Mon meilleur pote

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J’avale un peu d’eau et je saisis le téléphone. Un frisson parcourt mes épaules. J’appuie sur le bouton et l’écran s’illumine. Une photo de Jules et Zoé apparaît. Je la reconnais. Ils se tiennent par le cou au bord d’une piscine. Ils ont l’air heureux avec leurs bouilles malicieuses. Je souris malgré moi. Je sais que je dois avancer, mais je scotche sur cette photo. Zoé avec sa tignasse rousse et ses joues rondes, Jules avec ses grands yeux bleus et son air intrépide. J’ai toujours bien aimé les enfants de Rémi… Peut-être parce que je les ai vus grandir et Rémi aussi avec eux, peut-être parce qu’ils ne sont pas chiants, peut-être parce qu’ils sont mignons, peut-être parce qu’ils sont bien élevés, peut-être parce qu’ils sont curieux et intelligents, peut-être parce qu’ils font des bêtises et des caprices comme les gosses, peut-être parce qu’ils m’aiment bien aussi. Ou peut-être parce qu’ils ressemblent à ces enfants qu’on rêverait d’avoir un jour avec Nelly, et qui n’arrivent toujours pas, même au bout de huit ans, même avec tous les traitements possibles et imaginables, même si tout semble fonctionner.

Nelly.

Quelque chose se brise en moi. Une fracture. Une implosion. Un petit trou noir qui commence lentement à aspirer mes pensées et mon sourire vers le bas…

Zoé et Jules. Jules et Zoé. Est-ce que moi aussi je mettrai un jour une photo de mes enfants comme écran de veille ou image de fond de mon téléphone ? Jules et Zoé qui adorent leur papa. Jules et Zoé qui étaient blottis contre moi, tout à l’heure, si heureux de retrouver leur père et moi qui les serrais fort dans mes bras. Dans les bras de Rémi. Je ferme les yeux. Je retiens mes pensées. Je retiens mes larmes. Mes lèvres tremblent. Et si… ? Non, pas de « et si »… Pas maintenant, Stan.

J’ouvre les yeux. Je serre les dents. Je fais glisser mon pouce sur les sourires de Jules et Zoé. Le pavé tactile apparaît.

« C’est le 7 juin, papa ».

Je tape 0, 7, 0, 6. L’écran se déverrouille. Cette fois l’image de fond est une photo posée de Clarisse avec les enfants. Tout le monde a l’air heureux… Combien de semaines avant a-t-elle été prise ? Avant quoi, Stan ? Avant l’accident… Avant qu’elle ne fasse ou dise quelque chose. Que s’est-il passé ? Pourquoi tu ne m’as rien dit, Rémi ? Est-ce que c’était juste une dispute de couple ?

Ce n’était peut-être pas tes affaires, Stan.

Oui, mais vu la situation, ça devient quand même un tout petit peu mes affaires maintenant, non ? Je fouille ma mémoire. Rémi m’avait glissé que ce n’était pas forcément l’éclate au pieux, il y a quelque mois, mais… Rien d’alarmant. Enfin, je crois. Si tous les couples quasi-quadra, mariés avec deux très jeunes enfants s’éclataient au lit toutes les semaines, ça se saurait. Mais si c’était sérieux, il aurait pu m’en parler, non ?

Mon « meilleur » pote.

Une nostalgie douce-amère s’immisce dans mes réflexions. Je repense à notre amitié, à notre complicité d’ados et de jeunes adultes, à ces années loin derrière, à toutes les conneries qu’on a pu faire ensemble, à toutes nos vacances, à tous nos plans foireux, à toutes nos expériences, à tout ce qu’on se disait… et comment nos parcours et nos choix de vie nous ont éloignés l’un de l’autre au fil du temps, puis nous ont rapprochés à nouveau. Mais pas tout à fait comme avant…

Le téléphone vibre. Je manque de l’échapper. Un texto de Clarisse. Je clique pour le lire. Mes errances nostalgiques attendront.

« Bonne nuit, mon chéri, à demain »

À quoi tu t’attendais, Stan ? À rien, je ne sais pas…

Bon, qu’est-ce que je fais, je réponds ? Si j’écris tout de suite, elle risque de m’appeler pour parler. Je pourrais répondre demain, en disant que j’étais en train de dormir… Il faut que je me calme, ce n’est qu’un texto. Je sens monter le stress malgré moi. Je remonte la pile des messages pour voir la teneur de leurs derniers échanges. Il n’y a rien d’extraordinaire : les enfants à aller chercher, « T’y vas, moi je pourrai pas ce soir », les courses, « Tu prends du laits svp », un problème de train, prévenir la baby-sitter pour jeudi… Le message le plus ancien a quelque chose de troublant.

Clarisse : « Il faut qu’on parle ce soir ».

Le prochain message de Rémi n’intervient que plusieurs jours plus tard et n’a rien à voir avec une quelconque « discussion ». Ça ne veut peut-être rien dire. « Il faut qu’on parle ce soir ». Ils ont très bien pu « parler » de leurs prochaines vacances ou de leur nouvelle série… Oui enfin quand même, c’est le truc typique qu’un couple se dit quand quelque chose déconne, non ? C’est étrange. Pourquoi Rémi a-t-il gardé ce message-là s’il nettoie souvent son historique ? Et même s’il n’avait pas tout supprimé, rien ne dit qu’ils se seraient expliqué ou engueulé par texto… Entre adultes on discute normalement. Est-ce que j’ai laissé des traces de disputes avec Nelly dans mon téléphone ? Pas que je me souvienne…

Et la réponse pour Clarisse, Stan.

Je dois faire un effort pour me concentrer. Bon sang, c’est pourtant pas compliqué de dire « bonne nuit » !

« Bonne nuit » qui ? Ma chérie ? Mon amour ? Je fais de nouveau défiler les SMS. On ne peut pas dire que les mots doux soient légion… En fait, je ne vois qu’une seule marque de tendresse parmi tous les textos, un « merci mon amour » de Rémi en réponse à « C’est bon, je vais chercher les petits ce soir ». Pas vraiment ce qu’on appelle de la passion… En d’autres circonstances j’aurais pu en chambrer Rémi, mais là, je n’ai pas du tout envie de rire. Ce « merci mon amour » au milieu de toutes ces banalités a quelque chose de pathétique. Et alors ? Peut-être qu’ils n’étaient pas très câlin par message interposés… Tu as bien vu Clarisse, aujourd’hui, elle est plutôt câline quand elle veut, non ?

Je clique sur la zone de texte. Le clavier tactile apparaît. Je tape : « Merci, mon amour. Bonne nuit à toi aussi. Tu me manques… ». Je tape sur envoi.

« Tu me manques », Stan ?

Oui. Je pense à Nelly… Je crois que c’est le genre de message qu’elle aimerait lire et que j’aurais envie de lui envoyer si j’étais à l’hôpital. Si Stanislas était à l’hôpital… Nelly, où es-tu, bébé ? Si seulement je pouvais lui écrire… Mais qu’est-ce que je fous ? Évidemment que je peux lui écrire ! J’ai un putain de portable, avec du réseau en plus ! Je sors de ma torpeur, mais je sens que mon corps réclame le sommeil. Je dois faire vite.

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