La pêche au gros

7 minutes de lecture

Le dîner du soir était certes raffiné, mais la qualité des mets ne put compenser l’ostracisme dont fut victime Ambroisine. Comme d’habitude dans la bonne société, les hommes ignorèrent le sujet sérieux des affaires. Lorsque la jeune femme tentait de les aborder, la discussion déviait toujours sur quelques frivolités, jugées plus dignes des oreilles féminines.

Cette attitude condescendante et misogyne irrita la duchesse, qui y voyait là une manière peu subtile de lui rappeler l’éviction planifiée dont elle était la victime. Retenant sa colère, elle se sentit bien aise de devoir laisser ses messieurs aller fumer le cigare, après ce repas plein de contrariétés. Si elle se retira docilement, elle ne s’avouait pour autant pas vaincue et était bien décidée à ne rien céder à l’adversité. Il s’agissait, à ses yeux, davantage d’un repli stratégique que d’une débandade suivant la défaite en rase compagne.

De leur côté, les deux seigneurs furent soulagés d’être enfin débarrassés de cette présence encombrante, qui les empêchait donc d’aborder tout sujet d’importance. Les langues pourraient se délier. Savourant l’intimité du fumoir et les arômes d’un rhum vieux, Schlippendorf était maintenant aux anges. Il tira quelques bouffées de son cigare et recracha d’épais nuages de fumée grisâtre avant de lancer son offensive. C’est toutefois Gonzague qui ouvrit les hostilités :

— Tout de même, cette Ambroisine de la Tour, quelle gêneuse ! Vous devez être usé de ses multiples et impromptues tentatives d’ingérence.

Ach ! Vous ne croyez pâs si bien dire. C’est une véritâble mouche du coche, comme dirait notre cher La Fontaine. Toujours à vouloir se mêler de tout, à vouloir tout savoir. Je finis pâr étouffer !

— Je vous plains. Et vous me voyez ravi de pouvoir apporter une solution à vos tourments.

De violent sifflement vrillèrent les tympans d’Ambroisine, retirée dans sa chambre d’hôtel. Elle en fut déséquilibrée. Les mains plaquées contre ses oreilles, elle tomba tête la première contre le traversin et tenta de s’y réfugier. Un liquide chaud, coulant contre ses paumes, la fit se redresser. Incrédule, elle contemplait les flaques sanguinolentes. Elle se précipita à la salle d’eau et découvrit, horrifiée, les filets carmin qui dévalaient le long de son cou jusque dans le col en dentelle de sa chemise. Sa vision se troubla, l’environnement se mit à tourner sous ses yeux. Elle eut alors un mouvement de recul, buta contre un sac posé au sol et se cogna violemment la tête contre la cloison.

— Cependant, poursuivait l’alsacien, vous n’êtes pas sans ignorer les raisons qui ont motivé lâ présence de mâdemoiselle de la Tour dans ce pays et… combien vos manœuvres les contrârient. Ne vous méprenez, cher âmi : c’est aussi, je le crains, une intrigante de la pire espèce. Et pârfois perspicâce, dois-je reconnaître.

— Soyez sans crainte monsieur de Schlippendorf, il a été mis bon ordre à tout cela. Le père voulait favoriser sa carrière ? Notre bon roi, dans son infinie sagesse, lui a octroyé ce qu’il désirait, à savoir un poste au ministère.

Wund… Brillant ! se reprit l’Alsacien. Qui â eu cette idée de génie ?

— Un magicien ne révèle jamais ses secrets, vous le savez aussi bien que moi ! fanfaronna le neveu.

L’ingénieur fit semblant d’apprécier la remarque avec un sourire de façade et resservit une dose de rhum à son acolyte. Le dîner avait été bien arrosé, mais il n’était pas imprudent de s’assurer de l’affabilité de l’autre.

— Enfin, reprit-il pensivement, je n’entendrai plus ces lâmentations sur le train !

— Le train ?! Mais c’est totalement dépassé ! Cette antiquité est juste bonne pour le bétail et les petites gens. Il faut voir plus grand !

— C’est ce que je n’ârrête pas de lui dire, mais elle ne veut pâs m’écouter. Comme si elle était incâpâble de comprendre…

— C’est une femme ! Que voulez-vous qu’elle entende à un sujet aussi complexe et technique ?

Schlippendorf eut un petit rire narquois. Face à lui, bien calé contre le dossier du fauteuil recouvert de velours, Gonzague, lui, affichait une mine de ravi de la Crèche. Sa pomme D’Adam, tel un yoyo aux ordres de son palais, accompagnait son gloussement retenu. Ses yeux aux pupilles dilatées brillaient d’un air mauvais. Ce benêt se méprenait totalement sur sa tante par alliance… mais était-il sincère ? Peut-être feignait-il la caricature pour mieux l’endormir.

— Je me dois tout de même de vous âvertir qu’elle â demandé à ses gens de la renseigner à votre égârd. Elle m’â rapporté que vous seriez perclus de dettes de jeu…

— Oh la misérable ! Mais vous l’avez dit vous-même : c’est une intrigante. Je vous prie de croire que tout cela n’est que fadaises et vilénies. Mes finances sont aussi saines que la moralité d’une vierge !

Quel fieffé menteur ! pensa l’ingénieur. Non, le renseignement ne venait pas d’Ambroisine, mais de ces propres informateurs, parmi lesquels se trouvait justement un des créanciers de l’aristocrate. Et le renseignement ne pouvait être que probant puisqu’il venait de sources indépendantes. Du reste, une telle précaution était-elle utile ? Il était de notoriété publique que le neveu Solmignihac était un panier percé. La décision du roi Philippe VIII avait par ailleurs provoqué un tollé dans le monde des affaires. Et, Gonzague l’ignorait, ce séisme avait secoué jusqu’en Guyane.

— Mon cher, pâssons aux choses sérieuses. Que comptez-vous faire des terres de votre oncle en Guyâne ?

— Je ne pourrai, hélas, m’en occuper. J’ai mes propres affaires en France et ne peux être au four et au moulin.

— Souhaitez-vous vendre ? s’inquiéta le directeur-adjoint, qui gardait à l’esprit le besoin de liquidités de son interlocuteur.

— Non, bien sûr que non. Enfin… s’agissant des terres de Counani, je pense que oui. Je ne vois pas d’autre solution. Nous avons déjà fort à faire en matière de diplomatie avec l’Allemagne, sans nous rajouter un conflit colonial.

— L’ârmée française ne ferait certainement qu’une bouchée de celle du Brésil. Ce serait une victoire fâcile. Pourquoi s’en priver ?

— Nous avons déjà eu très peur avec l’Angleterre suite à Fachoda. Maintenant, ce sont les Allemands qui nous cherchent querelle au Maroc... Ils n’ont pas digéré la conquête du Strahl. Non, croyez-moi, l’Afrique est le plus important, en ce moment. Et puis, le Kaiser s’empresserait de fournir aide et conseil à notre nouvel ennemi.

— N’âvez-vous pâs peur que l’or de Counâni ne manque au pâys et aille directement dans les poches de nos ennemis ? Car si vous abandonnez ces gisements, croyez bien que les Allemands s’en saisiront. Ils attendent déjà en embuscade !

— Je ne le savais pas. C’est… c’est embêtant, cela. Si… si vous avez une solution pour que nous continuions d’exploiter ces gisements sans froisser notre voisin, je vous en prie, allez-y !

Gonzague avait manifesté une certaine agitation, peut-être même de l’irritation. Schlippendorf, lui, se calma. Il sentait que, si le poisson pouvait mordre bientôt à l’hameçon, il n’avait cependant pas droit à la moindre faute d’inattention. Il décida de porter un coup fatal à Ambroisine, tout en s’assurant, espérait-il, une certaine confiance du neveu. Et cela aurait, de plus, le mérite de dévier la conversation du sujet épineux que constituait l’avenir du Comté de Counani.

— Il faut que vous fâssiez extrêmement âttention dans vos choix. L’or âttire bien des convoitises. Je ne vous pârle pas que des bandits et des pirâtes. Non, ceux-là ne sont que menu fretin. Je parle de plus gros requins… comme votre tante.

— Ma tante ?

— Regârdez-vous-même. Voici une pâge du registre pâroissiâl des plâcers du Mâroni, que j’ai subtilisée à son insu. Vous voyez, cette entrée griffonnée ? Regârdez bien derrière.

Pendant que le jeune homme regardait et retournait la feuille, il en glissa une seconde, sur la petite table d’acajou qui s’interposait entre eux. Gonzague la remarqua et s’en saisit :

— Et celle-ci, qu’est-ce ?

— Le brouillon d’une lettre de votre tante.

— Mais c’est exactement la même écriture ! Depuis le début cette peste usurpe son titre et l’héritage de mon oncle ?! Et elle a traité avec l’ennemi, c’est presque du parjure, un irrespect total envers son géniteur ! Mais pourquoi n’avez-vous rien fait pour l’en empêcher ?

— Ce n’était pâs dans notre intérêt. Lâ seule solution que j’âvais était de lâ tuer. Évidemment, il m’aurait été facile de faire croire à un âccident, une mâlâdie tropicâle incurâble…

— Bien sûr ! Pourquoi tant de retenue ?

— Rendez-vous compte ! Votre oncle et sa future épouse décédées tous les deux, loin de toute autorité, de tout lieu de civilisation. Qu’en aurait-on pensé ? Que vous étiez le coupâble tout désigné, que vous âviez cherché à hériter ! Et même si rien n’aurait pu être prouvé, car vous eussiez été totalement innocent naturellement, le doute aurait subsisté. Ne serait-ce que parce qu’on vous prête une malchance au jeu. Nous âvons déjà eu de la chance que ses complices disparussent grâce à une décision mâlheureuse de sâ pârt, il ne faut pas trop lâ tenter. Servez-vous de ces révélâtions pour lâ faire renoncer à toute velléité, puisque la situâtion vâ retrouver une certaine normâlité.

— Ne pourrions-nous pas nous débarrasser d’elle une bonne fois pour toute en la chargeant du meurtre de mon oncle ?

— Il n’â pâs été âssâssiné et les témoins pour l’âttester sont légion. Du reste, à quoi vous servirait-il de l’envoyer à l’échâfaud ? Encore, une fois, il se trouverait quelque fâcheux pour vous soupçonner. Non. Laissez-lâ végéter, la Guyâne se chârgerâ de la détruire à votre plâce. Pour les traitres et les usurpâteurs, mieux vaut une mort lente et douloureuse que la précise râpidité du couperet.

Ambroisine se réveilla en sursaut avec un violent mal de ventre, comme une lame enfoncée dans abdomen. En position fœtale sur le sol parqueté, la bouche béante, incapable de bouger ni d’émettre le moindre son. La nausée lui nouait la gorge aussi surement que la corde d’un pendu, rendant sa respiration saccadée. Elle pressa fermement ses paupières à en essorer ses globes oculaires. Prisonnière impuissante, elle priait silencieusement pour que survienne la délivrance.

— Vous me semblez un homme particulièrement avisé et au fait des réalités, complimenta Gonzague, l’esprit particulièrement embué par l’excès d’alcool. Je comprends maintenant pourquoi mon oncle vous tenait en si haute estime.

Haute estime… le testament de feu le Duc était la preuve contraire. Mais Schlippendorf sourit. Son poisson était désormais ferré. Il déploya alors ses filets pour l’attraper.

Annotations

Vous aimez lire Romogolus ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0