Concerto à deux voix

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Une douce mélodie résonnait dans l’ancienne maison ducale. Des doigts fins dansaient sur le clavier du piano avec grâce et délicatesse ; le flot tranquille des notes s’écoulait sans peine, ni remous. Et la musique se répercutait dans tous ses membres ; comme s’il existait un lien direct entre les organes de l’instrument et ceux de sa chair, les vibrations des cordes venaient agiter ses muscles. Ondulant des épaules et dodelinant de la tête à chaque début de mouvement, Schlippendorf ne jouait pas, mais vivait la musique. Il était en véritable communion avec Beethoven. Cette Bagatelle le transportait dans un autre monde ; grand sorcier en transe, il visitait les esprits de l’inspiration et communiait avec eux. L’Univers tout entier avait disparu, il en était le seul survivant et goutait un bonheur infini, les oreilles emplies de la savoureuse mélopée.


Et en ce moment, il avait bien besoin de ce réconfort. La saison des pluies, avec ses nombreuses averses et son ciel gris, était toujours déprimante. Après avoir étouffé pendant la saison sèche, la colonie pouvait à nouveau respirer. Mais à quel prix ? Une faible luminosité toute la journée, le linge qui ne séchait pas et moisissait… Et que dire des moustiques qui pulluleraient bientôt, leurs larves ayant pu se développer dans de nombreux points d’eau réalimentées par les ondées. Pour ne rien arranger, son plan n’avançait pas comme prévu. Par testament, le duc avait bien légué la propriété des mines à Ambroisine, ainsi que son titre de noblesse. Toutefois, un câble l’avait rapidement informé qu’un obscur neveu s’était senti floué et, invoquant la deuxième loi salique, avait intercédé auprès du cabinet du roi pour obtenir révision de cette décision.


Lorsque la pièce fut achevée, la dernière phrase résonna encore quelques temps dans sa tête. Les yeux fermés, il resta dans une attitude béate d’extase, avant de reposer ses mains sur ses cuisses en soupirant de joie. C’est à ce moment que la porte s’ouvrit et, telle une harpie, Ambroisine entra :


— Maximilien, allez-vous, oui ou non, respecter mon deuil ?!

— Je vous demande pârdon ?

— Je vous ai déjà dit que pendant six mois, toute distraction m’était interdite !

— Ach, quatsch ![1] vous ne prenez que ce qui vous ârrange pour me pourrir la vie avec ce fichu deuil ! Pourquoi n’êtes-vous pas hâbillée en noir, alors ? Et pourquoi ces robes outrageusement trop courtes ?

— Revenez à la raison : je ne vais tout de même pas porter de la laine ou du crêpe anglais sous pareil climat. Quant à la longueur de mes robes, il s’agit d’éviter qu’elles ne se salissent irrémédiablement dans nos rues non pavées. Du reste, j’ai cru comprendre que vous étiez bien plus intéressé par les mollets de coquelet de votre adjoint…

— Quelle sottise âllez-vous encore inventer ?

— Des sottises ? vraiment ? sourit-elle.

— Vous n’âvez aucune preuve, ce ne sont qu’élucubrâtions de bonne femme trop imaginative.

— Mais je n’en ai pas besoin : vous venez de vous démasquer, mon cher !


Agacé par son petit rire, le directeur-adjoint poussa un juron en refermant avec humeur le capot du clavier. Il se leva d’un bond de son siège et alla se planter devant une fenêtre. Dans le ciel, de lourds nuages gris s’amoncelaient. Des éclairs parcouraient ce plafond moutonneux, révélant par intermittence les contours de sa peau tourmentée.


— Votre mauvais cârâctère va nous vâloir une nouvelle âverse ! ironisa-t-il entre ses dents.

— Mon mauvais caractère ? Ce n’est pas moi qui boude devant la fenêtre.


Il se retourna et la foudroya du regard. Les muscles de son visage émaciés étaient contractés. Les os de sa mâchoire saillaient et les creux de ces joues étaient amplifiés par des ombres dues au faible éclairage. Ses yeux paraissaient sur le point de jaillir hors de leurs orbites. La colère le rendait effrayant. Ambroisine remarqua tout de suite que son interlocuteur était sur le point de perdre pied. Peut-être arriverait-elle à gagner du terrain, en le poussant dans ses ultimes retranchements.


— Inutile de me faire les gros yeux ! Si vous continuez à me traiter en ennemie, comment espérez-vous que je vous sois sympathique ?

— Mais puis-je réellement vous faire confiance ?

— Et moi donc, monsieur le directeur-adjoint ? Mais vous l’avez dit vous-même, je n’ai aucune preuve. Qui croira-t-on si je vous accuse ? Une jeune femme égarée dans ce pays malsain, ou deux hommes œuvrant de longue date à la grandeur du royaume des Français ?


Ce faisant, elle s’assit dans l’un des canapés de velours vert et croisa ses jambes. La jupe de sa robe laissait apparaître le bas de ses mollets pâles. Telle une enfant impatiente, elle se mit à balancer son pied. Son interlocuteur restait silencieux. Il n’aimait pas cette attitude pleine d’arrogance et voyait bien que la jeune héritière tentait de s’imposer. Ce petit chantage sur sa prétendue homosexualité n’était-il qu’une boutade, ou une arme dont elle se servirait pour ruiner ses projets ? Elle représentait tout ce qu’il haïssait dans la noblesse, jusqu’à la particule qu’il s’était octroyée pour plus de respectabilité. Ces gens-là n’avaient pas compris que le vente avait depuis longtemps tourné, que leur époque était révolue. En rompant sa transe musicale, elle avait brisé une harmonie, ramené tout à sa seule personnalité et donc contrarié son humeur. Et, il en était convaincu, c’était calculé. Comme un jeu. S’inspirant des échecs, Schlippendof jugea qu’il était plus sage était de la laisser parler, de ne pas donner prise à ses piques puériles.


— J’ai comme l’impression que l’appel de mon neveu auprès du roi met vos nerfs à rude épreuve.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Votre changement d’attitude à mon égard. Vous étiez auparavant plus diligent à mon endroit.

— Vous comprenez que si ce blanc-bec obtient gain de cause, je n’ai plus aucun espoir d’ascension dans cette compagnie !

— Mon pauvre ami…

— Ârrêtez avec votre irônie condescendante ! tonna-t-il, en se retournant.

— Mon pauvre ami, reprit-elle sans sourciller, je veux bien croire que les chiffres et lois de la physique n’aient plus de secret pour vous. Cependant, en dehors du titre de noblesse, il ne pourra rien récupérer d’autre ; c’est en tout cas ce dont m’a assuré maître Griffert.

— Pârce que vous voulez me faire croire que vous vous mârieriez avec moi ?

— Il vous faudra bien une couverture pour votre vie publique, ici. Lorsque vous serez en Inini, je préfère encore vous savoir dans les bras de votre amant que dans ceux une obscure catin.


Schlippendorf fut intrigué. Se pouvait-il que cette petite peste ne pensât naïvement, non pas à lui nuire, mais à s’allier ? Il reprit un peu de contenance, à cette idée. Ses yeux brillaient.


— Et puis, j’aurais tort de me passer de votre expérience. Voyez-vous, je suis arrivée ici avec l’idée de bâtir un chemin de fer, pour moderniser le pays. Mais tout le monde essaie de m’en dissuader. Je suis sûre qu’auprès d’un homme comme vous, ce projet parait moins ridicule, non ?


L’ingénieur se servit du rhum vieux. L’avantage changeait de main, il maîtrisait à nouveau le jeu et pouvait le mener à sa guise. Oubliant les regards interrogateurs de la duchesse, il leva le verre pour le placer face à la lumière d’une ampoule et remua le contenu. Un sourire de satisfaction étira ses lèvres. Il but alors une gorgée, qu’il fit rouler dans son palais avant de consentir à répondre :


— Oubliez le chemin de fer, les dirigeâbles sont une solution beaucoup moins coûteuse. Les chimistes de la Badische Anilin- und Soda-Fabrik[2] ont trouvé un enduit pour la toile qui résiste bien à l’ensoleillement et à l’humidité qui règnent ici. De plus, Zeppelin fâbrique des enveloppes semi-rigides, qui sont plus résistantes que les celles, souples, de nos Zodiâc nâtionaux.


La jeune femme plissa les yeux pour se donner l’air suspicieuse. En réalité, elle ne s’était pas remise de son étonnement. Schlippendorf, ravi, continuait sans lui prêter d’attention, sans un regard. Il fixait le vide, signe qu’il s’enfermait dans une bulle pour soliloquer :


— Vous allez me dire, pourquoi âcheter à une puissance étrangère, qui plus est en délicâtesse âvec notre pays ? Je vous répondrai qu’il faut piquer un peu au vif nos industriels, si nous voulons qu’ils se dépâssent ! Le protectionnisme, ce n’est pâs bon pour le développement technologique. Du reste, celâ permettrâ à nos militaires de disposer d’un modèle qu’ils pourront ensuite étudier, et même tester, à loisir. Ici, en Guyâne, nous sommes suffisâmment loin de l’Âllemâgne pour que notre gênant voisin n’en sâche jâmais rien. C’est donc un investissement pour la pâtrie que je fais.

— Quelle prodigieuse idée, Maximilien ! parvint à le couper Ambroisine. Mais, les Allemands ne sont pas dupes. Comment avez-vous fait pour qu’ils acceptent ce marché ?

— Il y â des secrets qui ne peuvent être révélés…

— Dois-je vous rappeler, qu’en tant que propriétaire des mines, je suis votre employeuse ?

— Il y â, je crois, un proverbe âfricain qui dit ceci : « quand l’ârgent pârle, lâ raison se tait ».

— Très bien, dans ce cas, je suppose que nous devons attendre que ce fieffé coquin soit débouté de sa demande. Puis tout rentrera dans l’ordre. En attendant, je vous prie, si vous deviez jouer du piano, de vous contenter du répertoire français. Il ne faudrait pas que le tout Saint-Laurent se méprenne sur votre fidélité.

— Ce sont des imbéciles, des ronds-de-cuir qui n’âspirent qu’à gârder leur position où l’âméliorer par l’intrigue et une âppârente docilité.

— Mais ces imbéciles pourraient, dans un rare et subtile éclair de génie, s’allier pour lancer une cabale dont jamais vous ne vous relèveriez...

— Celâ fait beaucoup trop de si... Le coq gaulois â plus de chance de mordre l’aigle âllemand. Â notre futur reigne, ma jeune amie.

— Et à la France ! Vive le roi.



[1] Balivernes !


[2] soit Fabrique badoise d’aniline et de soude.

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