La fin du voyage ?

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Le reste du trajet de Cayenne à Saint-Laurent-du-Maroni s’était déroulé sans encombre… si on excepte les malaises à répétition de la petite gâtée dus au mal de mer. La vision de l'embouchure du grand fleuve fut un véritable soulagement pour la jeune femme, plus habituée à la terre ferme et aux dirigeables, qu’au milieu marin. Dans les quelques villages de pêcheurs qui émergeaient en lisière de la forêt, personne ne s’était intéressé au petit caboteur et les pirogues à coque pointue l’avaient soigneusement évité. La remontée du cours limoneux avait été une promenade de santé. Le paysage changeait cependant peu, la mangrove cédant la place à la forêt.

Enfin, on arrivait à Saint-Laurent ! Un petit vapeur était venu accoster le Tribordeur. Un pilote à la peau noire comme le charbon et vêtu d’un simple bermuda sans âge était monté pour prendre place dans la timonerie. Les bancs de sable sur le Maroni étaient facétieux et changeaient souvent de position. Sans son aide, le caboteur risquait de s’y échouer irrémédiablement.

— Capitaine, pourquoi n’accoste-t-on pas à ce ponton ? demanda Ambroisine avec impatience.

— Parce qu’il est réservé au bagne, répondit calmement l’officière sans la regarder. Ces murs blancs que vous voyez juste à côté, ce sont ses enceintes… enfin celles d’un des camps, parce qu’il y en a plusieurs dans le secteur.

— Combien exactement ?

— Je ne sais pas… il y a celui-ci, celui de Saint-Jean, plus haut sur le fleuve, pour les détenus en fin de peine et il y en a un autre, plus haut encore dans la forêt, appelé la Forestière.

Charlotte en frissonna à la pensée du dernier, dont la réputation était des plus sombre. Eloigné de la civilisation, c’était davantage un mouroir qu’une prison. Les moustiques, vecteur de la malaria et de la dengue, y étaient un fléau pour les corps affaiblis par le travail harassant et la malnutrition.

— Pourquoi les détenus en fin de peine changent-ils de camp ? continua la jeune passagère pour faire passer le temps.

— C’est en réalité une deuxième peine : une fois leur temps écoulé, ils doivent faire le double, par mesure de sécurité. Mais ils sont plus vraiment condamnés, alors vous voyez, le problème à les garder ici avec les autres. On les envoie donc ailleurs.

— Je comprends, on préfère ne pas les mélanger avec les vrais condamnés… mais si vous dîtes deuxième, c’est qu’il y a encore autre chose après ?

— Oui, ils sont condamnés à rester ici : le maigre Saint-Crépin qu’on leur lègue ne suffit pas à payer le billet retour… et bien sûr, il n’y a quasiment aucune possibilité de le faire fructifier ! Le système est plutôt bien fait…

— Vous voulez dire que je vais débarquer dans un pays empli de dangereux criminels avides d’argent ! s’écria Ambroisine avec une lueur de panique dans ses yeux absinthe.

— Comme vous y allez ! plaisanta Charlotte. Nous avons aussi nos « sauvages », il ne faut pas les oublier ! Mais vous les découvrirez bien assez tôt, vous verrez.

Pendant la discussion, le Tribordeur avait longé le camp de la transportation, puis l’hôpital qui le jouxtait et s’apparentait davantage à un mouroir, tant les maladies tropicales étaient encore difficiles à soigner. Suivait un quartier miséreux, peuplé d’anciens déportés issus de la lointaine Indochine, pompeusement appelé village chinois ; on y vivait de la pêche, de cultures vivrières et du petit artisanat, dont les produits étaient vendus aux familles des fonctionnaires et des ingénieurs de la Compagnie. Enfin, le port commercial, avec son ponton, son quai empierré et son quartier de haute-sécurité, s'annonçait. L’officière s’excusa pour aller diriger la manœuvre d’accostage.

Ambroisine trépignait. La passerelle à peine posée, elle s’élança pour être la première à quitter le bord. Mais Monsieur Tribois, en protecteur avisé, s’interposa pour aller sécuriser le débarcadère avec son acolyte. L’arrivée des hommes en armes provoqua d’ailleurs la curiosité des rares dockers présents. Sur la terre ferme, un petit homme en complet blanc crème et au visage rougeaud attendait, visiblement nerveux, devant une automobile à vapeur à la capote relevée. Si Cayenne, sur la côte, bénéficiait des alizés, ce n’était pas le cas de Saint-Laurent, trop enfoncée dans les terres. Il n’y a qu’en fin d’après-midi, sur les bords du fleuve, que l’on pouvait parfois espérer profiter de leur souffle un peu rafraichissant. Sinon, l’air était lourd, la chaleur assommante et la moiteur étouffante ; les corps transpiraient rapidement, au moindre effort et, au plus fort de la saison, même ne rien faire devenait pénible. Tous les jours, sans exception, en début d’après-midi, la ville était vide et sans activité, comme endormie.

Depuis la cabine de la timonerie, Charlotte regardait sa passagère s’avancer sur le ponton de bois, sa servante à ses basques avec son inséparable ombrelle à bout de bras. L’homme au visage écarlate s’approcha d’elle. Tous deux étaient trop loin pour qu’elle entendît ce qu’ils se disaient. Mais quand Ambroisine se mit à s’agiter, la jeune officière comprit qu’un dernier imprévu venait contrarier cette traversée. Heureusement, ce n’était désormais plus son problème. Le pilote la tira de son observation en lui faisant ses adieux. Elle fit l’effort de le remercier dans sa langue, ce que l’homme apprécia avec un sourire.

Pour l’équipage, l’heure n’était pas encore à descendre à terre. Tout une liste de tâches l’attendait, comme faire descendre en pression la chaudière et veiller à ce que le feu s’y éteigne… Avant de quitter le bord, les marins passeraient leur tenue de sortie, avec ces maudits bas noirs qui grattaient, à cause de la sueur et de la chaleur. Sans parler des sabots-galoches, qui glissaient tout seuls sur tous types de sol, particulièrement la latérite humide. Se retrouver à terre, c’était l’assurance de prendre une pénalité pour avoir détérioré définitivement sa culotte blanche : rien ne venait à bout de la tache couleur rouille, sinon une bonne paire de ciseaux !

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