Enfin l'Inini !

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Ambroisine était tout excitée ce matin-là. Le séjour à Assissi datait déjà de deux jours. Le convoi avait fait halte dans la ville de Maripasoula pour la nuit. Il ne restait que quelques heures de pirogue et le saut à l’Est de la ville à franchir avant d’arriver au confluent du Lawa et de l’Inini. C’est là, qu’enfin, après plus d’un mois de voyage, le groupe arriverait aux placers de la Compagnie. Cet endroit, bien que perdu en territoire amérindien, était riche de promesses et, surtout, celle de savoir si le duc de Solmignihac était vivant. La jeune femme n’y tenait plus et pressait les piroguiers de se dépêcher.


— L’ail gahou ! L’ail gahou ![1] râlait-elle contre les hommes.

— Nom d’un p’tit bonhomme à vapeur ! Elle a toujours pas compris que ça servait à rien sur ces caleux ! s’étonna Charlotte.

— Tazonne[2] pas, tu vas t’ faire houspiller, lui répondit péniblement Tribois, à cause de la charge qu’il portait.


La proximité du but final semblait décupler l’impatience de l’aristocrate. Une fois l’expédition lancée, elle ne s’arrêta pas. Dans les rapides, puis encore après, elle encouragea les rameurs. C’était à croire qu’elle devinait son futur époux, le duc de Solmignihac, allongé là-bas, malade, que chaque minute comptait pour le sauver ou, au moins, le trouver vivant. Lorsqu’enfin, l’embarcation accosta, elle fut la première à sauter à terre. Malgré leurs semelles cloutées, ses bottes glissèrent dans la latérite humide et elle manqua de s’étaler de tout son long dans cette glaise rouge et ferreuse.


L'Inini se jetait à angle droit dans le Lawa. De part et d’autre des rives de l’affluent, une cité de cabanes en bois s’était construite ; un pont rustique permettait de traverser à pied sec. Quelques curieux en guenilles observaient l’arrivée de l’étrange équipage. Sans se soucier d’eux, la jeune blonde commença à avancer d’un pas décidé mais glissant. Elle n’avait pas bravé les dangers du fleuve pour s’arrêter à cause d’une bande de gueux. Un contre-maître sortit d’un cabanon situé au-dessus du dégrad et commença à leur aboyer des ordres. La horde de traîne-misère se mit aussitôt à s’agiter en direction des pirogues pour transborder leur chargement vers un train de remorques situé plus haut. Avisant les passager, l’homme s’adressa à eux :


— Hep ma p’tite dame, qu’est-ce vous foutez-là ?

— Monsieur, je suis Ambroisine Marin de la Tour d’Aguet, fille du général Aristide Marin de la Tour d’Aguet, gouverneur militaire du Strahl et fiancée du duc Arsène de Solmignihac. Pourriez-vous avoir l’obligeance de nous annoncer afin que l’on vienne nous chercher.

— Sans blague ! J’dois aussi vous offrir le thé ?

— Pensez-vous que l’administration m’aurait accordé ces laissez-passer si je mentais ?


Anonnant plus qu’il ne lisait le petit chef changea de couleur ; du cramoise colérique, il passa à l’écarlate honteux. Il bredouilla quelques excuses confuses et leur indiqua où trouver les bureaux de la Compagnie, soit l’autre côté de la cité.


— Et pour nos bagages, comment procède-t-on ? demanda l’aristocrate excédée.

— Je… Je vais envoyer un p’tit bleu pour qu’on vienne les chercher.

— Et nous, on peut pas v’nir nous charcher ? intervint Charlotte.

— L’automobile est en panne. Les pièces sont… dans la cargaison.

— Laissez tomber capitaine, marcher me fera le plus grand bien après ce long voyage en pirogue. Monsieur, je vous laisse voir auprès de notre guide, Abigisio, pour récupérer mes bagages.

— Mes hommes et moi n’avons pas d’ordre à r’cevoir d’un nègre !

— C’est moi, qui vous ordonne, insolent gougnafier ! Lui ne vous donnera que des indications. Mais il va sans dite que vous serez tenu responsable de tout élément manquant, aussi infime soit-il. En route, nous n’avons que trop traîné.


Tous trois se dirigèrent vers la sortie du port fluvial. Ce dernier tenait plus de la prison que de l’installation industrielle et commerciale. Il était délimité par un mur surplombé de fil de fer barbelé derrière lequel patrouillaient des hommes en armes. Les trois compagnons furent de nouveau interrogés avant de franchir l’unique point de passage vers l’extérieur. Le petit corps de garde, identique au bureau du contremaître, évoquait d’ailleurs une organisation presque militaire de la Compagnie d’exploitation des gisements aurifères de l’Amérique française. Monsieur Tribois ne put s’empêcher de repenser à ces années de Légion, un passé qui le hantait déjà bien assez. Il ne fut pas mécontent de quitter cet endroit glaçant.


Cependant, sorti de ce quartier de haute sécurité, on se retrouvait plongé dans la ville minière. Ici, pas de coron propret comme sur les cartes postales du Nord. Là, un arbre gigantesque s’était abattu sur un quartier : on n’avait pas même pris la peine de déblayer. Quelques nécessiteux en loques s’activaient sur le chablis pour débiter le bois mort, pendant que deux autres s’empoignaient encore pour savoir qui l’attaquerait. Certains s’arrêtèrent pour regarder les nouveaux venus avec un mélange malsain de curiosité et d’avidité.


— Mon Dieu, mais qu’est-ce que cet endroit misérable ?! s’exclama Ambroisine.

— Bienvenue dans le monde de l’or ! lança Charlotte, derrière son épaule. Z’attendiez à quoi ? Des gens en beaux costumes ? Ils sont à Saint-Laurent ou Cayenne. Ici, y a que le p’tit peuple des crève-la-faim. Restez sur vos gardes.

— J’ai mon révolver de poche en main !


Par prudence, l’ancien militaire arma ostensiblement sa carabine Marlin. En arrière, l’officière avait dégrafé la lanière refermant l’étui de son Lefaucheux de Marine et, la main posée sur la crosse de noyer, se tenait prête à dégainer.


La rue principale était tracée dans le prolongement du débarcadère et en partie occupée par une petite voie ferrée Decauville. La remonter occasionna bien des découvertes. On y trouvait de tout ! Des magasins spécialisés à l’attention des chercheurs d’or, quelques blanchisseries, un apothicaire, des débits de boissons et des maisons closes. Cependant, l’endroit était sale et donnait une impression de grande pauvreté : des bâtiments de guingois, parfois d’aspect délabré, avec des toits en tôle ondulée souvent très attaquée par la rouille. Les rues en terre étaient jonchées de déchets sur leurs bas-côtés : boîtes de conserves, bouteilles en verre, débris d’outils, de textiles plus ou moins entamés par la putréfaction… quelques chiens faméliques et à moitié pelés farfouillaient dans ces immondices, en compagnie de rats tout aussi pouilleux. L’un de ces fouineurs fit d’ailleurs sursauter la petite équipée. Tribois manqua d’exploser la cervelle de la bestiole efflanquée, ce qui n’aurait pas déplu à quelques-uns des déshérités qui les fixaient depuis le porche d’une espèce de tripot malsain. Plus loin, quelques prostituées amérindiennes, en jupons et corsets chargés de dentelle et de reprises grossières s’étaient moquées ; d’autres hommes, tous plus ou moins louches, les fixaient avec insistance. Après un périple éprouvant pour les nerfs, les trois pèlerins arrivèrent à destination.


Le quartier de la Compagnie détonnait par rapport à la ville minière. Rien que sa palissade semblait mieux entretenue, comme celle d’une oasis de civilisation au milieu d’un désert de la pauvreté. Deux plantons, en uniforme de toile beige et armés de carabines à répétition, contrôlaient l’entrée. Sur le mirador qui les surplombait, les gueules patibulaires d’une mitrailleuse Gateling montaient la garde. Aux quatre coins de l’enceinte, d’autres tours complétaient le dispositif de sécurité. Tribois et Charlotte durent laisser leurs armes, puis les trois visiteurs furent escortés vers le « château », une bâtisse en bois de style colonial, située à peu près au centre de l’enceinte. Outre l’aspect soigné des bâtiments, l’ordre et la propreté régnaient derrière l’enceinte. Comme dans une ville les allées était délimités par des parterres végétaux entourés de pierres peintes en blanc. Quelques réverbères à bougie et une fontaine à angelots complétaient ce tableau citadin. Le contraste était saisissant et il ne manquait que les couples d’élégants se promenant sur ses chemins arborés !


Le trio fut accueilli par un employé snobe et peu amène, sans doute dérangé par l’aspect de leur mise. Ils furent conduits dans une antichambre où l’homme avait son bureau. Comme la maison de monsieur Rougereau, elle était décorée d’objets tribaux. Quelques peaux de jaguars égaillaient l’endroit de leur robe dorée mouchetée de noir. L’attente dura, dans un silence monacal que le grattement de la plume du secrétaire venait rythmer. Seul l’arrivée d’un message transmis par le système pneumatique vint mettre un peu d’animation. Le bruit caractéristique de piston les fit sursauter. Ce raffinement technologique semblait si incongru dans cet espace rappelant la virginité du pays. Enfin leur hôte apparut.


Blond, le teint halé et le physique athlétique, malgré sa petite taille, le patron était un modèle de prestance. Sa livrée, simple mais sans un pli, étayait l’idée qu’il élevait l’ordre et l’entretien de soi au plus haut point. Il posa immédiatement un regard perçant sur la jeune héritière, négligeant ostensiblement son escorte. Dans sa tenue d’exploratrice d’opérette sale et raccommodée plusieurs fois, elle offrait un saisissant contraste avec lui.


— Mademoiselle de la Tour, comme je suis honoré de vous recevoir ! lança-t-il, avec un accent alsacien bien prononcé.

— Monsieur de Schlippendorf, c’est moi qui suis ravie, répondit poliment Ambroisine.

— Allons, je vous en prie ! Tout l’honneur est pour moi. Mais venez, entrez dans mon bureau, nous y serons plus à l’aise pour bavarder, ajouta-t-il en invitant la jeune femme d’un geste du bras.


Son visage se fit soudain sévère lorsque la capitaine et l’homme de main emboitèrent le pas de leur cheffe d’expédition. Même le sous-fifre, derrière son comptoir, émit un grognement de désapprobation ! La porte du bureau se referma derrière les deux bourgeois, au nez et à la barbe des accompagnateurs.


— Non mais t’as vu c’ paltoquet ! s’insurgea Charlotte.

— Ce boustacouat[3] reçoit pas le p’tit personnel, Marinette… moi, c’est son accent qui me gêne : ça doit être un sale boche !

— Tu gatouilles mon pauv’ vieux, on n’est plus en 70 ! Et je te rappelle que j’ chuis capitaine…

— Ben dame, t’ es fringuée comme un simple matelot, pas vrai ?

— Chhht ! Taisez-vous ! intervint l’employé avec humeur. Ne dérangez pas Monsieur le Directeur-adjoint.

— Soit, Môssieur J’ai-toujours-raison. Mais, en c’ cas, ça veut dire qu’on a du temps pour nous ! chuchota-t-elle, l’air mutin.


Tribois la regarda, interdit. Après s’être fait rembarrer, elle ne pensait qu’à s’amuser ! Oubliait-elle qu’ils étaient ici en mission ? Que cette mission n’était pas terminée ? Et, de toute façon, même perdus au fin fond de la Guyane, il restait quelques règles élémentaires de bien séance à observer… Retrouvant un peu de contenance, il reprit :


— T’oublies qu’on est pas seuls !

— Non mais on ne va pas rester plantés ici, niqu’douille ! Y doit bien y avoir un endroit tranquille.

— Je bouge pas d’ là tant qu’ Mad’moiselle est pas sortie.

— Pfff… c’ que t’ es rabat-joie ! souffla Charlotte, en se laissant choir sur une chaise en bois.


Mais, comme une enfant espiègle, la jeune femme ne tenait pas en place. Elle supportait de moins en moins que l’homme de main lui résistât, que ses charmes restassent sans effet, comme au début du voyage. Elle devait décharger toute cette énergie. Mais comment ? L’antichambre n’offrait aucun moyen pour se faire. L’esprit de l’officière papillonnait donc fébrilement, entraînant son regard curieux du sinistre garde-chiourme en bras de chemise, affairé sur quelques travaux d’écriture, au dos large et musclé de son compagnon. Ce dernier, immobile et solidement planté sur ses jambes écartées, regardait par la fenêtre sans rien dire. Pour se calmer, elle sortit sa pipe et sa blague à tabac.


— Non ! Vous ne pouvez pas fumer, le…

— Oh gast[4] ! Z’ avez tous juré d’ me faire chier ! lâcha la brune en se levant.


Et sans laisser à quiconque l’opportunité de lui répondre ou de la retenir, elle sortit de l’antichambre en claquant la porte. Elle traversa les pièces suivantes comme un boulet de canon, les clous de ses semelles tambourinant avec force contre le parquet. Dehors, l’air était tout aussi lourd et oppressant. Mais, au moins, elle pouvait s’adosser au mur et crapoter en paix. Les yeux clos, elle aspira longuement la fumée, la fit rouler avec délice dans sa bouche, puis l’expulsa avec retenue. Elle sentit alors son corps se décontracter. Mais son cerveau était toujours aussi agité. Elle décida donc de faire le tour de la bâtisse.


Si une terrasse en bois avait été installée, en guise de perron, sur tout l’avant de la façade, ce n’était plus le cas sur les autres côtés. L’officière se retrouva bientôt sur le sol nu, ce qui rendait sa marche plus silencieuse. Le bâtiment étant construit sur un vide sanitaire, sa tête arrivait maintenant juste en dessous des fenêtres : en ôtant son casque colonial, elle pouvait se poster dessous sans être vue. Une idée lui vint : peut-être pourrait-elle capter la conversation à laquelle on ne l’avait pourtant pas conviée ! Continuant son petit tour, elle arriva sous une ouverture aux volets ouverts d'où émergeait le son de deux voix. Elle s'arrêta pour écouter.


— Ah ! Je comprends tout à fait votre désarroi… mais il se fait trop tard. C’est en effet à environ une heure de marche d’ici, expliquait l’élégant blondinet. En revanche, je peux vous y accompagner demain.

— D’accord, si vous voulez. De toute façon, vous avez forcément une meilleure connaissance des lieux.

— C’est évident. Et je vous rappelle que les serpents sortent principalement la nuit. Ce serait très dommage qu’il vous arrive la même mésaventure qu’à Monsieur le Duc… Gott verdàmmi ![5] Je vous prie de m’excuser, je sens l’odeur de la fumée du tabac ! ajouta-t-il en faisant crisser son fauteuil sur le parquet. Je déteste cette damnée odeur.


Kaoc’h, quelle coënne ![6] pesta intérieurement Charlotte avant de se dépêcher de disparaître sous le bâtiment. Le cœur battant, elle attendit quelques instants, immobile, la pipe enfoncée dans le sol, en retenant sa respiration.


— C’est étrange, il n’y a personne, s’étonna le directeur-adjoint, avant de revenir s’asseoir.


De son côté, Ambroisine n’était pas dupe. Le remue-ménage, même étouffé, qui leur était parvenu plus tôt et cette odeur étaient deux indices suffisants pour qu’elle comprît qui était dans les parages. Cela la rassurait presque de savoir l’officière si près, elle se sentait épaulée pour affronter la terrible nouvelle qu’elle venait d’apprendre. Elle s’efforça de réprimer un sourire.


— C’est peut-être un de vos gardes qui fume un peu plus loin : le vent aura rabattu les effluves, tenta-t-elle d’expliquer.

— C’est possible, oui... mais oublions. Me ferez-vous l’honneur de ma table, ce soir ?

— Mais très certainement, Monsieur le Directeur-adjoint. Cependant, pourriez-vous également inviter la capitaine ?

— La capitaine ? Quelle capitaine ?

— La jeune femme habillée en marin, dans l’entrée. Elle a cru bon de revêtir un uniforme plus… enfin, sans doute moins précieux que sa tunique d’officier.

— Oh oui ! Bien sûr ! Mais vous auriez dû le dire plus tôt, je suis confus de ne pas lui avoir marqué les égards dus à son rang… Je vais m’excuser auprès d’elle dès que nous sortirons.

— Je préfère lui parler avant : elle est parfois assez… caractérielle, s’empressa de répondre l’aristocrate pour éviter que son interlocuteur ne découvre l’absence de sa camarade dans l’antichambre.


[1]  Nous avons transcrit phonétiquement « Lay gaw ! Lay gaw ! » qui signifie « Chargez vite ! Chargez vite ! ».


[2]  terme berrichon signifiant prendre son temps.


[3]  Terme berrichon désignant un petit homme.


[4]  Terme breton signifiant putain.


[5]  Dieu me damne !


[6]  Merde, quelle conne !

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