La vie de Rémi

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Je tente de faire le vide en moi, d’amadouer mes émotions, de les contenir pour un temps. J’ai besoin de réfléchir, d’analyser la situation. Si je veux pouvoir en parler à quelqu’un, et un jour en sortir, je dois comprendre, je dois apprendre la vie de Rémi, le monde de Rémi. Sans t’oublier, Stan. Sans m’oublier…

J’inspire. J’expire. Je saisis le portable sur la tablette. Là aussi je sais que je vais en baver, mais je n’ai pas le choix. C’est par là que tout commence. La vie de Rémi, telle que je ne la connais plus vraiment. Celle où je n’apparais plus, tout du moins pas sous le nom de Stanislas Rousseau. Celle où ma trace existe peut-être encore, ainsi que celle de ma famille. Je dois le croire. Pour moi. Pour Nelly. Et tous ceux que j’ai aimés.

0, 7, 0, 6. La photo de Clarisse et des enfants… Je dois procéder par ordre. Les raccourcis téléphoniques. Qui Rémi appelle-t-il le plus souvent ? Je clique sur l’icône en forme de combiné. Des photos apparaissent. Clarisse en premier, forcément. Toute seule sans les enfants, cette fois. « Chez nous ». Je vérifie l’adresse. Ils habitent toujours à Versailles, au même endroit. Ouf. « Nono ». Tiens qui c’est, lui ? Je fais apparaître la fiche : Arnaud Didier, dans le 19ème arrondissement. Nono. Ça serait donc lui le meilleur pote de Rémi… Il n’y a pas de photo. À quoi ressemble-t-il ? Je zappe sur Facebook. Non, sur « Friendzone », il va falloir que je m’habitue. Et s’il avait ma tête ? Une alarme d’angoisse se déclenche. Calme-toi, Stan, affiche d’abord le profil du gars et panique ensuite.

La page s’affiche. L’avatar est une photo de couple. Arnaud n’a pas ma tête et sa femme ne ressemble pas à Nelly. Je ne les reconnais pas. Je pousse un soupir de soulagement. Et je le regrette : je me dis que ça aurait été tellement plus simple de nous « voir » tous les deux. Ça voudrait dire que je ne suis pas fou, qu’il y a bien une trace de ma vie, de mon passé… Mais non. Il ne fallait pas rêver, non plus. Et puis je m’en serais rendu compte hier soir de toute façon. Je regarde quelques instants les photos de « Nono » et de sa femme. Comment s’appelle-t-elle ? Je lis quelques messages. Je retourne sur l’annuaire du téléphone, je cherche, bingo ! Sophie Didier, même adresse qu’Arnaud. Je me sens comme un hacker de vie numérique.

Et alors, Stan ? Et alors, Nono c’est peut-être le gars à qui je vais parler et tout raconter, ou à défaut qui va tout me raconter sur Rémi. Sur toi ? Si c’est mon meilleur pote de dix ans, vingt ans ou je ne sais quoi, il va forcément me croire si je lui dis que ma mémoire ressemble à un gros morceau d’Emmental, non ? Sur son profil, je vois qu’il a fait la même école de commerce que Rémi. Peut-être qu’il lui a confié des choses sur Clarisse, avant l’accident… En tout cas, même si on peut encore faire durer le suspense un jour ou deux, il va bien falloir que je l’appelle pour lui dire que je suis réveillé. Si ça se trouve il passera me voir à l’hôpital. Les idées qui fusent dans ma tête à cette hypothèse me donnent le vertige…

Je reviens aux raccourcis téléphoniques pour ne pas perdre le fil. C’est plutôt classique : papa, maman, Mag, Solène. Ce dernier nom ne me dit rien non plus. Je vérifie son profil Friendzone. Photo simple. Blonde. Jolie sourire. Nez mutin. Pas de statut de couple. Ça ne veut rien dire, elle n’a peut-être pas envie de partager ça. Elle peut très bien être célibataire, en couple ou divorcée. Je regarde ses photos. En tout cas elle a plein de copines. Et des super mignonnes. Est-ce qu’il faudra que je lui raconte tout à elle aussi ? Il faut que je fasse gaffe, je ne pourrais pas faire le coup à tout le monde, sinon ils vont me prendre pour un fou… Bon, Nono et Sophie, Solène. Ok.

Et si Rémi avant un pote qui ne ressemblait pas physiquement à Stanislas Rousseau, mais qui avait vécu la même histoire ? Si c’était le cas, il figurerait dans les raccourcis d’appels… Et il y a qui d’autre dans la liste ? Un seul nom, Cécilia, « baby-sitter ». Au moins c’est clair.

Je retourne sur la page des amis Friendzone de Rémi. Certains noms me semblent familiers. Certaines photos aussi… Ce gars, par exemple, « Philippe Garrigues ». C’était un autre pote d’école de Rémi. Filou. Je suis sûr qu’il était à plusieurs soirées où je suis allé. Je continue à faire défiler la liste, mais ma tête s’embrouille de tous ces noms et de tous ces visages, inconnus ou presque. Toutes ces vies. Où je ne suis pas…

Je tente de garder mon calme, de me concentrer sur mes recherches, mais un poids de plus en plus lourd oppresse ma poitrine, m’écrase sur le lit. Le poids immense du vide, de l’espace et du temps, des souvenirs perdus qui s’y trouvaient, des passions qui avaient fait battre des cœurs qui n’ont plus de corps. Une vie réduite à quelques impulsions électriques dans un cerveau étranger, à des images qui n’ont peut-être jamais existé, à des émotions qui n’ont jamais été partagées. Une vie qui me définissait malgré tout, qui donnait un sens à mon existence, à travers tous les choix auxquels j’ai été confronté, toutes les décisions que j’ai prises, si infimes furent-elle, toutes les rencontres que j’ai faites, toutes les personnes que j’ai touchées par mes actes, toutes celles avec qui j’ai partagé une part de mon intimité, toutes celles qui m’ont aimé et toutes celles que j’ai aimées, à tort, à raison, celles à qui je dois la vie, celles à qui je dois l’envie. Et celle qui m’accompagnait depuis quatorze années, pour le meilleur et pour le pire… Nelly… Je serre les dents. Le chagrin m’étouffe, dont l’aridité est pire que les larmes… Suis-je mort ?... Existe-t-il encore quelqu’un qui me pleure, à qui je manque ?

Tu voudrais que ceux que tu aimes soient tristes, accablés, rongés de douleurs, Stan ?

Non !... Enfin, peut-être un peu… Je ne sais pas… Si j’ai compté pour eux, si je les ai aimés, si je les ai rendus heureux… Et s’ils étaient effondrés de tristesse et que tu pouvais soulager leur peine d’un seul coup en t’effaçant de leur mémoire, le ferais-tu ? Est-ce le choix qu’on m’a donné ? Est-ce la décision que j’ai prise ? Suis-je mort ? Suis-je fou ? Suis-je Rémi ?

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