Le doigt dans l'engrenage

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Le lendemain matin, Charlotte était devant la grille en fer forgé qui gardait l’entrée de l’antre du duc de Solmignihac. Fort logiquement, ce dernier avait installé sa demeure en face de celle du seigneur des lieux, le directeur du bagne. Pour l’heure, l’édifice était caché par la cime de quelques palmiers et, surtout, un haut mur de pierres meulières et de briques. La jeune femme tira sur la poignée métallique qui pendait au bout d’une chaînette. Elle attendit quelques instants, jusqu’à ce que Tribois apparaisse au bout de l’allée en gravier.

— D'la, qu’est-ce tu fous là, Marinette ? Je t’avais dit de passer par l’entrée de service ! maugréa-t-il en grimaçant.

— Bonjour Tribois ! lança la jeune femme avec un sourire exagéré. Non, tu ne me l’as pas dit, espèce de menteux !

— Guiabe me rompe ! Je l’aurais pourtant juré... lâcha l’homme en remuant la tête de gauche à droite, comme s’il cherchait quelque-chose par terre.

— Et serait-ce trop vous demander que de m’ouvrir la grille afin que votre maîtresse me reçoive ? enchaîna Charlotte, sur un ton faussement mielleux.

L’homme s’exécuta. Sa main disparut derrière le large poteau de briques bicolores. Un bruit de piston et de vapeur libérée se fit entendre pendant que le vantail s’ouvrait lentement, dans un staccato métallique, trahissant le sautillement d’une pointe entre les dents d’une roue d’engrenage.

— Oh ! C’est beau la technologie ! se moqua l’officière en pénétrant sur le sentier.

— Attends là que j’ont r’barré la barrière.

Pendant que Tribois manipulait la commande, Charlotte s’avança de quelques pas pour mieux voir la bâtisse. L’architecte de Monsieur le Duc avait rivalisé d’audace pour en imposer au visiteur. Le toit était en tuiles, chose rare à Saint-Laurent. Son débord ainsi que les longues terrasses en balcon du premier étage étaient soutenus par des colonnes massives, aux chapiteaux sculptés dans le style néo-classique. La façade était d’une blancheur immaculée, avec quelques motifs géométriques en faïence émaillée, en haut de chaque niveau. Se retournant pour voir où était son guide, la jeune femme aperçut le mécanisme d’ouverture de la grille, le fameux piston avec sa tige argentée rutilante complètement sortie du corps, plus terne, en laiton. Le garde du corps approchait pesamment, ses bras se balançant le long de son corps longiligne légèrement penché en avant. Il y avait quelque chose de simiesque dans sa démarche qui sautait à présent aux yeux de la jeune marinette.

— Tu pouvais venir en civile, tu sais !

— Oui, j’chuis sûre que ça t’aurais pas déplu ! Mais, vois-tu, mon grand, j’chuis venu avec ce que j’avais su’l’dos.

Après cet échange, ils continuèrent le trajet en silence. Charlotte s’en voulait un peu d’avoir envoyé cette petite pique à l’homme de main. En soi, il n’avait pas totalement tort. Rien n’empêchait la jeune femme de porter une tenue moins officielle pour ce rendez-vous et de revêtir son uniforme ensuite. Le côté pratique l’avait emporté… le fait qu’elle n’ait pas de changes aussi, ce qu’elle ne voulait pas avouer à son comparse. Quoi qu’il en soit, Mademoiselle Ambroisine devrait donc de son seul effort : mettre une chemise propre.

Cette dernière attendait son invitée sur la terrasse du premier étage. On ne pouvait rêver meilleur point de vue sur le fleuve et la rive opposée de la Guyane hollandaise. La maîtresse de maison prenait son petit-déjeuner et invita Charlotte à s’asseoir sur la chaise en face d’elle. Tribois vint se camper derrière sa patronne, les jambes écartées et les mains jointes derrière le dos. En voyant les petites brioches sur leur assiette en porcelaine, la jeune capitaine sentit son estomac gargouiller. Mais rien n’était prévu pour qu’elle prenne part aux agapes.

— Capitaine Levavasseur, quelle joie de vous revoir ! sourit faussement Ambroisine. Je suis navrée de vous convoquer si tôt, mais c’est le seul moment de la journée où l’on bénéficie d’un peu de fraicheur. Il fait rapidement si chaud !

— Nous ne sommes qu’au début de la saison sèche, mademoiselle. Mais rassurez-vous, avec la saison des pluies, l’air sera plus supportable.

— Vous me voyez ravie de l’apprendre… mais, trêve de bavardage, je ne vous ai pas invitée par manque de compagnie.

Je m’en s'rais douté ! commenta mentalement Charlotte.

— Non, j’ai encore besoin de vos services…

Aïe ! C’te coq’riette va réussir à me faire louper la fête…

— Voyez-vous, mon futur époux devait m’accueillir et nous devions célébrer nos noces ce dimanche. Or j’apprends en débarquant qu’il s’est absenté et n’est pas encore rentré ! Personne ne semble s’en inquiéter : on me dit que cela est normal, qu’il y a toujours des contre-temps… mais je ne peux le croire. Ainsi, ai-je décidé de monter moi-même sur le fleuve à sa rencontre ! Et c’est là que vous et votre… bateau intervenez.

Charlotte ne put s’empêcher d’éclater de rire, sous le regard désabusé de monsieur Tribois. Certes le sbire n’était pas familier de la Guyane, mais il mesurait également la bêtise des propos de son employeuse. Tout comme il déplorait la réaction par trop démonstrative de sa comparse.

— Qu’ai-je dit de si drôle ?! s’offusqua Ambroisine en rougissant.

— Brin, pouffa la capitaine en tentant de retrouver son sérieux. C’est juste que c’est tout bonnement impossible.

— Et pourquoi, je vous prie ? riposta la jeune noble d’un air boudeur, avant de porter une tasse en porcelaine finement décorée pour boire une gorgée de thé.

— Eh bien parce qu’au-delà de Moutende[1] commence le pays des sauts…

— Qu’est-ce que ça peut bien faire que les gens soient sots ?

Le garde venait de saisir le comique de la situation et agitait ses mains dans de grands gestes pour intimer l’ordre de ne pas rire à Charlotte. Cette dernière lui lança un regard chargé de condescendante incompréhension, avant de reprendre :

— Des rapides, si vous préférez. Bref, le Tribordeur peut certes remonter le fleuve jusqu’à Moutende avec l’aide d’un pilote bosch – Tribois fronça les sourcils – mais ensuite, le niveau est trop bas et il vous faudra prendre la pirogue.

— La pirogue ! manqua de s’étouffer la jeune blonde. J’espère qu’elles sont à vapeur !

L’officière de marine secoua la tête d’un air navré. Intérieurement, elle se retenait une nouvelle fois de rire. La Guyane n’était pas la métropole et les machines à vapeur n’y avaient encore fait qu’une timide apparition.

— Mais cela va être horriblement long !

— Et encore, vous avez de la chance qu’on ne soit pas en fin de saison sèche : le fleuve est encore navigable. Sinon, il aurait fallu envisager des étapes à pied…

— Capitaine, j’ai l’impression que vous essayez de me dissuader.

J’ai un bal eud prévu à Cayenne, ça m’arrangerai…

— Sachez cependant que je ne renoncerai pas à ce projet ! Dussé-je employer moi-même une rame.

Ben voyons ! J’attends d’voir ça, tiens !

Charlotte lança un regard interrogateur à Tribois. Ce dernier répondit par un haussement d’épaules. Ambroisine n’était pas dupe de ce petit jeu et se retourna vers son garde du corps pour tenter de savoir ce qu’il se passait entre eux deux. Ce dernier remua l’index pour lui signifier qu’il n’y avait rien d’important. Affectant d'être rassurée, elle refit face à Charlotte.

— Bref, revenons à notre expédition : pensez-vous pouvoir partir demain ?

— Biguenette, certainement pas ! Il faut le temps de trouver les piroguiers, la nourriture, charger tout ça… D’ailleurs, pourquoi vous ne demandez pas à la Compagnie d’arranger ça ? Ce serait bien plus simple.

— J’y ai pensé mais ils ont tout fait pour m’en dissuader. Combien de temps vous faut-il ?

— Piouf ! lâcha Charlotte, en poussant sa casquette en arrière. Je dirais au moins trois jours !

— Trois jours ?!

— C’est un minimum ! S'il n'y a pas de piroguier, il faudra attendre leur retour. Et s’il n’y a pas de vivre, il faudra les commander à Cayenne et se les faire livrer ! Là, ça nous donne bien deux semaines de délai !

— Mon mariage doit être célébré dimanche !

— Sauf si Monsieur le Duc faisait un retour inopiné, il faut le reporter… Après, peut-être que la Compagnie a ce qu’il vous faut… ça peut nous permettre d’appareiller dans deux jours. Mais si vous comptez remonter jusqu’aux mines de Monsieur, nous n’y serons pas encore parvenus dimanche.

— Très bien, je vous donne carte blanche, capitaine, capitula Ambroisine avec une franche déception. Faîtes au mieux.

— Pourquoi moi, au juste ? Pourquoi pas un de vos sbires à canons rayés ?

— Mais parce que vous êtes d’ici, vous connaissez le pays, donc vous nous accompagnerez ?

— Hein ?! Non mais je n’ai pas envie d’avoir une décoction[1] en forêt !

— Une décoction ? Qu’est-ce que vous me racontez ?

— Les fièvres, les maladies… comme le palu…

— Croyez-vous que cela soit mon cas ? riposta la blonde avant de boire une gorgée, tout en la toisant.

— Le problème, c’est que je ne peux pas abandonner mon navire et mon équipage !

Son interlocutrice avait replacé sa tasse sur sa coupelle et la scrutait intensément. Ses coudes étaient posés sur la table et ses mains soutenaient son menton. Son visage doux et légèrement maquillé était dénué de toute expression. Seuls ses yeux semblaient marquer le mépris pour les propos de l’officière. Charlotte sentait comme une gêne devant ce silence. Elle tenta un nouvel argument :

— Et qu’est-ce que j’y gagne, au final ? Parce que je vais perdre mon emploi ! Ça, c’est sûr .

— Capitaine, vous et moi sommes des femmes faites pour dominer. De plus, mon futur époux est un homme influent. Il est donc évident que vous n’aurez aucun ennui pour cette petite escapade ! Vous serez même récompensée par un nouveau commandement, plus prestigieux ! Et en attendant, je rédigerai une lettre de réquisition à l’attention de vos supérieurs.

— Mais je n’ai peut-être pas envie de quitter celui que j’ai !

— À qui voulez-vous faire croire ça ? Vous passeriez à côté de l’occasion de devenir la première femme à commander un transatlantique ? interrogea-t-elle faussement en plongeant son regard dans celui de Charlotte. C’est pathétique !

— Bon ! Dans ce cas, puis-je au moins suggérer que Monsieur Tribois m’accompagne ?

— Serait-il devenu votre ami ?

Ambroisine demanda cela avec un regard inquisiteur, tandis que, derrière elle, l’intéressé grimaçait pour exprimer sa désapprobation.

— Dieu m’en garde ! Mais je pense, qu’en plus de sa sale tête et du joujou qui pendouille à sa ceinture, votre garde du corps a des arguments plus convainquant que ceux d’une modeste employée d’un petit prestataire, indiqua Charlotte en faisant mine de s’inspecter les ongles.

— Ce n’est pas bête. Monsieur Tribois, y voyez-vous une objection ? interrogea la blonde après s'être tournée vers son sbire.

La jeune capitaine n’y tenait plus. C’était sa chance ! Elle allongea le bras droit vers l’assiette de brioches. L’homme de main la vit alors qu’il essayait de formuler une réponse ferme mais polie et lui lança un regard de réprimande pour la dissuader de jouer les pique-assiettes :

— Tut tut tut ! émit-il.

Ambroisine ramena rapidement sa tête vers son invitée mais pas assez pour intercepter le bras qui se repliait vivement. Son nez se retroussa et ses yeux se plissèrent. En face, Charlotte sentit qu’elle était allée un peu trop loin.

— Bon sang ! Mais avez-vous fini tous les deux ! Je vous vois depuis tout à l’heure : on dirait deux enfants ! À moins que… Non ! pouffa-t-elle incrédule en amenant une main gantée de dentelles devant sa bouche. Non, ne me dîtes pas que ? rigola-t-elle en les pointant alternativement avec son index. Ho ! ce n’est pas croyable !

— Non, c'n’est pas c’que vous croyez !

— Ah non ? Ce sont donc vraiment les multiples talents de persuasion de Monsieur Tribois qui vous motivent à requérir sa présence à vos côtés ?

— Bien sûr ! Enfin, Mademoiselle, qui voudrait d’un tocson balafré en costume défraichi comme lui.

— Oui, évidemment, un baroudeur de la pire espèce ne peut que laisser indifférente une femme de votre… distinction !

Sans attendre la réponse, elle but une nouvelle gorgée de thé, sous l’œil envieux et quelque peu agacé de son invitée. Puis elle reposa sa tasse et tapota délicatement sa serviette sur ses lèvres pastel pour les essuyer. Derrière elle, l’homme de main indiquait à Charlotte que le moment était venu de prendre congé.


[1] Expression normande signifiant éprouver une maladie grave.

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