moi ça !

— Et tu sais en jouer ?

— Évidemment que je sais en jouer ! Je ne suis pas un rappeur à midinettes comme toi, juste bon à baragouiner des textes-clichés sans profondeur sur la misère des banlieues...

— T'es un marrant, dis donc !

Le Prince du hip-hop saisit l'ado par les cheveux et lui éclata le front contre l'aigle métallique sculpté en relief sur sa boucle de ceinture. Beuglement de stupeur de l'apprenti-mannequin, de douleur du jeune homme qui porta sa main à sa blessure. Un filet de sang s'écoulait entre ses doigts, dégoulinait sur son faciès déformé par la souffrance. Il geignait. L'affront fait au Caïd, Alex allait le payer cher. Dans un mouvement de rage incontrôlée, l'homme au stetson explosa à plusieurs reprises sa guitare contre le mur du préfabriqué.

— Nooon ! Pas ma gratte, nooon !

L'adolescent observait, impuissant, la fureur du bourreau anéantir à tout jamais l'ultime souvenir de son père. L'hémoglobine de sa plaie venait mourir sur ses larmes de douleur, formant ainsi d'étranges ridules rosées où se mêlait la transparence lacrymale au rouge sanguin. Eagle jeta l'instrument à terre et s'apprêtait à quitter la cabane de chantier en crachant sur le freluquet. Vladimir entra au même moment.

— T'es pas un rapide pour descendre un abruti, toi !

— Fallait bien que je me débarrasse du corps !

Le Caïd soupira. Il reprit son couteau de chasse et le rengaina dans son logement, moribond.

— On m'attend. Je vous les confie. Omar, tu connais les consignes. La deuxième équipe vous relèvera dans quatre heures. Je compte sur vous. Et rameute l’autre naze avec son smartphone, on n’est pas chez Bouygues Telecom !

Le cache-poussière regagna la Rolls-Royce. Elle le happa avant de s'évaporer dans un feulement quasi aristocratique.

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