11 : David

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Les bords de Loire

Campagne nivernaise (58)

Novembre 2002

9:00

Depuis plus d'une demi-heure, Marina serpentait dans les méandres des petites routes de campagne. David lui avait donné rendez-vous au milieu de nulle part. Elle avait reçu son SMS aux premières lueurs du jour, alors qu'elle traquait avec son équipe une bande de malfaiteurs. Il avait évoqué une surprise...

En cette matinée automnale, l'atmosphère était encore humide. Il avait plu toute la nuit. La brume semblait prendre naissance dans le lit du fleuve pour inonder les berges avoisinantes, donnant au ciel une couleur laiteuse et un aspect cotonneux que le soleil peinait à percer. La Lancia bifurqua enfin sur la voie communale tant convoitée et, après quelques centaines de mètres, franchit une imposante grille métallique rongée par la rouille. Elle s'avança au pas sur l'allée gravillonnée et s'immobilisa à proximité de la Yamaha 600 Ténéré de David, stationnée devant une vieille bâtisse délabrée. Marina descendit de son auto et rejoignit son homme sur les marches du perron abrité par une marquise fissurée. Elle l'embrassa furtivement sur la bouche.

— Tu as trouvé facilement ? s'enquit David.

— Facilement, c'est beaucoup dire... Alors c'est ça ta surprise ?

— Oui, le cadre est magnifique, n'est-ce pas ?

Certes, le jardin était immense et surplombait la Loire. Toutefois, force est de reconnaître qu'il était complètement à l'abandon, envahi de ronces et de mauvaises herbes.

— Bon, je ne te cache pas le fait qu'il faille faire abstraction de la remise en état nécessaire et preuve d'imagination pour se projeter dedans. Mais crois-moi, la maison a un immense potentiel. Cela dit, comme je ne voulais pas signer sans ton accord, le propriétaire a eu la gentillesse de me laisser les clés pour que je puisse te faire visiter. C'est une occase en or, et un vrai coup de cœur pour moi...

La jeune femme connaissait cet enthousiasme débordant. Elle savait qu'elle aurait du mal à avoir gain de cause sans provoquer une nouvelle querelle. Elle était toujours amoureuse de David mais supportait de moins en moins l'asphyxiante promiscuité avec sa belle-famille. Et surtout, la jalousie quasi obsessionnelle de son époux était le principal facteur de fréquentes scènes de ménage de plus en plus heurtées. Hantée par une enfance chaotique, Marina les redoutait. Elle ne voulait à aucun prix revivre le calvaire qu’avait enduré sa mère. La dernière altercation en date avait concerné la liaison que Marc Oettinger et elle avaient entretenue bien avant sa rencontre avec David. Il l'avait fortuitement découverte au travers de lettres enflammées qu'elle avait conservées. La dispute avait été violente. Marina avait, pour un temps, quitté le domicile conjugal. Son mari s'était excusé de son comportement, de sa stupidité et lui avait même offert cette Kappa coupé première main pour se faire pardonner. Ce qu'elle avait fait du bout des lèvres. Cela étant, ses priorités n'étaient désormais plus les mêmes.

— A vol d'oiseau, on est à quelques encablures de Nevers. Pour ton boulot, ça ne changera pas grand-chose. Pour Alex non plus, il poursuivra sa scolarité dans son école sans avoir à se faire de nouveaux copains.

— David, tu ne te rends pas compte que c'est une ruine ?

— Une ruine ? Tout de suite les grands mots...

— Mais bordel de merde, David, qu'est-ce que tu crois ? Tu nous prends pour Crésus ou quoi ? On n'a pas les moyens d’acquérir cette folie ! Entre les cours de tennis et d'équitation d'Alex, la pension que nous payons pour son cheval, pour lequel on s'est par ailleurs endetté, les traites de nos bagnoles et de ta moto, on ne s'en sortira jamais...

— On se serrera la ceinture, voilà tout ! Allez, viens voir l'intérieur, s'il te plaît. Comme ça, tu pourras te faire une opinion en toute objectivité...

Il tourna la grosse clé dans l'antique serrure en ferraille ouvragée puis déverrouilla la porte en bois vermoulu. Et il courut ouvrir les volets comme un gosse le ferait pour convaincre une mère réticente à satisfaire son caprice.

— Regarde comme la pièce principale est claire, baignée de lumière naturelle !

Marina ne voyait que les murs décharnés, le plancher défoncé et l'épaisse couche de poussière qui recouvrait tout, jusqu'à la maigrelette ampoule, nue au bout de son fil.

— Je nous imagine déjà assis devant le feu de cheminée, passant de longues soirées d'hiver à écouter un vieux disque de ton idole. Alex jouerait à cache-cache avec Fresco et on aurait même suffisamment de place pour lui faire un petit frère ou une petite sœur...

— David, Fresco est le chien de tes parents, pas le nôtre ! Et tu sais très bien qu'une future grossesse n'est pas à l'ordre du jour.

— Ça peut quand même s'envisager, non ? Allez ! Suis-moi à l'étage, on a une superbe vue sur la Loire...

— Non David.

— Ne t'inquiète pas, l'escalier est plus solide qu'il en a l'air !

— Écoute, il faut vraiment que je t'avoue quelque chose...

— Quoi ? La baraque ne te plaît pas, c'est ça ?

Un soupir sonore.

— Non, c'est pas ça, pas ça du tout en fait... Je... Je suis mutée. En banlieue parisienne.

David tomba des nues.

— Putain, Mari, dis-moi que c'est pas vrai ! Dis-moi que t'as pas fait ta demande dans mon dos, sans m'en parler ! Dis-moi que t'as pas pu nous faire ça !

— Je suis désolée, David...

— Désolée ? T'as tout manigancé en douce, et tu oses me dire que tu es désolée ? Mon œil ouais ! T'as préféré me mettre au pied du mur... Et tu le sais depuis combien de temps ?

— Deux jours...

— Deux jours ? Bon sang... Et t'attendais quoi pour me l'annoncer ?

— Le bon moment...

— Et tu as pensé à Alex, à son cheval, à ses cours d'équitation qui nous coûtent soi-disant si cher ? Non, évidemment...

— Bien sûr que si, j'y ai réfléchi figure-toi ! Et j'ai pensé qu'Alex pourrait garder sa monture ici, qu'on passerait les week-ends à la campagne. Nevers n'est pas si éloignée que ça de Paris...

— Et moi, je deviens quoi dans cette histoire ?

— On peut être vétérinaire n'importe où...

— Mais je n’ai pas envie de me transformer en véto citadin, Mari ! Tu ne comprends pas ? Ça ne m'intéresse pas de soigner le boa constrictor d'un loubard de la cité ou le yorkshire d'une miss Prout-Prout d'un quartier huppé. Si j'ai choisi ce métier, c'est pour m'occuper des animaux que j'ai côtoyés tout au long de mon enfance. Mes racines sont ici, je suis issu d'une famille de fermiers. Si je m'installe là-bas avec toi, entouré de tes boulevards périphériques et tes tours de béton armé, je vais étouffer...

— Tu ramènes toujours tout à toi, hein ! Seulement, je n’en peux plus de ta cambrousse et de tout ce qui va avec, David. J'en ai assez de chasser les voleurs de poules et autres voyous à la petite semaine. Si je suis entrée dans la Police, c'est pour traquer les criminels, les purs et durs. Je veux devenir profileuse. C'est pour ça que j'ai fait des études de psycho. C'est une chance unique pour moi...

— De retrouver Marco oui ! Lui c'est un vrai citadin, pas un plouc comme moi...

— Tu mélanges tout ! Marc est marié, père d'une gamine dont je suis la marraine. C'est mon meilleur ami, c'est tout.

— Et c'est pour ça que t'as tenu à ce qu'il soit le parrain de notre fils, je connais le refrain, merci ! T'avais juste omis de mentionner qu'il t'avait culbutée au détour de vos années universitaires...

— Je vois que tu n'as toujours rien compris aux femmes, mon pauvre vieux ! Tous les deux, on n’habite vraiment plus sur la même planète. Je me demande franchement ce qu’on fout encore ensemble…

Excédée, Marina lui jeta son alliance à la figure. Face à un tel affront, David faillit lever la main sur elle, mais il interrompit l’irréparable.

— C’est ça, casse-toi d’ici avant que je t’en colle une. Va rejoindre ton bellâtre, puisque t’en crèves d’envie !

Il avait hurlé. La colère le consumait de l’intérieur. Il était en train de perdre son épouse, il le savait. Il savait qu’ils avaient atteint ce point de non-retour, celui des prémices de cette haine mutuelle qui brûle jusqu’au plus merveilleux des souvenirs partagés. Il n’avait plus qu’une seule certitude, celle de l’aimer encore comme un fou. Il aurait voulu pouvoir tout effacer, tout ce qui avait anéanti leur couple, l’étreindre dans ses bras, l’embrasser peut-être… Non, plutôt cet ultime geste d’amour : abdiquer et la laisser partir.

— Va-t'en vite, s’il te plaît. Sinon je ne réponds plus de rien…

— Ouais, c’est ça, pauvre minable ! Ma tour d’ivoire, tes rêves étriqués et ta jalousie incurable, tu peux te les carrer où je pense…

— Mais tu viens de les piétiner mes rêves, Mari ! De les piétiner !

Sa femme ne l'écoutait plus. Elle avait déjà tourné les talons. Et David en chialait de désespoir.

***

Deux heures s'étaient écoulées depuis que la jeune inspectrice avait claqué la porte au nez de son homme. La violence du conflit conjugal l’avait choquée. Elle avait été prendre son petit-déjeuner sur les quais de Loire pour calmer une angoisse palpable, parcouru le quotidien régional en buvant son café noir, puis repris la route. Sur la départementale, elle roulait vite, profitant du chant feutré du cinq cylindres à essence. A la hauteur d'une intersection protégée, elle aperçut des gyrophares bleus scintiller et le soleil se refléter dans le rouge des véhicules d'intervention. Inconsciemment, elle comprit très vite que son existence allait basculer. Elle planta un gigantesque coup de frein et son coupé stoppa à quelques mètres de l'accident. Il y avait un camion-citerne en travers de la chaussée. Et à proximité, une 600 Ténéré renversée sur le macadam. Elle en reconnut instantanément la plaque d'immatriculation. La moto de David ! Elle détacha sa ceinture, arracha les verres solaires de son visage et bondit de son auto.

— DAVIID, DAVIIID !

Un secouriste l'empêcha d'aller plus avant.

— Retournez à votre voiture, Madame, et laissez les professionnels faire leur travail...

— C'est la moto de mon mari !

— Le motard est votre époux ? Vous êtes Madame Marquance ?

— Oui...

— Je suis désolé, Madame, on n'a rien pu faire. Il est mort sur le coup...

— NOOOOOON ! DAVIID ! DAVIIID !

L'hystérie de Marina devenait incontrôlable. Elle avait du mal à respirer, comme si le décès de son homme lui avait bouffé tout son oxygène. Elle était secouée de convulsions et de sanglots. Le secouriste dut faire appel à ses collègues pour la maîtriser et lui injecter une puissante dose de Valium. Avant de s'évanouir, elle fixa une dernière fois le spectre du père de son gosse baignant dans une flaque de sang à même l’asphalte noire. Puis elle referma les yeux, comme pour mieux chasser cette vision de son esprit nébuleux. Dans un souffle, elle réussit à murmurer ces derniers mots.

— Je t'aime, David ! Je t'aime tellement ; pars pas...

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