14 : Enfance volée

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Appartement Mancini

Rillieux-la-Pape (69)

Novembre 1981

22:05

A quarante ans, Luciano Mancini - dit Lulu - était un homme violent. Et comble d'ironie, il était gardien de la paix. Au sein de son propre foyer, il faisait régner l'ordre. L'ordre et la terreur. Et les litres d'alcool ingurgités quotidiennement n'arrangeaient rien à l'affaire. Un détail, un rien le rendaient fou-furieux. Son premier punching-ball vivant avait été son fils, Jonathan, né d'un premier lit. Sa mère s'était éteinte en couches et Lulu l'avait élevé à grands coups de ceinturon. Il avait même fini par le foutre dehors à l'âge de seize ans parce qu'il avait retrouvé de l'herbe planquée sous son paddock. Il en avait fait une lavette qui chouinait dès qu'un quidam haussait la voix. Un SDF aussi, une épave à vingt ans à peine. Une loque qui se torchait à la Villageoise pour noyer son existence dans un liquide imbuvable et bon marché, un déchet humain qui faisait les poubelles pour survivre.

Après quelques années de célibat, avec pour seules compagnes la vigoureuse veuve poignet et quelques prostituées de bas étage, Lulu refit sa vie avec un beau brin de femme, une jeune bimbo un peu perdue, prénommée Samantha. Il l'embobina très vite avec son baratin, la maria et l'engrossa dans les deux premières années de leur cohabitation. Dès la naissance de leur fille Marina, il ne supporta pas les pleurs de bébé qu'il faisait payer au prix fort à la pauvre maman avant qu'elle ne doive subir ce qu'elle appelait pudiquement le devoir conjugal.

Plus les années avançaient, plus le cauchemar empirait. Marina n'était plus un nouveau-né et se faisait incroyablement discrète, au point que ses enseignants s'étaient inquiétés de son isolement systématique, de sa tristesse presque maladive et de sa maigreur préoccupante. Un prétexte de plus pour justifier les emportements irraisonnés de Lulu. Et depuis le départ précipité de Jonathan du T4 qu'ils occupaient, les coups pleuvaient quasi exclusivement sur Samantha. La grosse brute avait bien levé la main une fois ou deux sur sa fille, mais pour protéger sa fragilité - une simple claque l'avait envoyée valser à l'autre bout de la pièce et s'était soldée par une fracture de son avant-bras -, la brave femme préférait être l'unique cible du courroux de son mari.

Nous étions samedi soir. Lulu avait vidé toute la réserve de scotch de l'appartement. Et il avait encore soif. Comme d'habitude, les questions matinées de reproches fusaient. Le « Où est-ce que t'as planqué la bouteille, salope ? » et les « Comment ça, y'a plus rien dans le placard ? T'as pas prévu de provisions pour le week-end ? Non mais tu te fous de moi là ! » en disaient long. Et bien sûr, les maigres excuses de son épouse ne le satisfaisaient jamais. Si bien qu'invariablement, le ton montait : « Au lieu de te faire tringler comme une pute par un régiment de mâles en rut, tu ferais bien de t'occuper ta "moitié" ! Sale traînée va ! Ouais, t'es qu'une sale chienne ! Tu sais faire que ça, écarter les cuisses à tout-va. Y'a vraiment des baffes qui se perdent... »

L'homme ne se contenait jamais très longtemps. La première volée de gifles ne se faisait guère attendre et s'abattait lestement sur la malheureuse. Les cris et les supplications de cette dernière n'y changeaient rien.

Bien sûr, tous ces bruits parvenaient jusqu'aux oreilles de la gamine, qui sanglotait au fond de son lit. Malgré la distance relative et la porte fermée, malgré la voix de Michel Berger braillant sa chanson dans le poste de télévision. Marina n'en pouvait plus de tout cela, de ce père qu'elle détestait un peu plus chaque jour. Et ce soir-là, la fillette décida de mettre un terme à tout ça. Emmaillotée dans une chemise de nuit trop étriquée, elle se leva de son lit, ouvrit la porte de sa chambre, longea le mur du couloir et pénétra dans le salon. Les vociférations y étaient plus clairement audibles, l'émission de variétés aussi, mais les éclats de voix venaient de plus loin, probablement de la cuisine. Elle s'avança alors vers le confiturier et se hissa sur la pointe de ses pieds nus pour en ouvrir le tiroir. De ses petites menottes, elle se saisit du lourd pistolet de service de son père et arma le chien avec détermination. Puis, elle traversa le living et tomba en arrêt sur Lulu, juché à califourchon sur sa mère, en train de l'étrangler sur le sol carrelé.

— Espèce de putain, je vais te démonter la gueule, tu m'entends ? Je vais te démonter la gueule !

D'un pas léger malgré sa mine grave, la môme trottina calmement en direction du couple, revolver au poing. Elle le braqua sur la tempe du bourreau.

— Lâche-la, ordonna-t-elle avec l'aplomb d'une adulte. Et tu lèves doucement tes fesses de là, très doucement ! Au moindre geste suspect, j'appuie sur la détente.

— Fais pas de conneries, ma puce, il est chargé...

— Je sais, et je n’hésiterai pas.

Devant son entêtement, Lulu obéit docilement.

— A genoux maintenant.

— Marina, souffla Samantha en reniflant et s'essuyant le visage dans sa manche, ne lui fais pas de mal.

— La ferme, m'man, et va appeler la police. Magne !

— Tu te rends compte de ce que tu fais, ma puce ?

— Ouais !

— Marina ?

— J'espère que t'as appelé les flics, maman, parce que je vais pas patienter comme ça jusqu’à Noël...

— Oui...

— Alors dégage ! Barre-toi vite !

— Marina...

— Barre-toi, je te dis !

Résolue, la gosse détourna un instant le regard pour appuyer son propos et sentit Lulu esquisser un mouvement. Avec une rapidité ahurissante, elle lui asséna un coup de crosse sur la tempe et il s'effondra comme une masse en pissant sa sève rougeâtre.

— Toi, tu bouges pas, vociféra la môme. Tu n’existes plus. Tu n’es même plus mon père…

Marina cracha sur son géniteur comme si elle lui vomissait sa haine à la figure. Puis, elle s'assit en tailleur au milieu de la cuisine, attendant que les forces de l'ordre viennent la relayer. Du haut de ses dix ans, la gamine avait réussi ce que personne n'avait eu l’audace de faire avant elle : tenir son paternel en respect. Sûre que ça allait en épater plus d'un, Jonathan en tête. Avec un peu de chance, ça impressionnerait peut-être aussi son nouveau voisin, Marc Machin-Chose - ou Bidule-Truc, sa mémoire était sélective à cette heure tardive. Car même si elle faisait semblant de l'ignorer en jouant les bêcheuses, elle n'était pas insensible au charme du mignon petit rouquin...

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