Jouer le jeu

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– Bonjour monsieur, je vous apporte votre petit déjeuner.

Réveil. Un autre visage. Une nouvelle aide-soignante. Le même corps sous les mêmes draps… La femme s’avance vers moi en approchant la tablette roulante.

– Je vous relève le dossier… Voilà, sourit-elle.

– Merci.

Est-ce que j’ai faim ? Oui. Je dois manger. Je dois prendre des forces. Regonfler ce corps… Sur le plateau, du thé, des biscottes, de la confiture, un yaourt. Sûrement le meilleur repas du jour. Autant en profiter.

Je me redresse un peu. Mes mains s’activent au-dessus du plateau. Je bois. Je beurre. Je tartine. Je croque. Je mâche. J’avale. Mes gestes sont maladroits, mais je garde le contrôle sans faire trop de dégâts. Je me concentre sur chaque petite action. Je m’efforce de savourer chaque bouchée. Ces sensations ont quelque chose d’étrange et de familier à la fois. Comme si les papilles de Rémi communiquaient malgré tout avec moi. Comme si ses doigts pouvaient aussi bouger comme les miens… Je laisse une pensée curieuse s’échapper de ma langueur. L’endurance de Rémi et ma souplesse, sa force et mon agilité… À quoi ressemblerait notre corps ? Qu’importe, je dois arriver à maîtriser cette enveloppe si je veux pouvoir m’en servir, si je veux partir, si je veux en sortir, si je veux revenir. Si tu peux revenir, Stan. Je soupire…

Une vibration. Sur la tablette. Le téléphone de Rémi.

L’angoisse me prend la gorge. Mon cœur s’emballe. Les images d’hier fusent. Ma vie effacée… Pas celle de Rémi, Stan. Je me concentre sur cette pensée. Un afflux de sang au visage. La panique m’emplit peu à peu. Je serre les poings. Je tente de me maîtriser. Je respire. On cherchera encore, et on trouvera, Stan. J’inspire. J’expire. Encore. Je sens le reflux de la crise s’amorcer. Inspiration. Expiration. Lentement. Les battements de mon cœur ralentissent. Je suis là. Je suis moi… Je retrouve peu à peu le contrôle de mes émotions.

Je déglutis. Je saisis le téléphone. La notification. Un message vidéo. Je clique. Je vois les enfants avec leur cartable.

– Zoé, Jules, dites quelque chose pour papa, commence Clarisse.

– Bonjour Papa !

– On va à l’école !

– Je t’aime très fort papounet !

– Moi aussi !

– À ce soir, mon chéri.

L’image se fige sur le sourire des enfants qui secouent leurs mains. Cette fois je ne peux rien faire pour retenir quelques larmes…

Je réponds.

« Merci les enfants ! Papa vous embrasse très fort ! À ce soir, mon amour… »

Combien de temps ? Combien de temps vais-je leur mentir ? Ils sont adorables ces gosses. Je les aime. Vraiment. Et ils ont besoin d’un père, de leur père… Je ne suis pas leur père !

Mais c’est comme ça qu’ils te voient, Stan.

Non, je dois leur dire, je dois leur expliquer. Et Clarisse, alors ? Quoi, Clarisse ? Il faut que je lui parle avant que ça n’aille trop loin. Quand ? Ce soir ? J’en sais rien… Et tu crois qu’elle te croira ? Il le faut. Si j’arrive à lui apporter une preuve. Une preuve de ta folie, Stan ? Une preuve que je suis moi, Stanislas, l’un des meilleurs amis de Rémi. Que je connais des choses que Rémi ne peut pas connaître, que je sais faire des choses que Rémi ne sait pas faire. Comme parler trois mots de japonais ? Oui, par exemple. Ça et quoi, que je suis fan de Jimi Hendrix et que je peux réciter le texte de la plupart de ses chansons, vraiment, t’es sérieux, tu crois que ça l’impressionnera ? Que je sais jouer de la guitare, et encore, si les doigts de Rémi répondent, que je connais le métier de consultant en système d’information, qu’un des collègues de Rémi aurait très bien pu lui expliquer… Mais non, bien sûr, évidemment ! Je vais lui raconter ma vie, mon enfance, mes parents, mon frère, mes études, mes potes, comment j’ai rencontré Rémi, nos vacances ensemble, nos copines, je lui parlerai de leur mariage et du nôtre avec Nelly… Tiens, je me souviens même du discours que j’avais écrit spécialement pour leur cérémonie. Forcément, ça compte, tout ça ! Si j’étais fou, je serai incapable de raconter toutes ces histoires, je les ai pas inventées, merde ! Et tu crois qu’elle va rester combien de temps à écouter son mari qui débloque ? Le temps qu’il faudra. Et que fera-t-elle après ? Elle essaiera peut-être de m’aider. À redevenir, Rémi. À retrouver mon corps. Je parie qu’elle ira voir le docteur Frankin, si c’est pas déjà fait. Frankin ? Une aigreur me brûle l’estomac en pensant à ce mec. Je l’imagine trop bien en train d’avertir Clarisse : « Mme Blanchard, votre mari prétendait être un certain Stanislas Rousseau à son réveil. Les troubles de la personnalité sont relativement fréquents après un coma. Il est possible que votre mari n’ait pas encore les idées bien claires. Surtout prévenez-moi si vous remarquiez quoi que ce soit d’anormal ». L’enfoiré…

Qu’est-ce que je vais faire ? Je ne peux pas juste essayer de faire semblant comme si de rien n’était. Il faut que je prévienne Clarisse, que je lui dise au moins que j’ai oublié un peu plus que le code de mon téléphone ou la date de notre anniversaire de mariage. Je gagnerai un peu de temps. Je lui dirai que je n’aime pas trop Frankin, que j’irai voir un psy dès que je serai sorti de l’hôpital. Je lui dirai que j’ai besoin d’aller à certains endroits pour me souvenir… D’ici là, j’espère avoir retrouvé ma trace ou celle de Nelly, la famille ou quelqu’un qui se souvienne de moi ou qui puisse m’expliquer ce qu’il se passe, bref un putain de signe, quoi, sinon je vais vraiment devenir dingue !

Et en attendant, Stan ? En attendant… J’essaye de résister à ma prochaine pensée. Je ferme les yeux. Le stress me fait trembler. En attendant… Je cède au vertige de l’évidence : en attendant, je dois jouer le jeu à fond. Je dois être Rémi. Pour les enfants, pour sa famille… Et pour moi. Je n’ai pas le choix si je veux sortir d’ici. Je dois d’abord rebâtir mon corps, le corps de Rémi… À cette pensée, je réalise que les muscles de mes fessiers sont tous contractés. J’ai envie de pisser, bien sûr.

Je repousse la tablette, je me tourne sur le côté et je chope l’urinal. Je n’ai pas le choix. Cette fois-ci, pas de chichi. Désolé mon pote, mais en attendant que tu reviennes, il va falloir que je te serre la bite un paquet de fois. Je glisse mon sexe dans l’ouverture en plastique. Et pour bien faire, il faudrait même que je considère que c’est un peu la mienne pour quelque temps - même avec ses poils roux… Je ferme les yeux tandis ma vessie se vide. Je soupire, de soulagement, de dépit, de ces détails anatomiques dérisoires et pourtant si fondamentaux.

Rémi, t’es où ?

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