Le premier saut

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Le lendemain matin, sans pression, le convoi partit du village d’Apatou. Le fleuve était toujours aussi calme. Mais, après un dernier coude, le courant devint rapidement plus important tandis qu’un grondement, d’abord sourd et lointain, s’amplifiait. Bientôt, un agglomérat d’îlots rocheux et couverts de végétation apparut, côté français. Autour, l’eau semblait comme bouillonnante. De l’écume blanche ondulait, roulait et virevoltait au gré de l’agitation nerveuse des vaguelettes. C’était comme la bouche de l’Enfer. Les piroguiers accostèrent d’abord sur une des îles. Ce petit bloc rocheux hébergeait quelques paillottes misérables et surtout des militaires néerlandais.

— Ici, c’est Saut Hermina, indiqua le guide en se retournant vers les trois européens. C’est le premier saut que nous devons franchir. Après ça, il y a un autre plus petit. Ensuite, tranquille. Mais d’abord, contrôle !

Les quelques membres de la garnison que l’on vit faisaient peine à voir ; ils semblaient tous plus ou moins rongés par la maladie. Le commissaire vérifia les laissez-passer que lui présenta le guide. Pendant ce temps, quelques soldats tournaient autour des embarcations, leur fusil porté en tirailleur. Les uniformes sales, les mains et le visage émaciés, ils ressemblaient à une horde de vautour inspectant une charogne avant de la manger. À l’arrière, leur sergent, à peine présentable, s’épongeait le crâne avec un linge. Avant de les autoriser à poursuivre leur chemin, le chef du poste demanda aux voyageurs s’il lui était possible de récupérer des médicaments pour lui et ses hommes… Tribois se sentait ému par le dénuement total de ces serviteurs de l’État du bout du monde et outré par le manque de considération de leur pays. Il vit d’un mauvais œil l’ignorance crasse de sa patronne, trop occupée à trépigner pour dissiper son angoisse. Lui non plus n’était pas rassuré, mais il garda tout cela pour lui.

Après cette formalité administrative, le convoi repartit. Les pirogues naviguaient au plus près des terres pour profiter de l’effet de viscosité qui entraîne une plus faible résistance de l’eau à leur progression. Se suivant les unes les autres, chaque embarcation profitait également l’effet de succion de celle qui la précédait… sauf la première, dont les occupants devaient redoubler d’efforts ; pour l’occasion, Abigisio avait pris la pagaie. Guidé par la grande perche du takariste, le long bateau tanguait en fendant les vagues. Les gerbes d’eau s’écrasaient contre sa proue relevée en forme de cuillère, projetant parfois des paquets par-dessus ou sur les côtés. De temps à autres, une crète un peu trop curieuse escaladait le rebord et atterrissait lourdement dans le fond du fin vaisseau, éclaboussant les passagers ou le chargement. À l’arrière, le barreur luttait contre l’action des flots déchaînés et le courant qui poussait la pirogue vers les rochers encore émergés. Il connaissait l’emplacement du moindre d’entre eux, ainsi que ceux qui étaient encore immergés et donc plus dangereux. D’une main de maître, il dirigeait le frêle esquif pour éviter les pièges tendus par la nature.

Ambroisine n’était pourtant pas rassurée. Une tension extrême l’habitait. La tête rentrée dans les épaules, elle s’agrippait de toutes ses forces aux parois du bateau. C‘était l’épreuve de la tempête, la lutte contre des éléments déchainés. Plus que le tangage, le roulis la terrorisait. La jeune femme craignait de passer par-dessus bord. Elle ne savait pas nager et pensait que ces eaux tourmentées l’avaleraient facilement. Le souvenir de la noyade de Gisèle revint, comme un boomerang, ajouter de la peine à sa frayeur. Le gilet de flottaison bourré de kapok[1] ne la rassurait pas. Son stress s’amplifiait à mesure que la pirogue avançait dans cet espace tumultueux. L’aristocrate se mit à trembler. Puis elle hoqueta. Pour Charlotte c’était un signe qui ne trompait pas. Elle se pencha, lui posa la main sur la nuque et la fit basculer au-dessus du bord. Juste à temps avant qu’un flot nauséabond ne s’échappe de la bouche de la malheureuse.

L’officière jouait cependant avec le feu dans cet équilibre instable. Une vague un peu plus puissante l’envoya valdinguer vers l’arrière du bateau. La petite brune se retrouva vautrée contre Tribois, qui poussa un juron de surprise avant de l’aider à se rassoir sur son siège. Le contact de son dos contre le torse musclé de l’homme de main fut d’un bien-être réconfortant après la désagréable sensation de chute libre. La jeune femme sentit une chaleur bienfaisante l’envahir et son cœur, un temps emballé par l’angoisse, s’apaisa promptement. Elle avait envie de rester ainsi et de s’abandonner dans cette sorte de ouate cotonneuse qui embuait peu à peu de bien-être son esprit. Se retrouver seule sur son banc fut une pénible punition. Les quelques mots échangés pour savoir si tout allait bien ne furent d’aucune consolation. Le baroudeur ne la rejetait pas, non, mais il était tendu. Il tremblait par moment et ne voulait pas qu’elle le découvrît : elle se serait inévitablement moquée, pensait-il. Pourtant, lui aussi s’était senti mieux après le choc.

La lutte contre les éléments se poursuivit. On progressa méticuleusement, mètre par mètre entre les rochers que parcouraient les eaux déchaînées et bourdonnantes, avant que cela ne devienne plus facile. En arrière, les autres équipages luttaient également. Une à une, les pirogues franchirent l’obstacle et on fit une halte pour déjeuner. Mais, avant de repartir, un nouveau problème surgit quand Ambroisine glissa sur un rocher et se retrouva les fesses dans l’eau. La jeune femme tomba en pleurs, le visage rouge de colère.

— Z’êtes pas fait mal, Mad'moiselle ? demanda Tribois.

— J’en ai marre ! pleurnicha-t-elle. D’abord, j’ai perdu ma bonne Gisèle, je ne dors plus depuis deux nuits, ensuite j’ai été secouée dans les rapides et j’ai vomi devant tout le monde… Et maintenant, je glisse et je suis complètement mouillée ! J’en ai assez, assez de ce voyage !

— Ouatt ? Vous voulez rentrer asteure ? rugit Charlotte. Non, mais vous avez pas un peu fini de faire votre coq'riette, non ?!

— Mais je ne sais même pas si cette aventure vaut le coup !

— Ouais ben nous n'tout. Et croyez bien qu'euj me s’rais bien passée de vous suivre ! Surtout pour vous entendre faire votre manante !

— Kabiten a raison, vous savez pas la suite du voyage, l’encouragea le guide. Le prochain saut petit. Après on sera tranquille, vous pourrez dormir.

— Oui, allez, reprit plus calmement l’officière en lui tendant la main, après le prochain saut vous pourrez vous reposer. Et puis vous serez fière de raconter ce que vous avez fait à Monsieur le Duc et à tous vos amis.

— Et si on ne le retrouve pas ? J’aurais fait tout ça pour rien.

— INe dîtes donc pas de sottises ! Allez, en route !

Relativement convaincue par ces paroles, la jeune femme remonta à bord en pleurnichant. L’expédition put repartir et la lutte contre le courant reprit. Abigisio continuait d’aider à pagayer avec le barreur, tandis que le takariste jouait de la perche pour faire avancer et guider le navire. Mais comme cela avait été promis, les rapides suivants furent avalés plus facilement. Même si le courant restait fort, la quiétude revint.

Ambroisine sombra alors dans le sommeil, aidée par le Soleil toujours aussi cinglant. Charlotte accueillit sa tête sur ses genoux avec bienveillance et bascula le casque colonial de la jeune femme de façon à lui protéger le visage. En la voyant ainsi assommée après l’effort, l'officière se rappela avec un peu d’émotion ses débuts difficiles comme mousse. Elle s’était embarquée pour fuir la misère et les dangers de la rue. Elle en avait rencontré d’autres… mais ceux-là avaient changé sa vie.

Espérant la même révélation pour sa cadette, elle se tourna comme elle put vers Tribois qui, lui aussi, se remettait de ses émotions :

— Ça y est, la bézote s’est enfin endormie !

— Bon d’la, ça l’a cardée ! Mais t’as été ben dure avec elle, Marinette. C’est une aristo élevée dans un autre monde, pas un de tes gars.

— Il faut qu’elle s’y fasse : la Guyane est un pays dur.


[1] Il s’agit d’un matériau local dont les fibres sont creuses et recouverte d’une couche cireuse qui les empêche d’absorber l’eau. Elles se récoltent sur un arbre appelé kapokier ou fromager.

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