Laver ton corps, laver mon corps

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Je sors le récipient tiédi de sous le drap pour le poser sur la tablette. La porte s’ouvre.

– Ah bah on dirait que j’arrive au bon moment, sourit Elsa en poussant un chariot de soin. Donnez-le-moi, je vais le vider.

Je rougis malgré moi en soufflant un « merci » timide. Afficherait-elle le même enthousiasme s’il s’agissait de mes selles ? J’efface immédiatement cette dernière pensée de mon esprit.

– Comment vous sentez-vous depuis tout à l’heure, monsieur Blanchard ? Vous avez pu manger un petit peu ?

– Oui, ç’a été… J’ai besoin de prendre des forces.

– Ça c’est sûr. Je ne sais pas comment vous étiez avant, mais vous avez drôlement fondu… Bon, on va pouvoir y aller pour la toilette ?

Je hoche la tête. Tandis qu’elle prépare le linge de rechange, les cuvettes et le matériel nécessaire, je repense à Sylvie… Sylvie et ses cheveux rouges. Sylvie et son sourire. Sylvie qui a pris soin de moi pendant cinq semaines et que je n’ai pas pu remercier directement. Sylvie qui a retiré mon cathéter avec délicatesse, qui m’a savonné le corps et lavé le gland avec application, Sylvie qui m’a nettoyé les yeux et rasé le visage avec douceur. Sylvie que j’ai agrippée et serrée avant que l’on me calme. Ça ne fait que quelques dizaines d’heures à peine, mais j’ai déjà l’impression qu’une vie entière a passé depuis mon réveil.

– Je vais commencer par vous raser et ensuite on verra ce que vous pouvez faire vous-même.

Je ferme les yeux. Je sens la mousse s’étaler sur ma peau et les doigts d’Elsa glisser sur mes joues, dans mon cou, autour de ma bouche, à côté de mes oreilles. Une odeur mentholée, une sensation de fraîcheur que tu trouverais aussi agréable, Rémi… À chaque passage, les lames tranchent et retirent sans douleur les poils roux de ta barbe naissante, les fragments de ce visage qui est le tien et qui doit désormais être le mien, pour quelque temps… Les mains agiles d’Elsa manœuvrent le rasoir autour de mes traits et achèvent de faire disparaître le masque blanc de ma peau devenue lisse.

J’ouvre les yeux. Elle me sourit.

– Ne bougez pas, je vais vous nettoyer et vous rincer.

Je ne bouge pas tandis qu’elle retire les dernières traces de mousse et qu’elle me lave la figure et le cou au gant de toilette tiède. Elle saisit la serviette et me tamponne doucement la peau pour la sécher.

– Là… Comment vous sentez-vous, Rémi ?

La question pénètre toutes les couches de mon être jusqu’au cœur de ma conscience. Comment lui dire que je ne me sens pas « Rémi » ? Et que je ne me sentirai peut-être jamais Rémi ?… Non, je dois jouer le jeu. Je dois être Rémi. Je suis Stan. Je prends sur moi. Je suis Rémi.

– Beaucoup mieux, merci. C’était très agréable, Elsa.

– Ah bah ça me fait plaisir, ça !... Je vais vous coiffer… Vous voulez vous voir ?

Je déglutis. Je sens monter l’adrénaline… Non, je ne suis pas encore prêt.

– Non merci, c’est gentil, je vous fais confiance, réponds-je en m’efforçant d’avoir l’air détendu.

– Comme vous voulez…

Elsa continue de sourire aimablement, mais je distingue une pointe de déception dans son expression.

– Bon, on va retirer votre chemise de nuit pour passer à la suite. Vous voulez essayer de faire vos bras et votre torse ? Je m’occuperai du dos.

Tout d’un coup j’ai juste envie de me laisser faire, comme avec Sylvie. Laisser les mains expertes d’Elsa savonner et rincer chaque partie de ce corps… Non… Je ne peux pas. Je dois jouer le jeu. Tu es Rémi, rappelle-toi, Stan. Je dois prendre possession de ce corps si je veux sortir d’ici au plus vite. C’est maintenant que ça commence. Allez.

– Oui, je vais essayer, finis-je par répondre.

– Très bien. Tenez, le gant… Voilà le savon. Allez-y.

La main dans le gant de toilette je commence à frotter lentement mon épaule gauche. Le gel se transforme en émulsion. Je sens les fibres du tissu sur ma peau. Je m’accroche à ces sensations. Mon épaule. Celle de Rémi. Je lève le bras pour laver mon aisselle. Le poids de ce membre maigrichon que je peine à lever déroute ma raison. Ce bras pourtant puissant dans mon souvenir. Je grimace. Elsa m’observe, prête à m’aider. J’insiste et je parviens à frotter ce dessous de bras qui a retrouvé sa pilosité. Je pense à Rémi qui s’épilait les aisselles et les jambes. Désolé, mon ami, mais tant que ce corps sera le mien, je resterai poilu là-dessous, roux ou pas. Je souris malgré moi.

Je poursuis le savonnage de mon membre jusqu’à la main. La sensation de pouvoir prendre soin de mon corps a quelque chose de rassurant, comme une toute petite victoire à l’assaut d’une épreuve impossible, d’un duel invraisemblable. Mais une victoire quand même. Je regarde mon bras. Je regarde ma main. Je savonne mes doigts. Je les fais aller pour sentir leurs mouvements.

Elsa trempe le gant dans l’eau pour que je puisse me rincer. Je procède de la même manière pour l’autre bras. Je me sens plus maladroit avec le gauche. Rémi est droitier tout comme moi, heureusement quand même. Je me rince. Puis je savonne mon torse tapissé de poils orange et de grains de beauté que j’examine vraiment pour la première fois, comme un explorateur d’une étrange puberté. Ce torse aux côtes saillantes dont les muscles ont disparu et qu’il va me falloir reconstruire… Je frotte mon ventre, je nettoie mon nombril qui ne s’orne plus de la cicatrice que j’arborais depuis ma tendre enfance. Je me rince et sèche les dernières goutes avec la serviette.

– Pour le dos vous allez vous mettre sur le côté, m’indique Elsa.

À quoi pense-t-elle en voyant mon corps affaibli ? Imagine-t-elle qu’il puisse être musclé ? Provoque-t-il un quelconque émoi ou bien est-elle en train de s’impatienter parce que je ne vais pas assez vite, d’anticiper les soins à prodiguer aux autres malades, de réfléchir à sa liste de courses pour ce soir, à ce qu’elle va faire à manger à ses enfants, à la soirée coquine que lui a promise son mari depuis plusieurs jours ?

Derrière moi, elle savonne mon dos de haut en bas, consciencieusement.

– Je vais vous frictionner avec de l’eau de Cologne, me dit-elle, ça va vous rafraichir.

Des notes d’agrume traversent l’espace et emplissent mes narines tandis que ses mains s’affairent sur ma peau en mouvements toniques. Puis ses mains quittent mon corps et se reposent sur le bas de mon dos quelques instants plus tard. Elle expose une partie de mes fesses et commence à masser la base de ma colonne vertébrale. Cette fois je détecte une odeur d’amandes. Je découvre une sensibilité particulière dans cette zone en haut des fessiers dont je voudrais prolonger le massage. Mais les doigts d’Elsa se retirent.

– Merci, c’est très agréable, Elsa.

– De rien… Vous pouvez vous rassoir maintenant, on va passer aux jambes.

Tout comme Sylvie l’a fait pendant des semaines, Elsa savonne, rince et sèche mes cuisses, mes jambes et mes pieds, l’une après l’autre, l’un après l’autre. J’observe ce ballet de doigts et de gant de toilette sur la scène de ma nouvelle peau, sur les sinusoïdes de mes articulations, sur les rebonds de ma chair flasque.

– Voilà, dit-elle en terminant, satisfaite. Je pense que je peux vous laisser faire votre toilette intime tout seul, non ?

En d’autres circonstances, en d’autres rêves, dans un autre monde, j'aurais pu répondre que je préfèrerais qu’elle s’en charge et d’autres gestes, d’autres caresses beaucoup plus qu’intimes auraient pris le relai. Mais les circonstances ne sont plus aux rêves et les rêves ne sont plus de ce monde. Alors je me contente de répondre avec un sourire gêné :

– Oui, je crois que ça ira.

– Bien, je vous laisse quelques minutes, alors, dit-elle en quittant la chambre.

J’accueille son départ avec un certain soulagement.

J’écarte le drap. Je saisis le gant et le savon. Sous mes yeux, un sexe pend mollement sur la peau fripée d’un scrotum. Le gant à la main, j’observe cet appendice avec des sentiments contradictoires… J’espère que tu me remercieras un jour d’avoir pris soin de ta queue, mon pote. En attendant, même si ça me vrille le bide de te dire ça, je vais devoir te la piquer, mec, faire comme si c’était la mienne. Parce que c’est la seule façon de ne pas me perdre, tu comprends ? De ne pas finir chez les dingos, de ne pas avoir la nausée à chaque fois que j'irai pisser… Les battements de mon cœur s’accélèrent. Ce n’est qu’une bite, Stan, ta bite. Ouais. Ma bite.

Je savonne consciencieusement mon appareil génital, le long de la verge et tout autour du gland en tirant bien sur la peau du prépuce. Je fais le vide dans mon esprit. Je ne pense à rien. J’accueille les sensations et intègre les stimuli. Puis je lave mes testicules en soulevant mes bourses. Je rince le gant et entreprends de savonner mon entrejambe. Je lutte pour relever mes fesses et atteindre les replis de mon anus. Je frotte cet orifice et ses pourtours ondulés… Je trempe le gant et je rince les résidus de savon. Je me sèche et je repositionne le drap pour couvrir mon bassin.

Voilà Rémi, j’ai lavé ton corps. J’ai lavé mon corps… Une mélancolie visqueuse commence à se répandre dans mes veines à l’écho de cette pensée. Je ferme les yeux.

La porte s’ouvre. Elsa est de retour dans la chambre, avec son sourire et son grain de beauté.

– C’est bon ? Ç’a été ?

– Oui… réponds-je simplement, en réprimant l’envie cynique d’ouvrir le drap et de lui montrer le résultat en disant « j’ai tout fait, même le cul ! ».

– C’est bien. Je n’ai plus qu’à changer le lit, à vous donner une chemise propre et je vous laisse tranquille, monsieur Blanchard.

Je coopère autant que possible pour aider Elsa à changer les draps et j’enfile une chemise propre… J’ai l’impression que cette toilette a pris des heures, que tout est laborieux, que la route qui m’attend sera très longue.

– Voilà pour moi, Rémi ! Je repasserai vous voir un peu plus tard. S’il y a quoi que ce soit, n’hésitez pas à utiliser la sonnette, dit-elle en regardant sa montre. La kiné ne va sans doute pas tarder à venir vous voir. En attendant, reposez-vous un peu.

– Merci beaucoup, Elsa.

– À toute à l’heure.

Et la porte se referme sur ma solitude aseptisée.

Me sentir propre revigore malgré tout l’écrin de mes pensées. J’en viens à souhaiter que la kinésithérapeute soit là tout de suite pour pouvoir commencer ma rééducation, pour pouvoir me lever, tenir sur mes deux jambes, marcher et regarder par la fenêtre. Je sais que je vais en baver, mais au moins, j’ai l’impression que cette épreuve physique est un défi à ma portée, quelque chose que je peux appréhender et contrôler dans une certaine mesure. Alors que tout le reste…

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