Nuits éprouvantes

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La première nuit au grand air est toujours une épreuve. L’excitation de cette première expérience, mieux qu’un café corsé, retarde souvent l’apparition du sommeil. Savoir que des individus dangereux, les bagnards de la Forestière, n’étaient pas loin n’aidait pas non plus Ambroisine… tout comme la perte de sa dame de compagnie, qu’elle ressassait. Enfin, le lit de camp sur lequel elle devait dormir était d’un confort très relatif. La toile épaisse, rêche et trop tendue, n’offrait rien du moelleux et de la douceur de son habituel matelas. Aux bruits de la forêt environnante, s’ajoutaient les ronflements des autres dormeurs. La jeune femme avait donc tourné sur sa couche grinçante, sans parvenir à s’endormir. L’énervement de rester éveillée et le stress accumulé pendant la journée, l’empêchaient de trouver le sommeil.

Bien qu’en chemise, elle n’était pas parvenue à sentir la fraîcheur nocturne qui, pourtant, s’installait. Sa couverture lui tenait trop chaud. Elle l’avait bien rejetée à l’autre extrémité, mais elle s’emmêlait maintenant dans ses jambes, provoquant de gênantes démangeaisons. Dès qu’elle semblait sombrer, les visions atroces de sa noyade manquée et de celle, malheureusement tragique, de Gisèle lui revenaient ; de même, les cris désespérés lui perçaient les tympans. De guerre lasse, elle avait voulu se lever pour contempler le ciel. Contrairement aux villes de métropoles, complètement noyées dans la fumée des usines et des machines, ici le ciel était pur. Mais les serpents et autres animaux nocturnes s’étaient rappelés à son souvenir. Dissuadée par l’idée d’une mauvaise et funeste rencontre, elle s’était remise à rouler sur sa couche, en comptant les moutons. Elle n’était tombée dans les bras de Morphée que peu avant le petit jour.

Lorsque le Soleil parut au-dessus de la ligne d’horizon, le deuxième volet de la torture commença donc :

— Par les saintes inventions de Watt, qui est-ce qui crie comme cela ? Ne peut-on pas dormir en paix !

— C’est babounes : singes hurleurs, avait expliqué le guide. On les entend loin.

— Qu’ont-ils besoin de braire si tôt ! avait gémi la blonde, les deux mains sur les oreilles.

— Ils marquent le territoire, c’est tous les matins pareil.

— Monsieur Tribois, rendez-vous utile, abattez-moi ces macaques, je vous prie !

— Désolé, Mad'moiselle, ils sont trop loin, on n'les voit pas.

— De toute façon, c’est l’heure de se lever ! Plus vite on sera parti, plus vite vous retrouverez votre mari, avait ajouté Charlotte, en sortant avec agilité de son hamac.

— Oh, je vous en prie, laissez-moi encore un peu de temps !

— Première nuit difficile, mais deuxième et après, très bons ! avait souri le guide pour la rassurer.

— Oui, allez hop, debout la belle au Bois dormant ! l’avait exhortée l’officière en la secouant. Ce n’est pas comme si vous aviez monté la garde une partie d’la nuit.

Le petit déjeuner fut l’occasion pour l’aristocrate de découvrir une spécialité locale : l’açaï. Cette baie de palmier, de la couleur d’une prune rouge, est pressée et sert à la composition de sauces. Ce matin-là, le guide l’avait mélangée à du lait concentré et versée sur du couac, une semoule de manioc réputée inaltérable et résistante aux insectes et à l’humidité. Cette découverte de nouvelles saveurs fut un choc pour la jeune européenne. Elle préféra d’ailleurs se contenter d’un peu de thé, car le goût de la mixture l’écœurait. Après ce repas frugal, on commença tranquillement le chargement. Les piroguiers ne se pressaient pas. Ambroisine, les yeux rougis par le chagrin et le sommeil, en profita pour faire une sieste, après avoir reproché à tout le monde son réveil aux aurores.

Puis on se remit enfin en route. Un voyage aussi paisible que la veille commençait. Le fleuve était encore calme et large, ses rives, toujours occupées par la forêt et quelques hameaux boschs. Cela n’en finissait pas. La jeune blonde fulminait car, pensait-elle, avec le Tribordeur, on aurait facilement gagné deux jours et évité l’accident de la veille ; ce mauvais souvenir et la tristesse qu’elle tentait de refouler contribuait pour une large part à sa mauvaise humeur. Après quelques heures de navigation, on dépassa le plus gros kampu, Mayman. Moutendé était la prochaine localité, nichée juste après un coude du fleuve.

Il n’était pas très tard, mais les piroguiers ne se sentaient pas de taille à affronter les rapides situés juste en amont, avant un bon repos. Ce serait donc là, la deuxième étape du voyage. Lorsque les voyageurs arrivèrent sur le dégrad[1], un comité d’accueil s’était déjà formé. Il y avait là les principaux notables : le fameux Kabiten Apatou, chef du village, et quelques membres de sa famille. En retrait, d’autres curieux étaient venus assister au débarquement des étrangers. Après quelques présentations, les trois voyageurs furent conviés à une réception donnée par le seigneur des lieux en leur honneur. Abigisio les accompagnerait, car leur hôte parlait principalement créole. En attendant, Ambroisine s’isola pour épancher sa peine… et se reposer un peu.

Le soir, on se retrouva sous le carbet-cuisine de cette petite localité. Comme les autres constructions du fleuve, elle était faite d’une ossature en bois avec un toit en feuille de waï séchée ; leurs limbes élancés formaient de longues tuiles beiges. Des tables et des bancs avaient été installés. En revanche, Apatou, Joseph Pakisel de son vrai nom, détonnait parmi les siens : il était habillé comme un européen. Bien qu’âgé de presque soixante-dix ans, il avait gardé une stature droite et un physique svelte. Son visage rieur était barré par une fine moustache, à laquelle répondaient des yeux constamment plissés. Ses rides renforçaient ce trait de caractère. On ne sut jamais comment il avait été informé de la venue des trois voyageurs. Pour l’occasion, l’aristocrate avait revêtu une robe de soirée qu’elle avait emportée ; il était pour elle hors de question de dîner ou de rencontrer le duc dans sa tenue de jour. Charlotte avait donc dû l’aider à soulever les pans de sa jupe pour éviter qu’elle ne la souille irrémédiablement dans le sol poussiéreux.

En plus des plats locaux, le traditionnel couac, mais aussi des ignames, du riz et de la viande de gibier accompagnée de sauces à l’açaï ou au beurre d’arachide, une liqueur fermentée à base de jus de canne à sucre fut servie aux invités. La cave du chef n’était pas non plus dépourvue de breuvages plus classiques au palais métropolitain, comme la bière ou l’absinthe. Rapidement, dans cette ambiance chaleureuse et informelle, les esprits se détendirent et la future duchesse oublia son chagrin. Le Kabiten s’intéressa bien évidemment à la raison qui avait poussé l’équipe à s’engager dans un si long périple :

— Dîtes-moi, Mademoiselle Ambroisine, pourquoi une aussi jeune et jolie femme est sur Maroni ? traduisit Abigisio.

— Je suis à la recherche de mon futur époux, le duc de Solmignihac. Peut-être le connaissez-vous ?

— Oh oui, répondit plus sombrement le chef, je le connais bien. Il est venu, il y a quelques lunes. Deux ou trois, je ne sais plus. Je l’ai reçu comme vous ce soir. Il montait voir ses placers sur le fleuve. Mais je ne sais pas quand il est redescendu. J’ai été appelé auprès du Gaanman[2] ; je suis revenu il y a quelques jours.

L’homme au visage malicieux se tourna ensuite vers un individu plus jeune et lui posa une question dans sa langue. Ce dernier répondit rapidement en donnant quelques explications. Ambroisine était anxieuse. Il lui brûlait les lèvres de presser son guide de traduire ce que disait le jeune homme. Par politesse, elle attendit que le vieux chef reprît la parole :

— Mon fils s’occupait du village pendant mon absence, reprit Apatou. Il ne l’a pas vu revenir. Votre époux peut avoir été occupé plus longtemps que prévu. Peut-être vous le croiserez dans votre voyage.

— Oh, cela serait l’idéal ! espéra la blonde. Je n’aime décidément pas les voyages en bateau. La capitaine peut en témoigner. Et celui-ci est d’une longueur…

— Depuis combien de temps êtes-vous partie de Saint-Laurent ?

— Cela ne fait que deux jours. Mais j’ai l’impression que c’était il y a une éternité. En plus, je dors très mal sur le lit qu’on m’a choisi.

— Mon ami Mac Intosh voulait construire un chemin de fer. C’était il y a au moins une douzaine d’années. Hélas, la seule voie réalisée ne sert que le bagne…

— Je suis bien d’accord avec vous, capitaine Apatou, c’est une honte ! Comment l’économie peut-elle se développer sans le train ?! Comment votre peuple peut-il accéder aux bienfaits de la civilisation ? C’est impensable.

Abigisio rechigna à traduire la fin de la réplique de son employeuse ; Charlotte lui donna également un coup de coude, suivi d’un regard désapprobateur. Quant à Tribois, il préféra se cacher les yeux dans sa main. Même si le kabiten était habillé à l’européenne, il était douteux qu’il apprécie la remarque sur son peuple. Cependant, il eut une moue de désapprobation, ce qui signifiait qu’il avait dû comprendre. Tous les compagnons de l’aristocrate retinrent leur souffle : ils s’attendaient à être chassés comme des malpropres. Leur interlocuteur préféra habilement réorienter le sujet :

— Je ne suis pas sûr que le train irait plus vite que la pirogue, dans la jungle. D’ailleurs, je pourrai vous montrer que mes piroguiers bonis[3] sont les meilleurs ! Je ne comprends pas que votre mari ne les utilise pas… traduisit le guide avec réticence.

— Il se dit aussi qu’ils sont coupés de prix ! intervint Charlotte. Enfin, très chers, quoi.

— Ce sont des mots de jaloux : la différence de prix se rattrape avec le matériel qui n’est pas perdu dans les chavirements de pirogues !

— Et bien, je lui en toucherai deux mots, promit la jeune blonde.

La soirée se poursuivit sur des discussions plus légères. Après le dîner des jeunes filles aux cheveux nattés vinrent danser en tenue traditionnelle. Leurs chevilles et leurs poignets étaient ornés de bracelets constitués de coques, qui bruissaient à chacun de leur mouvement. Autour, des hommes animaient l’ensemble avec des tambours sur lesquels ils frappaient à mains nues. On regarda le spectacle sans parler… ou presque. En effet, en hôte accompli, le chef donna à ses invitées les différentes explications pour comprendre ce qu’ils voyaient.

Ambroisine se concentrait toutefois avec difficulté. Elle ne pouvait s’empêcher de repenser au but de son voyage. Son futur époux avait donc été aperçu pour la dernière fois, des mois auparavant. Même si le kabiten Apatou s’était voulu rassurant, elle n’arrivait pas à chasser de sa tête l’idée qu’il avait pu arriver un malheur. Lorsque l’édile avait mentionné le risque de retournement de la pirogue, le rythme de son cœur avait soudain accéléré et son ventre s’était noué. Plus qu’aux risques de sa propre équipée, elle avait immédiatement songé que le duc de Solmignihac avait pu subir la maladresse de ses pagayeurs ; le malheur de sa servante lui revint alors en mémoire, l’obligeant à retenir une montée de larmes. Mais ce n’était pas tant à la terrible mort du pauvre homme qu’elle pensait. C’était plutôt à elle et sa famille : plus de fiancé, plus de mariage et sans mariage, son séjour en Guyane était voué à s’achever par un retour honteux en métropole. L’histoire risquait-elle de se répéter ?

Malgré le manque de sommeil, cette deuxième nuit en carbet ne fut pas aussi bonne que promise. Seule sur sa toile grinçante, la jeune voyageuse réfléchissait sur le cours de sa courte vie et les solutions qui pourraient s’offrir à elle en cas de nouvel échec. Mais que donnerait également le franchissement du premier saut de leur voyage ? Elle qui n’aimait pas les mouvements des bateaux sur l’eau, supporterait-elle cette prochaine épreuve ? Et si elle finissait comme Gisèle malgré le gilet qu'elle avait songé à emporter et qui, désormais, ne la quittait plus ? Elle espérait profondément que tout cela n’était pas effectué en vain.

[1] Dans le vocabulaire local, il s’agit d’une plage ou d’un endroit aménagé pour accoster.

[2] Il s’agit du chef suprême, chez les Busi nenge.

[3] Les Bonis, ou Alukus, sont un des six peuples busi nenge. C’est aussi un des plus récents. Autrefois, ils étaient traqués par les Néerlandais avec l’aide des Ndyuka et des Pamakas, que l’on rencontre aussi sur le fleuve Maroni.

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