Debout !

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– Monsieur Blanchard, bonjour !

Je sursaute alors que la réalité de l’hôpital explose dans ma conscience. Je peine à recoller les morceaux, mais je reconnais le visage de la petite femme brune qui s’avance vers moi en me souriant avec entrain, un grand sac de sport à la main.

– Cette fois vous vous souvenez de moi, non ? Isabelle ?

– Oui, balbutié-je.

– Mais vous n’avez pas l’air très content de me voir, on dirait.

Je suis pris de court. Je tente de dissimuler mes idées noires et ma peine sous le tapis des convenances.

– Si, si, je suis content… réponds-je, avec un rictus.

– Oh, vous n’avez pas à faire semblant, vous savez. Ça arrive parfois de ne pas avoir envie.

– Non, enfin, j’ai envie… C’est juste que… Excusez-moi, je suis encore un peu secoué par tout ce qui m’arrive, finis-je pas dire en sentant le chagrin forcer la porte de mes yeux.

Isabelle s’approche de moi et pose sa main sur mon bras.

– Rassurez-vous, me dit-elle avec une douceur inattendue, on va travailler là-dessus aussi.

Je sens ma peine refluer sous son regard plein de sollicitude, comme si l’espace d’un instant, derrière le masque de la professionnelle énergique et enthousiaste, elle avait entrouvert une fenêtre sur une fragilité qui semblait dire « je vous comprends ».

– Et pour ça, on va vous remettre sur pied ! reprend-elle avec allant. Vous connaissez la devise : « mens sana… »

– In corpore sano, complété-je.

– Ah, monsieur connaît son latin à ce que je vois !

– Connaît, connaît, c’est un bien grand mot, pour le moment, monsieur fait surtout ce qu’il peut avec sa mémoire capricieuse, rétorqué-je, amusé.

– Oui, mais c’est déjà ça. Un esprit sain, dans un corps sain. Alors moi je ne vous connais pas encore là-dedans, énonce-t-elle en pointant son doigt vers sa tempe, mais je connais bien votre corps, vous savez.

– Ah oui ?

– Enfin, pas comme vous l’imaginez peut-être…

– Non, je ne voulais pas…

– C’est bon, je sais ce que vous ne vouliez pas dire, rigole-t-elle, mais je vous ai quand même manipulé dans tous les sens pendant que vous dormiez et j’ai bien vu que vous étiez sacrément affuté, monsieur Blanchard.

Je baisse les yeux, gêné de ce compliment.

– Bah, je fais un peu de vélo et de course à pied, quoi.

– Un peu ? Pas la peine de jouer les modestes, avec moi, je sais reconnaître un corps d’athlète quand j’en vois un. Alors ?

– C’est vrai, je fais du triathlon et je m’entraîne plutôt régulièrement… Et des courses de trails aussi, en montagne quand j’en ai l’occasion.

– Et du marathon ?

– Oui, aussi.

– Moins de trois heures ?

– 2 h 55, une fois.

– Ah, voilà, on y est ! Qu’est-ce que je disais, un corps d’athlète, monsieur Blanchard.

Cette fois je souris franchement. Même si je n’y suis pour rien, je ressens une étrange fierté à relater les exploits de Rémi avec cette fille sympathique.

– Et vous, vous courrez ?

– Moi ? Vous allez rigoler, à part la piscine et la gym de temps en temps, je ne fais pas beaucoup de sport… Mais j’ai eu l’occasion de soigner plusieurs grands sportifs, donc c’est tout comme, non ?

– Le sport par procuration ?

– En quelque sorte… Ça marche plutôt bien, non ? plaisante-t-elle en examinant sa silhouette dans sa tenue de soin...

J’apprécie ce moment de complicité amusante. Même si j’ai dû m’approprier les exploits de Rémi, pour l’une des premières fois depuis mon réveil, j’ai l’impression de pouvoir parler librement, sans jouer un rôle, sans avoir peur de faire un faux pas. Je sais que ça ne durera pas, mais j’éprouve une forme de soulagement.

– Bon. Et nous, reprend-elle en redevenant sérieuse. C’est pas tout ça, mais il va falloir quand même travailler un petit peu pour récupérer votre corps, hein ?

– Oui, je sais… Je ne pensais pas qu’on pouvait perdre autant de muscles en quelques semaines, c’est fou.

– En fait ça commence déjà à fondre après deux semaines. C’est pourquoi on continue de stimuler les patients dans le coma, avec des exercices, pour éviter la rigidité… Vous avez essayé de vous lever ?

– Hein ? Non, je vous attendais…

– Ah, c’est bien. En fait, il y a plusieurs choses. Le docteur Frankin a sûrement dû vous expliquer…

– Le docteur Frankin… la coupé-je malgré moi, agacé

– Quoi, le docteur Frankin ? C’est lui qui vous suit, non ? Vous l’aimez pas trop, c’est ça ?

– Non, pas trop…

– Bon, écoutez, dit-elle en baissant un peu la voix, vous gardez ça pour vous, mais moi non plus je l’aime pas trop. Enfin, il travaille bien, très bien même, mais il a une façon de s’adresser aux gens, comme si on était tous des gamins.

– Exactement ! m’écrié-je. Merci, Isabelle. Je croyais qu’il n’y avait que moi…

– Oui, doucement quand même. Et puis c’est un peu grâce à lui que vous êtes ici, alors, motus, hein ?

– Oui, bien sûr.

– Bon, je reprends. Donc vous avez eu deux côtes cassées et une fracturée…

– Ah oui ?

– Oui, mais normalement elles se sont ressoudées maintenant. Vous ressentez peut-être encore des tiraillements, mais ça au moins, c’est quasiment réglé.

Ce qui explique les petites douleurs et les gênes que je ressens au niveau du torse.

– En revanche, vous avez subi un arrachage partiel des ligaments du genou droit pour lequel vous avez été opéré… Pour le coup avec vos cinq semaines de coma vous avez eu un peu de chance, si j’ose dire…

– Ah ouais…

– Je dis ça parce que les vingt premiers jours sont les plus douloureux…

Les souvenirs de Rémi à la clinique en train de douiller sur son lit me reviennent en tête.

– Et croyez-moi je vous ai fait la totale, arthromoteur, électrothérapie de stimulation et tout. Vous n’avez peut-être pas encore essayé, mais vous devez normalement pouvoir plier votre genou à 90° sans avoir trop mal.

– Ok…

– Maintenant ce qui compte, c’est que vous retrouviez très vite votre autonomie pour pouvoir vous déplacer tout seul. Le truc, c’est qu’il va falloir y aller doucement parce qu’avec vos muscles en Chamallow, vous ne pouvez pas compenser avec votre jambe gauche, vous voyez ? Donc on va faire ça par étape, avec une attelle et des béquilles et en travaillant le renforcement musculaire et la flexion au fur et à mesure.

– Oui, je comprends… Mais « très vite », ça veut dire quoi si je veux quitter l’hôpital ?

– Bah, on va voir où vous en êtes aujourd’hui et puis on avisera… Le problème c’est qu’il faut quelqu’un soit à vos côtés pendant les premiers jours en cas de problème ou de chute.

C’est là que je peux remercier la mère de Rémi… Ta mère, Stan.

– En fait, ma mère qui n’habite pas loin de chez nous va pouvoir rester avec moi toute la journée s’il faut…

– Bon bah dans ce cas, on pourrait peut-être vous laisser sortir demain ou après-demain, selon les résultats de vos analyses et du scanner, bien sûr.

– Ah ouais ! C’est… bien.

Je tempère immédiatement ma joie en pensant à toutes les épreuves qui m’attendent encore à la maison : Viviane, Clarisse, les enfants, les amis, les voisins… Je tente de refouler l’angoisse qui me saisit sans y parvenir tout à fait. Isabelle lit-elle mon malaise sur mon visage ?

– Heu… je ne sais pas si ça va vous rassurer ou non, mais ce n’est pas parce que vous serez sorti de l’hôpital que vous resterez tout seul chez vous, à ne rien faire, vous savez ?

– Non ?

– Hé non, parce que pour récupérer vos muscles, il va falloir travailler votre renforcement en spécifique et ça, ça se passera au centre de rééducation, à raison de demi-journées, voire de journées par semaine. Vous n’aurez pas le temps de vous ennuyer, croyez-moi, je vais vous en donner des exercices, insiste-t-elle en souriant… En attendant, assez bavardé, on va voir ce qu’il vous reste dans les jambes, d’accord ?

– Oui.

L’exercice m’empêchera au moins de laisser mes pensées me tirer vers le bas, contrairement à la gravité.

– Je vous passe l’attelle et je vais vous aider à vous lever.

Pendant qu’Isabelle s’affaire sur mon genou, je remarque pour la première fois le tatouage qu’elle porte sur le bras droit, en-dessous du coude. Il représente une fleur de pissenlit dont les aigrettes s’envolent vers le haut du bras. Je ne suis pas vraiment un fan de tatouage, pas sur mon corps du moins, et je crois que Rémi non plus, mais je trouve qu’il y a quelque chose de fascinant à vouloir utiliser sa peau comme une toile pour y encrer un motif ou un message indélébile.

Comme se faire tatouer un nouveau corps sur son âme, Stan ?

– Il est sympa, votre tatouage.

– Ah, ma fleur ? Elle ne passe pas inaperçue… Vous aimez ? demande-t-elle en relevant sa manche.

– J’aime bien l’image, en tout cas, ça donne envie de s’envoler.

– Merci, il y a de ça, c’est vrai.

Isabelle regarde le motif puis caresse la peau de son bras, songeuse.

– Je ne veux pas trop en parler, mais ce tatouage, pour moi, c’est une promesse que je suis faite à moi-même… La promesse de ne pas m’oublier.

– De ne pas vous oublier…

Les mots résonnent sur les parois de ma conscience et remontent le long de ma corde sensible.

– De ne pas oublier la petite fille que j’étais et les rêves que j’avais…

– Ah, c’est bien, m’entends-je répondre.

Nous partageons un étrange moment de silence.

– Allez, debout !

– Oui !

Je reprends mes esprits en me tournant pour laisser pendre mes jambes sur le côté du lit. « Ne pas s’oublier »…

C’est pas le moment, Stan, concentre-toi.

– Allez-y doucement, je vais vous aider, dit-elle en passant son bras autour de moi, sous mon épaule. Attention au tuyau du goutte à goutte.

Je m’avance au bord du lit, lentement. Je tends la pointe des orteils. Je sens mon genou droit qui me tire. Et l’instant d’après, je suis debout, mes pieds nus sur le lino de la chambre. Debout après cinq semaines. Je me sens comme un astronaute qui vient de poser un premier pied maladroit sur la Lune, dans sa combinaison encombrante.

– C’est bien, monsieur Blanchard. Regardez, vous tenez tout seul, je ne vous porte presque pas, là. Comment vous sentez-vous ?

– Fragile, instable… C’est vous qui avez parlé de Chamallow, non ?

– Oui, dit-elle en rigolant, c’est normal. Mais vous allez voir, ça passe vite, ce n’est que le début. Essayez de faire un pas, pour voir.

Je me redresse. J’ai l’impression que mes jambes peuvent se dérober à n’importe quel moment. Je tiens fermement Isabelle de mon bras droit aux muscles atrophiés et de l’autre, je m’appuie sur le lit. J’avance ma jambe et je fais mon premier pas. Sans tomber.

Un petit pas pour Stan, un grand pas pour ta nouvelle humanité ? Quelque chose comme ça…

– Très bien !

Un deuxième pas. Totalement connecté avec mon corps à cet instant, je souris de cette minuscule victoire où l’esprit commande la matière, où la volonté contrôle la chair. Je ne suis pas un astronaute, je suis Actarus dans le cerveau de Goldorak ! Je lâche ma main gauche. Je fais un autre pas, puis un autre. Je me sens invincible. Remi, regarde !

Et ma jambe gauche se dérobe sans prévenir.

– Ouh là, lâche Isabelle en me rattrapant de justesse.

Ça m’apprendra à me prendre pour un Golgoth.

– La vache, je ne l’ai pas sentie partir… Je me sentais bien, pourtant.

– Oui, c’est traitre, c’est pour ça qu’il faut y aller doucement. Mais ça va revenir, et plus vite que vous pensez, vous allez voir. Et au niveau du genou droit ?

– Ça tire un peu, mais je sens que l’attelle le maintient bien en place. Ça ne me fait pas mal pour le moment.

– Avant que je parte on vérifiera la flexion… En attendant vous allez faire le tour du lit, en vous tenant à moi. Je ferai suivre le goutte à goutte. Je vais aussi vous laisser les béquilles pour que vous puissiez continuer cet après-midi, si vous le sentez, en gardant toujours la sonnette à portée de main au cas où.

– Au moins je devrais pouvoir aller aux toilettes tout seul, c’est déjà ça…

– Vous rigolez, mais c’est exactement ce que je me disais ! Et je peux comprendre votre soulagement. Littéralement… ou presque, ajoute-t-elle en pouffant de rire.

Je m’esclaffe à mon tour, d’un rire que je ne retiens pas. Merde, c’est bon de rigoler – même avec mes abdos en guimauve, même avec la voix de Rémi.

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