Entretien avec un fictif

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Drake se réveilla avec l’oeil droit coincé entre un marteau et une enclume. En termes de sensations désagréables, il avait déjà donné. La migraine était une vieille amie, du genre qu’on aime à détester. Et celle de ce matin s’annonçait carabinée. Il ouvrit péniblement les deux yeux, sentant les paupières coller et refuser l’entrée de la lumière comme celles d’un étudiant un lendemain de fête.

D’abord, un café.

Le quadra s’extirpa du lit en repoussant les draps négligemment. Quelques vêtements entassés sur le matelas rejoignirent le carrelage. Il n’avait pas la moindre intention de les ramasser ou de faire du rangement. Il ne l’avait pas fait depuis plusieurs jours et cela ne lui posait aucun problème de conscience. Le mal de crâne était pulsatile et intense. Comme parfois le matin. Ou souvent en fait. Il ne se rappelait jamais de la date de la dernière crise, mais pouvait la retrouver facilement en consultant ses notes. Drake avait pris le pli, non sans mal. Les levers avec l’oeil qui merde et la moitié du cerveau qui s’enflamme étaient synonymes de boulot. Oh évidemment, il était capable de travailler sans envie de se cogner le ciboulot dans les murs du salon, mais quelques unes de ses meilleures idées lui étaient venues avec la migraine, et son éditeur ne s’en plaignait pas. Il ne s’y intéressait pas non plus. L’important était de taper des touches de clavier, de noircir du papier et de vendre du bouquin par la suite.

D’abord, un café. Un grand. Bien noir.

Drake se traina dans la pénombre jusqu’au salon. Il savait où se trouvait l’interrupteur du plafonnier mais décida de le laisser tranquille. Les volets attendraient eux aussi. Il n’avait pas regardé l’heure, mais il faisait probablement déjà jour, et s’infliger une dose de lumière d’été dès le réveil était au pied de sa liste de priorités. Café. Cachets. La cafetière ronronna doucement pour faire chauffer l’eau du réservoir. Pieds nus, il rejoignit une étagère en trébuchant sur un truc piquant. Il venait de retrouver un capuchon de stylo perdu depuis… ouais, perdu quoi. Dans l’étagère, il empoigna une petite boîte jaune en carton, l’ouvrit et arracha à la plaquette métallique qu’elle contenait le précieux cachet. Il le coince entre ses dents et retourna à la machine à café. D’une main il attrapa un verre posé sur le bord de l’évier, tandis que de l’autre il commandait son café. Il posa le verre au fond de l’évier, ouvrit le robinet et remplit le verre. Il jeta un regard à la machine à jus noir qui chantait comme une tondeuse à gazon en réduisant les grains de café en poudre compacte. Merde… Il se tourna vite, ramassa une tasse propre dans l’armoire la plus proche et la déposa prestement sur la plateforme de la machine à l’instant même où celle-ci commençait à délivrer son précieux nectar. Pendant ce temps, le verre d’eau, lui, débordait sous le jet du robinet.

—Vous allez couper l’eau ou ça se passe comment ?

Drake sursauta en serrant les dents. Le cachet qu’il tenait toujours coincé entre les incisives se coupa net, une moitié sauta par terre tandis que l’autre se fraya un chemin jusqu’à sa glotte. Il se jeta sur le verre d’eau pour faire passer le demi-cachet avant de se retourner vers la source de la voix.

—Putain ! Mais faut prévenir merde…

Le visiteur fut surpris. Il dévisagea Drake avant d’ouvrir la bouche:

—Je…

—Chut. Pas avant mon café.

Drake prit la tasse par l’anse et se dirigea vers le canapé. Il entreprit d’allumer la lampe posée non loin à même le sol. En soupirant, il se releva pour aller chercher sur son bureau un calepin et un stylo, sans bouchon. L’inconnu restait debout, observant le ballet du maître des lieux. De retour dans le canapé, Drake but une gorgée de café et se frotta les yeux. Ses joues lui grattèrent les paumes. Pas rasé. Ok. Il devina qu’il n’avait pas rejoint la salle de bain depuis 3 jours. Il leva le bras pour sentir son aisselle. Pas si pire.

—Vous êtes répugnant.

—J’t’emmerde.

Le visiteur resta interdit, toujours coincé au milieu du salon-cuisine, ne sachant visiblement pas comment aborder la situation. Drake le sortit de sa torpeur:

—Viens par là. Ou reste là-bas. M’en fous.

Il avala une gorgée de café puis se ravisa.

—Non mais approche, je vais pas te bouffer. T’es nouveau, tu connais pas le truc.

L’homme s’avança. Drake ne prêta pas attention à l’absence d’ombre derrière lui alors que la lampe près du canapé irradiait le salon d’une lumière douce et chaude. Il avait l’habitude. Et toujours mal au crâne. Un demi-cachet ferait moins d’effet, moins longtemps. Mais il savait qu’il avait un invité et qu’il n’avait pas de temps à perdre avant le départ de celui-ci.

—Bon. Nom, prénom, âge et particularités.

—Pardon?

—Pfff… Les autres t’ont pas prévenu ? C’est le cas d’habitude. Je sens que ça va être long, soupira Drake. T’es pressé?

—C’est à dire que… Je…

—Moi j’ai le temps, mais le mal de crâne va pas partir tout seul, donc si tu voulais bien pas trop prendre ni ton temps ni ma tête, tu serais mignon.

L’inconnu prit une longue inspiration pour reprendre sa contenance.

—Je suis venu pour vous tuer.

Drake éclata de rire et renversa une rasade de café sur son t-shirt.

—Ok. Je te l’accorde, là t’es le premier.

—Mais vous allez me prendre au sérieux à un moment donné ?

—Mais carrément ducon. Mais donne m’en plus. Là tu veux que je fasse quoi avec ça ? Deux pages sur « l’inconnu du salon » ? « Entretien avec un fictif » ?

—Un quoi ?

Drake leva les yeux au plafond. Evidemment. Encore un nouveau qui ne voulait pas rentrer dans le moule. Et dire qu’il allait devoir se refaire le speech complet. Il était ravi de son choix de vie et de carrière, mais ses méthodes le déroutaient lui-même régulièrement. Certes, il n’était pas le premier auteur à avoir des conversations avec ses personnages afin d’apprendre à les connaître. Mais à voix haute… Et avec toute cette mise en scène ! Si son éditeur le voyait, il l’internerait rapidement en unité psychiatrique.

—Je te la fais courte parce que je me sens pas patient aujourd’hui. Regarde la bibliothèque derrière toi, murmura-t-il en pointant le meuble du doigt. Tout en bas, en partant de la gauche, ma série sur Nirwinn le sorcier-flic. Dix volumes. Les huit volumes à tranches bleues, c’est la série Docteur Clest, Ranger d’outre-monde. Au-dessus, dans l’ordre, les Chroniques du Château de Sang, ma trilogie young adult : Fraise Décimée, Rhubarbe Flambée, et Mirabelle Transformée.

Il fit une pause. Le nouveau regardait les livres en cherchant à comprendre le pourquoi de cette énumération.

—L’étagère au-dessus c’est des manuels pratiques, des dictionnaires et des trucs divers dont j’ai eu besoin pour des recherches. Et encore au-dessus... Bon, on s’en fout. C’est des one shot. Tu vois le truc. Je te fais pas la liste.

Drake se frotta de nouveau le visage du creux de la main et soupira. Il se massa les tempes, même s’il savait depuis longtemps que cela ne l’apaisait pas. S’étant retourné vers lui, le nouveau compris que la migraine de l’auteur avait repris, ou gagné en intensité. Il se déplaça dans la cuisine, attrapa la boîte jaune et une carafe d’eau. Il déposa l’ensemble sur la table basse.

Sans sourciller ni le remercier, Drake se jeta un cachet dans la gorge et le poussa avec une rasade de café. Il plissa les yeux comme s’il essayait de plier son visage en deux au niveau des sourcils. Du moins, c’est l’idée qui traversa le nouveau. Puis il songea que les humains n’étaient pas capables de ce genre de prouesses. A priori.

—Donc… Tous les personnages de ces bouquins sont venus se… « présenter » à moi, comme toi, ici. Dans mon salon. C’est mon process. Et ils viennent souvent accompagnés de la vieille connasse.

—La vieille quoi ?

—Ma copine migraine. Et toi, tu m’en as ramené une coriace.

Pris de cours, le nouveau s’excusa tout en restant planté devant la bibliothèque. Il parcourait les titres des yeux, la tête presque posée sur son épaule pour mieux lire le texte penché.

Drake se ressaisit et poussa un petit grognement. En s’enfonçant dans le canapé, il reprit son bloc-notes.

—Allez, on y va. Ton nom, ton âge, ta profession… Vas-y dans le désordre, je me débrouille.

—Ce sont eux les autres dont vous parliez tout à l’heure ?

—Ouais, d’ordinaire les nouveaux venus connaissent le process parce qu’ils se sont croisés dans ma tête, en rêve ou dans des nouvelles que j’écris pour me faire la main. T’es chiant. On peux y aller là ?

—Je ne suis pas venu pour ça, vous vous méprenez. Je suis venu pour vous tuer.

Drake posa sèchement le carnet sur la table. Le nouveau remarqua qu’il avait dessiné des formes étranges dans un tableau. Des mots qu’il n’arrivait pas à déchiffrer accompagnaient des chiffres et des croix.

—OK. Te la joues pas gros dur intello. J’ai déjà compris que t’étais un homme de main, et un pas doué. Mais ça me gratte d’avoir à t’expliquer les règles de base. Un antagoniste qui tient la route ne fait pas de promesses s’il ne peut pas les tenir dans le récit. Toi, t’es planté comme une merde devant ma bibliothèque, tu me vends du rêve à coup de « j’vais vous tuer », pis… bah… rien. T’attends quoi ? De me dérouler ton plan machiavélique avant de me plonger dans un bain d’acide ? De l’action merde ! Les explications on les trouvera plus loin dans le récit. Tes menaces faut les exécuter, pas te mettre à danser en attendant la pluie. Et puis fait comme les autres s’il te plait. Tu me dis qui tu es et ce que tu as de spécial, à part d’être un con, et pour l’aventure tu me laisses faire. Merci.

Une mouche vint se poser sur la table basse, reniflant sans doute quelques miettes d’un repas rapide un soir précédent entre le jour du ménage et aujourd’hui. Drake écrasa son calepin sur ses ailes. Raté.

—Ser’j.

Drake releva la tête et dévisagea celui qui venait enfin de se présenter.

—Serge ? Sans déconner ? Non. « Serge » il retourne jouer au volley-ball. T’as pas une tronche à t’appeler Serge.

—Bah, j’y peux rien moi.

—Bon ok, soupira Drake. Je trouverai autre chose quand je saurai quoi faire de toi. Et ton envie de me tuer, du coup, ça te vient d’où ?

Ser’j regarda le bout de ses ongles, puis la paume de sa main. Evidemment qu’il n’allait rien y trouver, mais il se cherchait une contenance. Il comprit rapidement que cela n’était pas efficace et avait tendance à énerver encore un peu plus Drake.

—Des promess-euh !

—Mais je sais pas, hurla Ser’j. Je vous connais pas, merde. Je suis l’homme de main le plus pourri de l’univers. Ma mission a aucun sens et je sais pas pourquoi il faut vous tuer.

Drake bailla bruyamment. Ce n’était pas la première fois qu’une idée de personnage menaçait de tomber à l’eau par manque de construction ou de cohérence. C’était le lot des créatifs. « On essaie des trucs, certains marchent, d’autres pas. » justifiait-il parfois auprès de son éditeur. Il hésitait encore entre mettre un terme à la conversation et pousser le bouchon. Mais la migraine persistait. Quand Ser’j s’était approché avec la carafe, elle avait même empiré l’espace d’un instant. Le process était en cours, il y avait quelque chose à débusquer là. Mais quoi ?

—Tu me fais de la peine maintenant. Tire-toi une bûche.

—Que je tire quoi ?

—Ah fais pas chier, assieds-toi. Tu demanderas à mes autres personnages, y’a un québécois dans le tas.

Drake se ravisa. Il n’avait pas fait cela depuis longtemps, mais il était peut-être temps de recommencer: la méthode Divan était sa dernière chance. Il se leva d’un bond. La tête lui tourna un moment, et il se dirigea vers le fauteuil sur lequel Ser’j était sur le point de se laisser tomber.

—Prend le canap’. Allonge-toi.

Ser’j opina sans broncher, s’installa. Drake tourna le fauteuil pour détourner son regard de son invité. Il plongea dans son carnet et annonça d’une voix feutrée sans regarder le divan:

—Ceci est notre première séance. Mettez-vous à l’aise et parlez-moi de votre enfance.

***

Deux heures plus tard, Ser’j poussait la grande porte en bois du bureau de Haine-Plus-Un. Celui-ci, qui ignorait que Ser’j le surnommait ainsi, était assis devant une pile de documents mal alignés. Il releva la tête à son arrivée.

—T’as pris ton temps. Il est canné ?

—Non.

—Blaireau. T’avais un truc à faire, et tu reviens avec le sourire du mec qu’à rien branlé.

Ser’j regarda ses ongles.

—C’était pas lui ? Il est pas dangereux ? Pourquoi il est vivant ?

—Ben, je l’ai trouvé sympa. Je vois pas le danger dans ce mec-là. Il y croit pas.

—Attend… « Il y croit pas »… Tu lui as dit qu’il était médium ?

Ser’j repensa à sa séance de psychanalyse improvisée. Au bout d’une demi-heure, il était reparti comme il était venu, disparu en un clin d’œil comme s’il n’avait jamais mis les pieds dans le salon-cuisine de Drake. Il était reparti le cœur léger. Il avait rendez-vous dans une semaine.

—Non. Il m’a pris pour une hallu. Rien à craindre.

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