2. Cinq

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Nous sommes donc jeudi matin. Un être humain est né. (De manière non conventionnelle, je vous l’accorde.) Une âme a trouvé sa conscience, et son corps. Petit à petit, il apprendra à apprivoiser toutes ses pensées qui se bousculent dans son crâne tout neuf… et poilu ? Mais ça, il ne le sait pas encore. Pas à pas, il domestiquera cet organisme et accomplira de grandes choses.

Progressivement, il deviendra un homme.

Il est là, immobile, au milieu d’une immense forêt. Parmi ses anciens semblables, il ne s’est pas encore rendu compte du changement qui a eu lieu en lui. Peut-être devrais-je intervenir ?

Négatif, je ne suis rien de plus qu’un narrateur. Ma présence avec vous est uniquement due à ma nécessité de conteur.

Notre nouveau-né se tient en position debout. En est-il seulement conscient ? Non, c’est impossible pour le moment. Il ne peut prendre conscience de ce qu’il est qu’une fois avoir découvert son propre état de conscience éveillée.

Pardonnez-moi, je ne suis pas ici pour vous donner un cours de philosophie. J’essaie simplement d’expliquer succinctement pourquoi je vous fais patienter de cette manière. Pour qu’il y ait de la vie, il faut tout d’abord beaucoup de temps. Ne vous en faites pas, je ne me lancerai pas non plus dans une leçon d’histoire.

Revenons à notre protagoniste.

Celui-ci vient de cligner les yeux. Première prise de conscience (je ne les compterai pas toutes). La vue. Il voit. Mais que voit-il ? Que sont ces choses grandes et droites qui semblent si bien organisées ? Il sait qu’il observe cette image pour la première fois, et pourtant, il a l’impression de les connaître depuis toujours. Ces êtres vivants. Ces… Quel est le mot, déjà ? Il le sait, il l’a sur le bout de la langue. Il le cherche. Ses neurones prêts à l’action se déploient et s’activent. Que veut-il dire ?

- Arbre.

Son premier mot prononcé. Sa seconde prise de conscience : son être. Ce qu’il est au plus profond de lui. Un arbre. Juste un arbre. Et il vient de parler.

Il s’aperçoit alors finalement que quelque chose l’a chatouillé. Ce n’était pas dans sa tête, ni sur la surface extérieure, mais à l’interface entre les deux. Il essaie de comprendre. Il attend. Mais rien ne se passe.

Après bien des efforts surhumains de réflexion, il décide de recommencer sa dernière action.

- Arbre.

Ca a recommencé. D’instinct, il a tourné la tête vers cet élément perturbateur. D’un coup, tout change. Il sait que ce qu’il y a devant lui sont toujours des arbres, mais il est évident que ce ne sont plus les mêmes. Pourtant, ils ressemblent beaucoup aux premiers, mais diffèrent de la même manière. Aucun n’est comme un autre, néanmoins, il règne entre ces êtres une harmonie inconcevable et inexplicable.

Sans un bruit, un petit être virevolte vers lui. D’un mouvement aussi majestueux que sauvage, il décrit des cercles équilibrés, suit son chemin comme s’il était tout tracé, et revient sur ses pas. Puis, il accélère, et passe devant le regard ahuri de notre personnage. Celui-là, émerveillé par tant de beauté, identifie un nouveau mot.

- Feuille.

De nouveau, il reconnaît cette douce caresse sur le côté de son crâne. Finalement, il comprend, lorsque la feuille touche le sol. Il entend. Il écoute le vent se promener entre les troncs, danser entre les branches et les feuilles, chanter pour faire éclore les bourgeons fragiles, rafraîchir l’écorce et la réveiller au petit matin. C’est à ce moment qu’il se surprend à greloter.

Eh oui, il a froid. Le vent matinal ne pardonne pas, il est suffisamment glacial pour passer au travers des fines mailles du t-shirt et du jean. Son impulsion naturelle aurait été d’augmenter sa production de composés antigel, mais il est un être humain à présent. Il sent quelque chose le démanger au niveau de… Qu’est-ce que cela ? Dorénavant, il prend conscience de son propre corps, et de toutes les sensations qu’il engendre. Il ne ressemble pas aux arbres face à lui, pourtant il est persuadé qu’il en est un.

Ses neurones s’accélèrent. Ses oreilles sont à l’affût. Ses yeux détaillent le moindre élément. Ses mains se tournent et se retournent. C’est ça, des mains. En posant son regard plus bas, il découvre un ventre, des jambes, des pieds. Oh, ça bouge !

Mais, à quoi ça peut bien servir ?

Maintenant, il penche la tête sur le côté. Comme lorsqu’un chat ne comprend pas, seulement, c’est un être humain. Son intuition prend le dessus, et il ne contrôle déjà plus son nouveau corps. Ses bras se plaquent contre sa poitrine, ses poils se hérissent et ses pieds commencent à suivre une cadence étonnamment naturelle.

Et si je faisais un petit geste pour lui ? Certes, je ne suis que le narrateur, je ne fais que conter une histoire, mais je peux tout de même simplifier les choses. C’est décidé. Il faut donner un nom à notre ami, une vie.

Ce corps ne sort pas de nulle part, il a été emprunté lors du Komorebi. Une vie en échange d’une âme. Un échange inter-corporel. Si je vous énonce son nom, peut-être lui parviendra-t-il. Ce corps appartenait à Maxime Juno. Désormais, c’est l’âme d’un If qui s’y trouve.

Pendant que j’y pense, ne trouvez-vous pas que c’est un prénom fort joli ? Cela aurait pu être Poirier ou Chêne, mais il se trouve que c’est If. Je pense que l’appellerai If, désormais. Sauf s’il décide de reprendre la vie de Maxime…

- Maxime.

If s’arrête de marcher. Il vient de découvrir des souvenirs enfouis, provenant de l’âme précédente. Des souvenirs d’une famille, d’un métier, de sentiments, de compétences, d’images, d’évènements, de comportements. Il découvre des visages souriants, connus depuis plusieurs longues années. Leurs prénoms lui viennent naturellement : Elisa, Juliette et Théo. Sa femme, et ses deux enfants. Ceux-là, ils ne sont pas nés d’une graine portée au gré de l’eau et du vent, ils sont nés de nature humaine, en sortant du ventre de sa femme. Sa sublime femme.

Le Komorebi est bien plus puissant que je ne le croyais moi-même. Il ne déplace pas simplement une âme dans un autre corps avec d’autres aptitudes. Non, il fusionne deux consciences en parfaite harmonie. Il permet une nouvelle manière de vivre en accordant deux êtres entre eux.

Une larme apparaît au coin de l’œil d’If. Il a cessé de marcher, et a décroisé les bras. Il est en train de visionner tous ses souvenirs, ceux de la vie de Maxime. Il y en a beaucoup, alors il concentre tous ses efforts dessus. Il sait qu’il pleure. Mais il ne comprend pas quel est ce sentiment. Les mots ne lui parviennent pas encore.

Lentement, cette goutte d’émotion coule sur sa joue. Elle se fraie un chemin jusqu’à l’arc de son nez, où elle se laisse guider jusqu’à la commissure de ses lèvres. Une nouvelle perception fait sortir If des pensées qui l’envahissent. Quelque chose est entré dans sa bouche, et il parvient à le décrire.

- Salé.

C’est un goût tout nouveau pour If, mais bien connu de Maxime.

Tandis que les souvenirs de Maxime se réfugient dans le subconscient d’If, celui-ci décide de rejoindre la ville. Il veut expérimenter cette vie qui s’offre à lui. Il veut saisir cette chance. Il veut aider Maxime. Il veut apprendre. Il veut comprendre.

Il s’approche d’un arbre. Celui qui était juste à sa droite, quand If était encore coincé dans un tronc. Il pose sa main de chair sur l’écorce et approche son front. C’est une sensation très agréable. Il ressent la chaleur et la vie emprisonnée dans ce corps immobile. Il se revoit, lui. Il se souvient. Il se rappelle qu’il ne connaissait rien.

Il tente de faire passer un message, mais ses anciens moyens de communication ne fonctionnent plus. Il sait que ces arbres ne l’entendront pas, et qu’ils ne verront pas ce qu’il adviendra de lui, mais qu’ils ressentiront son absence. Aisément, If hérite de l’usage de la parole, abrité quelque part dans les pensées de Maxime.

- Au revoir, mes amis, chuchote-t-il. Je reviendrai vous voir.

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