Le plan

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— T’es contente de toi, Marinette ? maugréa Tribois, alors qu’ils descendaient l’escalier en bois.

— Tu sais, tu peux m’appeler par mon prénom, Charlotte.

— Je préfère Marinette !

— Bon, j’ai la dalle, moi : j’ai rien becté ce matin. On ferait pas un détour par la cuisine, dis ?

— Tu rêves ! Plus vite on aura réglé cette histoire, mieux je me porterai.

— Peut-être, mais j’chuis insupportable quand j’ai le ventre vide !

— Pas que quand t’as le ventre vide.

— Pardon ?

— Tu sais que l’ami Lucas ont buté une bestiole dans le potager, hier ? Un genre de rat qu’on appelle agouti.

— Super, j’en parlerai à mon ch’val !

— Le jardinier, il était tellement content qu’il nous l’ont cuisiné ! Oh ! c’que nous nous sommes régalés, je te dis pas !

— Arte tout d'suite avec ton histoire eud bouffe !

— Sont moches, ces machins-là, mais sacré loup-garou qu’ils sont bons ! je m’en…

— Mais tu vas fermer ta gueule, oui, espèce d’empaffé !

Charlotte avait hurlé de toutes ses forces. Ses bras tendus pendaient le long de son corps, lui-même raide comme une baguette. Avec un regard noir, elle lançait des éclairs à son interlocuteur. Tribois en avait les oreilles vrillées tant la voix de sa camarade avait été aiguë et éraillée. Pouvait-on crier « faux » à ce point ? Le vieux baroudeur ne s’attendait pas à une telle réaction face à ce qu’il considérait comme une petite pique. En bas, au rez-de-chaussée, une des domestiques avait arrêté son travail et les regardait intriguée, presque inquiète. À l’étage, des bruits de pas pressés résonnèrent. C’est Ambroisine qui mit fin au face à face tendu.

— Capitaine, qu’est-ce qu’il vous prend de braire comme un âne ?

— C’est votre satané gorille eud compagnie qui…

— Cessez donc vos simagrées tous les deux ! Monsieur Tribois, je vous prie de bien vouloir faire le nécessaire pour que ce gougnafier ne trouble plus ma tranquillité !

Charlotte s’apprêtait à répondre mais son camarade fut plus rapide. Il lui attrapa le poignet pour l’entraîner au bas de l’escalier. Mais elle résistait. Il se sentit obligé de lui préciser où il l’emmenait. Ils firent le court trajet jusqu’à la cuisine en silence. Tribois, savait qu’il valait mieux rester coi pour laisser la pression retomber. Cependant, la réaction de la jeune femme l’avais surpris et il continuait de s’interroger. Quel mauvais souvenir sa petite plaisanterie avait-elle bien pu réveiller ? Le malaise ne pouvait plus subsister entre eux.

De son côté, Charlotte préférait aussi attendre de s’être apaisée. Elle restait persuadée que son garde-chiourme lui servirait une bonne opportunité, et sur un plateau. Mais était-ce juste ? Le rude gaillard ignorait tout des mauvais souvenirs que sa faim actuelle faisait remonter : les jours passés à l’isolement, à l’eau et au pain sec, les soupes infâmes qui nourrissaient encore moins et les tentations narquoises des garde-chiourmes... Qui, du reste, connaissait ce passé miséreux ? Objectivement, elle ne pouvait donc pas lui en tenir rigueur. Une partie de son esprit réclamait pourtant réparation pour cette « torture » infâme. Sans qu’elle n’en prenne conscience, la vengeance qu’elle n’avait pu exercer auparavant allait donc s’abattre sur le maladroit homme de main.

Tous deux entrèrent dans la cuisine, une vaste pièce qui s’ouvrait vers l’extérieur par une étroite porte à moitié vitrée. Au centre, trônait une imposante table en bois massif, sur laquelle était disposées diverses denrées et quelques ustensiles. Partout ailleurs, contre les murs, étaient disposés l’évier et des meubles de rangement. Auprès d’un large fourneau en fonte, une grosse créole en robe de toile grise s’activait à placer un automate cuivré au-dessus d’un récipient fumant. L’employée de maison tourna sa tête ronde coiffée d’un turban bleu pastel et interrogea d’une voix peu amène :

— Sa ou lé, mouché Tribois ? Ki moun-la ?[1]

Tribois se basa sur le ton de la cuisinière pour lui répondre de façon peu courtoise. La matrone se renfrogna et ses yeux roulèrent en un regard menaçant. Charlotte voyait la situation s’envenimer et se ravissait devant cet amuse-gueule. Elle décida d’y mettre son grain de sel et se présenta dans un créole parfait, sans oublier, au préalable, de montrer qu’elle n’avait pas apprécié l’attitude du rude garde du corps. La maîtresse des lieux sembla s’apaiser. Cependant, l’officière n’oubliait pas sa faim et elle en profita pour obtenir l’autorisation de prendre une des brioches, cachées dans un garde-manger grillagé situé à côté d’elle. Alors que le garde-du-corps allait également se servir, la domestique éructa :

— Awa, mouché Tribois, awa ! Sa pa pou Mové-vivan ![2]

Elle conclut ses propos avec un long tchip qu’accompagnait un visage hargneux. La petite brune goûta, amusée, que son compère se fît gronder comme un vilain garnement. Comme il affichait une mine contrite, elle enfonça le clou et entama un cours de bienséance envers les autochtones. Il était important, rappela-t-elle avec condescendance et ironie, de rester aimable dans ses mots et ses attitudes. L’abolition de l’esclavage était encore récente. Le souvenir de la servitude était encore vif dans les esprits et le ressentiment couvait toujours[3]. L’homme blanc n’avait pas bonne presse et un mot, une attitude était suffisante pour provoquer un scandale. La jeune femme la complimenta ensuite pour la qualité des brioches, montrant ainsi à son acolyte comment s’y prendre pour avoir de bonnes relations avec le personnel de la maisonnée.

Charlotte demanda ensuite si elle pouvait se servir du café. Trop occupée à remonter le robot mélangeur, la matrone lui désigna une cafetière émaillée qui chauffait sur un fourneau avant de ramener son avant-bras vers sa tête pour essuyer son front perlé de sueur. D’un coup de menton, Charlotte commanda à Tribois d’aller la chercher. Ce dernier hésita. Une mimique sans appel de la capitaine acheva de le convaincre. Lorsqu’il revint, elle se permit une nouvelle pique à son égard :

— Et les tasses, mon poulet ?

— Mon poulet ?!

En guise de seule réponse, la jeune femme lui lança un nouveau regard l’enjoignant à s’exécuter rapidement. Mais le pauvre homme était complètement perdu : il lançait des coups de sondes infructueux en tournant la tête de tous les côtés. Connaissant l’animosité que la maîtresse des lieux nourrissait à son égard, il n’osait lui demander où se trouvaient les timbales. Charlotte posa donc la question avec malice. La cuisinière n’était pas dupe et répondit directement au garde du corps, sur un ton qui laissait croire qu’il était censé déjà connaître la réponse. Goguenarde, l’officière se délecta de la situation, tout en appréciant sa viennoiserie. La mie aérée et moelleuse, son délicat parfum de beurre ravissaient son palais et extasiaient ses papilles. Voir le rustre qui l’avait tourmentée se faire tourner chèvre contentait de la même manière son désir de revanche.

Pendant que les deux femmes discutaient, Tribois avait ramené deux tasses en métal émaillé de blanc et de bleu, puis servi le breuvage noir et fumant. Quelque peu agacé, il fit tinter les deux récipients en les posant. Puis il remit la cafetière sur le fourneau et revint se placer devant Charlotte, qui était à moitié assise sur le meuble où se trouvaient les brioches. Le baroudeur remarqua qu’une seconde boule dorée avait disparu de la réserve et il prit la décision de les éloigner de son invitée. Il en profita naturellement pour en fourrer une dans la poche de son veston. Après tout, lui non plus n’avait pas encore déjeuner.

— Bon, on peut arrêter les conneries et parler affaires ?

— Non ! ch’est crop bon !

— Fais pas à autrui ce que tu n'voudrais pas qu’al te fasse…

— Arrête eud faire ton cureton ! gronda-t-elle en le bombardant de miettes à moitié mâchées.

Rouge de rage, Tribois souffla bruyamment. Cette petite peste teigneuse et le sourire narquois dont elle ne se départait pas l’agaçaient au plus haut point. Tout ce foin pour une blague, une broutille cabotine. L’homme de main, plus habitué aux procédés expéditifs qu’à la diligente diplomatie, ne voyait pas d’issue à cette situation et sentait son sang-froid s’enfuir. Sa partenaire compris son désarroi et décida d’y mettre fin :

— Vas-gi, commenche, feignit-elle de céder.

— Qui s’occupe de quoi ?

— J’chuppose que tu dois n'n'avoir une petite echpérienche eud che chenre eud voyache, après ton chéjour au Strahl…

— Ben dame, tu me les casses avec le Strahl ! Ça n’avait rien n’à voir.

— Admettons ; mais la jungle, tout ça... ça te connait, non ?

— Un goulain. Bon, on les trouve où tes boches ? Et puis pourquoi des Allemands et pas des Français ?

— Hein ?! Pourquoi tu me parles d’All’mands ? Niqu'douille, c’est des indigènes, les Bosch ! Enfin, je me comprends. Mais on utilisera ceux que la Compagnie emploie, c’est plus sûr. Ces gens-là sont francs comme des ânes qui reculent, m’a-t-on dit.

À l’arrière, alors qu’elle surveillait un autre automate qui débitait un quartier de viande avec fracas, la cuisinière tchippa à nouveau. Inquiet, le baroudeur se retourna mais Charlotte le rassura : il régnait une certaine animosité entre les créoles et les noirs marrons. Il reprit :

— Tu trouves pas ça un goulain compliqué de tout charger sur ton rafiot pour ensuite transbahuter dans des pirogues ?

— Remarque très pertinente mon cher Tribois ! ironisa-t-elle. Effectivement, le temps de gagné sur l’eau sera largement perdu par l’accostage puis le transbordement. Mais je crains que Mâdemoiselle Ambroisine ne nous fasse une messe si on lui fait prendre la pirogue directement. Et puis, un dernier passage sur la terre ferme ne lui fera pas de mal, avant cette lon-ongue aventure.

Charlotte conclut sa tirade par une bruyante et disgracieuse lampée de café et se fit rappeler à l’ordre par son interlocuteur. Elle sourit, mutine, d’un air satisfait.

— Moi, j'trouve ça quand même ben con ! Et pour le train ?

— Il ne va que jusqu’à Saint-Jean et sert uniquement pour le bagne. Mais... ce n’était pas si niant que ça comme idée. La main d’œuvre pour le transbordement ne manque pas, là-bas, avec tous les relégués qui y trainent. Mais…

Elle but tranquillement une nouvelle gorgée de café, alors que Tribois l’interrogeait du regard avec insistance. Elle prit son temps, réservant ses propos pour bien montrer qui menait la danse. Son involontaire cavalier n’avait pas fini de payer ses dettes.

— Mais, pour organiser ça au pied levé, ça va être coton : dans administration pénitentiaire, y a administration… j’ai pas besoin de te faire un dessin, j’chuppose.

— Non, ça ira. Et pour les étapes ? Tu sais comment que ça s'passe ?

— Aucune idée ! Les Indes Occ’ n’interviennent pas sur cette partie du trajet : nous ne prenons le relais que pour traverser l’océan. J’chuppose que la Compagnie a tout un réseau de relais sur le fleuve, voire même des comptoirs sur certaines îles.

— En gros, tu sais ren sur ren ! piqua Tribois en souriant.

— J’chuis pas marin d’eau douce, tocson[4] ! Le plus simple, c’est de voir directement avec les futurs bureaux de ta maîtresse. Ce qu'elle aurait dû faire au lieu de venir m'étriver.

La matinée avançait et tous deux conclurent de se retrouver l’après-midi, après la sieste, pour régler l’intendance avec l’entreprise minière. Charlotte devait en effet relever son maître d’équipage, qui était de quart depuis le début de la soirée ; elle ne pouvait pas se permettre de le faire attendre davantage. La jeune officière était en effet convaincue que le respect de ses hommes ne pouvait pas s’obtenir sans une réciprocité à leur égard. Elle finit donc par prendre congé, remerciant une nouvelle fois la cuisinière pour la qualité de ces brioches et pour le café. Tribois fit également un timide effort… mais il était pressé de pouvoir grignoter. Personne ne fut dupé.


[1] Qu’est-ce que vous voulez, monsieur Tribois ? Qui est cette personne ?

[2] Non, monsieur Tribois, non. Ce n’est pas pour les malfaisant !

[3] C’est encore vrai de nous jours.

[4] Grossier personnage.

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