Noël en Guyane

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Noël en Guyane paraissait irréel, comme déconnecté de la réalité. Le temps chaud mais chagrin, avec un ciel chargé et grondant, aux épanchements soudains et violents, contribuait largement à cette atmosphère étrange. En métropole, il neigeait et on grelottait malgré plusieurs couches de vêtements. Ici, c’était tout l’inverse : l’air humide à suffoquer rendait presque insupportable le moindre habit, même léger, tant ils s’imbibaient rapidement et ne semblaient jamais vouloir sécher. Pourtant, il était hors de question de déroger aux traditions ! Dans cette contrée éloignée, même en période de grand deuil, la fête de la nativité du Christ serait célébrée.

Dans la maison ducale, on avait mis les petits plats dans les grands. Comme chaque année depuis peu, un cargo transatlantique avait amené, dans ses cales réfrigérées, dindes et chapons, vins fins et champagnes, sans oublier les précieuses truffes noires. Des marrons et autres denrées nécessaires à la préparation des mets étaient également importées. Joséphine, la cuisinière, s’était surpassée et n’avait pas chômé de la journée pour concocter un menu de fête mémorable. C’était une première pour la nouvelle maîtresse, le souvenir devait être impérissable.

Loin de sa communauté habituelle, ce moment pouvait constituer la porte d’entrée à de difficiles souvenirs, un mal du pays, des amis et de la famille. Pour l’occasion, mais également pour les besoins de la diplomatie locale, on avait invité tous ceux qui comptaient dans la ville carcérale : le commandant supérieur du Maroni, le capitaine de la compagnie d’infanterie coloniale et ses deux lieutenants, le président du tribunal, le directeur de la succursale de la Banque de France, le chef du bureau des douanes et leurs épouses ; soit une quinzaine de convives.

La nuit était tombée depuis près d’une heure lorsque les premiers hôtes arrivèrent. Telle une fanfare de sifflets, d’insaisissables grenouilles lançaient des coassements brefs et aigus. Pas de trêve des confiseurs pour ses batraciens qui, en quelque sorte, remplaçaient les chorales de chants de Noël. Ces cris de séduction répondaient aussi au bruit sourd des gouttes qui tombaient périodiquement des végétaux et du toit, trempés par la dernière averse. Les véhicules s’alignèrent donc dans la cour : quadricycle Peugeot, break De Dion-Bouton, tricycle Serpollet… et même une automobile électrique Jeantaud ! Bref, comme les batraciens en rut, chacun faisait étalage de ses atours et notamment de son investissement dans la technologie.

Lors du repas, qu’Ambroisine présidait, les discussions furent joyeuses, aidées par les alcools et les plats aussi délicieux que raffinés :

Huitres de Cancale

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Potage de giraumon aux truffes

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Jambon de Noël sur son lit de salade au vinaigre chaud

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Trou normand

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Acoupa[1] sauce aux câpres

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Dinde fourrée aux marrons

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Rôti de cerf de Virginie et ses légumes-pays

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Fromages variés

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Bûche de Noël

On parla de tout et de rien. Les militaires racontèrent des anecdotes de leurs séjours outre-mer, principalement en Afrique. Mais on en vint rapidement à parler du territoire du Contesté. Le sujet défrayait l’actualité depuis que l’édition du 8 décembre du Journal Officiel de la Guyane avait publié les résultats de l’arbitrage international réglant ce conflit. Le capitaine Le Merluz de Brazanville rappela les hauts faits des troupes de marine durant cette affaire.

Ces terres, entre Oyapock et Araguary, étaient revendiquées par la France et le Brésil, suite à une lecture différente du traité d’Utrecht de 1713 : le fleuve Vincent Pinçon faisant frontière ne correspondait à aucun cours d’eau existant et aucun des deux partis ne s’accordait. Depuis la fin du Premier Empire et la rétrocession de la Guyane à la France par le Portugal, la situation était gelée. Toutefois, depuis qu’on y avait découvert des gisements aurifères, fin 1893, la Compagnie en était officiellement propriétaire. Elle avait activement œuvré à la création d’un comté de Counani. Au printemps 1895, une bande de mercenaires brésiliens avait envahi la région et capturé le représentant français à Mapá. Faisant fi des prérogatives du ministre des Affaires Étrangères pour résoudre l’incident, le gouverneur Charvein, soutenu par le duc de Solmignihac, avait ordonné qu’un détachement d’Infanterie de marine allât mettre fin à cette prise d’otage.

Transportés à bord de l’aviso Bengali, les marsouins avaient débarqués le 15 mai, en compagnie de vingt-quatre marins, commandés par l'enseigne de vaisseau Martin d’Escrienne. Les soldats français avaient alors encerclé le bourg, sous le couvert des bois alentours. Leur chef, le capitaine Lunier, s’était alors porté en délégation auprès des insurgés brésiliens pour exiger la libération du captif. Hélas, ce glorieux officier fut traitreusement abattu de cinq coups de révolver par Veiga Cabral. À la suite de quoi les mercenaires ouvrirent immédiatement le feu sur les autres plénipotentiaires. Resté en arrière, le lieutenant Destoup fit mettre baïonnette au canon à ses hommes et entraîna le peloton dans une charge héroïque. Le combat fit rage une bonne partie de la matinée au sein du village. Mais, en début d’après-midi, nous étions maîtres de Mapá, au prix de sept morts et dix-neuf blessés. Une trentaine de brésiliens avaient été tués, parmi lesquels on comptait malheureusement des villageois, femmes et enfants. Les civils ayant pris fait et cause pour les mercenaires, il se trouva peu de monde dans l’assemblée pour déplorer ces pertes.

Après cette éclatante victoire, les deux officiers survivants furent faits chevaliers de la Légion d’honneur et onze hommes furent décorés de la Médaille militaire. Le gouverneur Charvein fut cependant démis de ses fonctions par le pouvoir royal, quelques jours plus tard. Néanmoins, malgré les efforts de feu le duc de Solmignihac, le 1er décembre, le tribunal arbitral de Berne, mandaté pour régler le lige, avait tranché. Le télégramme reçu de Paris dans la soirée indiquait que d’après cette décision, les frontières [étaient] l’Oyapock demandé par le Brésil et la ligne de partage des eaux des monts Tumuc Humac jusqu’à la frontière hollandaise ; celui du lendemain précisait que pour rendre sa sentence, le président Heller a décidé que le fleuve Vincent Pinçon est l’Oyapock et non l’Araguary, comme le disait la France. La Compagnie comptait toutefois sur le fait qu’une solution intermédiaire[était] autorisée par le traité d’arbitrage car, comme le reconnaissait le gouvernement, cette décision [donnait] au Brésil une région aurifère considérable. Tout le monde s’accorda à dire que le voisin brésilien était bien incapable de tirer le moindre profit du comté ; on espérait encore qu’il fût possible de faire entendre raison à cet encombrant voisin… Cependant, on s’émut l’absence de soutien du roi à son vassal : il avait failli dans son rôle de suzerain. Or sa politique coloniale était permise par l’or de la Guyane ! Un Bourbon n’aurait jamais commis pareille félonie.

— Et donc, monsieur le directeur-adjoint, que compte faire la Compagnie de ses installations ? demanda le commandant supérieur du Maroni, avec un sourire narquois.

Ambroisine n’apprécia pas cette pique. Cela lui rappela le dîner donné à Assissi lors du voyage retour. En dépit de son rang, Monsieur Rougereaux ne lui avait pratiquement pas adressé la parole concernant les affaires : il ne s’était entretenu de ce sujet qu’avec Schlippendorf. La jeune femme répondit à la place de son assistant :

— Nous négocions évidemment la garantie de notre propriété et notre maintien sur place.

— Et si les Brésiliens décident de vous expulser, que ferez-vous ?

— Nous suivrons les enseignements du tsar Nicolas lors de la campagne de Russie.

— Pouvez-vous être plus précise ? s’inquiéta le directeur de la Banque de France.

— J’ai donné des instructions pour qu’il soit procédé au démantèlement des infrastructures et empêcher toute exploitation future des terrains.

Cette remarque jeta un froid. La duchesse avait parlé d’un ton neutre et calme, sans la moindre animosité. Mais son visage fermé montrait qu’il ne s’agissait pas de paroles nées d’un excès d’alcool. De leur côté, les convives s’interrogeaient : était-ce réellement son idée ou celle de son second ? S’il ne prenait-il pas la parole, c’était probablement qu’il acquiesçait. On n’aimait pas que les dames portassent la culotte, surtout dans des matières aussi sérieuses et étrangères à leur nature.

Considérant le sujet clos, elle orienta alors la discussion sur le bagne ; avec ces rudes pensionnaires, il permettait un apport de main-d’œuvre apte à pallier la nonchalance naturelle des autochtones. Ambroisine narra avec amertume la paresse de ses piroguiers durant son voyage sur le fleuve et comment, par leur impéritie, ils avaient failli perdre ses précieux bagages dans les flots impétueux. Chacun abonda dans son sens. Cependant, elle souhaitait surtout fustiger les errements des chefs de l’administration pénitentiaire, qu’elle rendait responsable du développement erratique de la colonie. Or la puissance du pays se devait d’être rapidement raffermie après le camouflet du Contesté et le fâcheux épisode de Fachoda. Il en allait de la grandeur de la France ! Piqué au vif, le Commandant supérieur du Maroni expliqua à la jeune femme que tout n’était pas aussi simple qu’elle l’imaginait, qu’il y avait des crédits limités, des considérations diverses à prendre en compte. Et une mauvaise volonté de la main d’œuvre, pour qui « grandeur de la France » était une expression vide de sens… sinon il n’aurait pas été nécessaire de la déporter.

*

Dans le petit bourg de Maripasoula, les festivités de fin d’année étaient ignorées. Malgré les efforts des missionnaires, peu de noirs marrons avait accepté de voguer sur les voies du Seigneur. Charlotte et Tribois étaient tout aussi peu portés sur la religion. Un jour semblable aux précédents s’achevait donc, dans l’obscurité d’un ciel couvert et orageux.

Pourtant, dans la petite case qui leur avait été allouée, les deux européens s’étaient démenés pour recréer l’atmosphère des repas de fête d’antan. Cela restait toutefois frugal en comparaison des orgies auxquelles bourgeois et dirigeants pouvaient se livrer en cette période d’abondance. En compagnie de la famille de la seconde femme d’Abigisio, on but d’abord un bouillon de jus de manioc dans lequel avait bouilli des morceaux de stipes de palmier[2]. Une modeste indian pale ale achetée au village-comptoir d’Inini faisait office de champagne. Ensuite, un hocco chassé le matin-même et agrémenté de parépous[3] grillés faisait office de dinde aux marrons. Ce gros volatile au plumage d’encre n’était-il pas un cousin de cet oiseau de basse-cour ? Il égaya bien des papilles et régala l’ensemble des convives.

Les discussions étaient légères et la joie se lisait sur tous les visages. Des histoires de chasse ouvrirent le bal, Tribois narrant comment [il avait] tué des panthères, à Tombouctou, sur le Niger[4]. La belle-mère du guide raconta quelques contes locaux que son gendre traduisit pour Charlotte et son ami, encore peu à l’aise avec la langue aluku. Les enfants rigolèrent des grimaces de l’ancien légionnaire, qui mimait des créatures horrifiques du folklore français ; des morceaux de galettes de manioc, firent de parfaits crocs de vampires ou des cornes du Diable, un gilet tressé amérindien, l’armure de Gilles de Rais... L’espace d’une nuit, on oublia les tracas et les soucis, on partagea des visions différentes de la vie, on échangea sur ses coutumes et sa mythologie. Abigisio appris ainsi à ses amis qu’il avait deux femmes : l’une ici et l’autre à Saint-Laurent. Malgré son illégalité face au droit français, cette polygamie était assumée car autorisée par la communauté, pourvu que le mari puisse subvenir aux besoins de toutes ses épouses. Les lois et la morale du royaume, comme la religion catholique, peinaient à s’imposer aux populations autochtones. L’esprit un peu éméché par la bière et la cachiri, après quelques morceaux de galettes agrémentés d’açaï au lait concentré, on chanta un répertoire païen varié.

Alors qu’en bas, sur le chemin de l’église pourtant pas très éloignée, les édiles remplis d’amertume paradaient dans leurs véhicules aux cuivres parfaitement astiqués en une clinquante démonstration de force pour rappeler leur pouvoir, sur le fleuve, on se coucha repu et comblé, ravi d’avoir pu passer un moment de fête et de plaisir, l’esprit empli de rêve et de liberté.

— Marinette, j’chais pas si j’pourrais supporter qu’t’aies un gars dans chaque port, comme les Bosch.

— Pffff, n’est pas obligé d’faire tous pareil ! Allez, viens-là, mon espadon inquiet, j’vais t’housser ces sales idées d’la caboche.

[1] Il s'agit d'un poisson local, vivant dans les estuaires des fleuves.

[2] Il s’agit des fameux cœurs de palmier.

[3] Baies de palmier, orange et grasses, dont la consistance ce rapproche des marrons.

[4] Sardou, Delanoë, Revaux, Au temps béni des colonies [enregistrement vocal], in La Vielle, Tréma 1976

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