Au revoir et encore merci

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– Bonjour ! Vous êtes bien… monsieur Rémi Blanchard ?

J’ouvre un œil ahuri sur un visage inconnu.

– Ah, excusez-moi, vous dormiez ? Je m’appelle Kiko, je suis le brancardier. Je vais vous emmener dans votre chambre, en ortho.

– …Oui, merci, réussis-je à répondre le cerveau embrumé de sommeil.

– Je vais mettre le lit à côté de vous, mais il faut attendre l’interne avant de vous déplacer… Il ne devrait pas tarder… Ça va, sinon ?

– Ouais… si on veut.

– Ça doit vous faire tout drôle de vous réveiller, comme ça, avec les tuyaux et tout… Ça fait cinq semaines, c’est ça ?

Je hoche la tête, mais Kiko continue la conversation comme s’il avait répondu lui-même à la question.

– Vous n’avez pas loupé grand-chose, vous savez… C’est toujours la guerre en Syrie, c’est bientôt l’élection présidentielle américaine, même si tout le monde sait que c’est Steve Jobs qui va gagner, y’a la grève des profs à cause de la réforme du collège, et tout le monde flippe que Lahaine gagne la primaire à droite, mais bon…

J’ai envie de dire à Kiko que j’en ai un peu rien à foutre de situation politique pour le moment, mais ces noms n’ont pas l’air de cadrer… Steve Jobs ? Il est pas mort ? Et c’était pas l’autre taré de businessman à la candidature, Trump ? Il s’est quand même passé des trucs, on dirait... Comme si j’en avais quelque chose à cirer, là tout de suite… La Haine ? Il a voulu dire Le Pen, non ?

– La Haine ?

– Ouais, « la haine », comme vous dites… C’est marrant, parce qu’avec un nom comme ça, on pourrait croire que le mec n’aurait jamais pu faire de politique, mais c’est tout le contraire, en fait ! Comme si tout le monde était désolé pour lui d’avoir un nom pareil et que ça le rachetait pour ses idées de merde…

Les mots de Kiko me traversent. Je ressens un léger malaise… Non… Mes neurones ne sont vraiment pas prêts pour s’inquiéter de politique ou des absurdités du monde.

– …Enfin, je ne sais pas si ça vous dit grand-chose pour le moment. Y’a des patients que je viens chercher en réa qui ont du mal à se souvenir de leur propre nom. Mais on m’a dit que vous vous en sortiez plutôt bien…

T’entends, Stan, il paraît que tu t’en sors bien, avec ton nom.

Très drôle… En tout cas les nouvelles vont vite, par ici. Je me demande ce qu’ils ont écrit dans mon dossier pour le coup du miroir, ce matin.

– … À chaque fois que je viens ici, ça me fait penser à toutes ces histoires, vous savez, dans les séries et les films, où les mecs se réveillent d’un coma, genre avec des super pouvoirs. Ils ne savent plus où ils sont, mais ils doivent sauver le monde ou un truc comme ça. Vous aimez les séries ?

Décidément, il enchaine, le Kiko. Je ne réponds pas, ce qui n’a pas l’air de le gêner. Et le super pouvoir de fermer ta gueule, est-ce qu’il existe ?

– …Moi, j’adore. On en regarde tout le temps à la maison… Bon, il fait quoi, l’interne ?

Kiko s’impatiente. Je tente de changer de sujet pour passer le temps.

– Et sinon, c’est comment le service d’orthopédie ?

– L’ortho ? C’est pas très loin, de l’autre côté du bâtiment, au troisième. Je connais pas tout le personnel, mais c’est là où bosse Selma… J’la kiffe trop celle-là ! Vous verrez, c’est une petite rebeu avec des yeux de…

– Bonjour Kiko.

– Ah, bonjour, Brice.

– Monsieur Blanchard, désolé de vous avoir fait attendre. Voilà votre dossier… Je viens d’avoir l’infirmière en chef du service d’Orthopédie au téléphone. Elle s’appelle Carole Beaufils et elle vous attend avec toutes les instructions nécessaires… Je vais finir de préparer votre lit et l’on va vous faire glisser dessus. En position allongée, ce sera plus facile.

Je regarde l’interne s’affairer avec le goutte à goutte puis faire descendre les petits barreaux qui m’empêchaient de tomber avant d’abaisser le matelas.

– Ne bougez pas, nous allons tirer sur le drap pour vous faire passer sur ce lit. Laissez-vous faire…

Je me sens bête. J’aurais pu simplement me glisser tout seul sur le matelas, non ? Par réflexe, je tente de me redresser un peu pour regarder les deux hommes s’occuper de mes jambes… mais rien ne se passe. Quasiment rien… Putain, Rémi, t’as plus d’abdos ou quoi ? Les images du corps de Rémi s’imposent à moi, affûté comme une flèche, pas un poil de gras, rasé des jambes et des dessous de bras, les tablettes de chocolat… Le corps de Rémi à la piscine avec les enfants, qui fait pâlir d’envie les mecs et émoustille les nanas, le corps de Rémi qui court le marathon pendant qu’on l’encourage, le corps de Rémi sur son vélo… Je suis pris d’un vertige à l’idée des efforts monstrueux et du chemin à parcourir pour qu’il retrouve sa forme… Mais tu vas y arriver, mon pote, hein ? T’as toujours été un battant, Rémi !...

Et toi, Stan, tu vas y arriver ?

– Voilà, tout est prêt, monsieur Blanchard, vous allez pouvoir y aller… Si Sylvie était là, elle vous accompagnerait, mais pour ma part aujourd’hui, je dois rester ici.

– Je comprends… Vous la remercierez bien de ma part, s’il vous plaît ?

– Oui, ne vous inquiétez pas, sourit-il, je lui passe le message, mais c’est vous qui la remercierez directement lorsqu’elle viendra vous voir dans votre chambre.

Je repense tout d’un coup à mon estomac.

– Et pour avoir quelque chose à manger ? hasardé-je.

– Oui, c’est fait aussi, les infirmières vont vous donner un petit goûter.

– Ah, merci beaucoup…

– En tout cas je vous souhaite un très bon rétablissement, monsieur Blanchard. Vous vous êtes vraiment accroché à la vie… Je suis sûr que vous réussirez à retrouver toutes vos capacités. Au revoir !

– Au revoir… et encore merci, Brice.

« Merci » ? C’est tout ? J’ai l’impression d’être à court de mots, d’être un ingrat… Comment exprimer ma reconnaissance ? Comment remercie-t-on quelqu’un à qui vous devez la vie ? Et celle de son meilleur ami… Qui a passé des jours et des nuits entières de la sienne à surveiller la vôtre, sans vous connaître ? À guetter votre respiration, vos battements de cœur, votre température ? À entretenir l’étincelle d’existence, sans être sûr de rien ? … Et à travers lui remercier tous ceux qui sont là pour y croire en stimulant, en veillant au bien-être, en faisant la toilette, en massant, en rééduquant… Pourquoi ? Parce que c’est seulement leur job ? Parce que c’est palpitant ? Parce qu’ils ont compris que la vie est la chose la plus précieuse qui existe et que la leur n’a de sens qu’en pansant celle des autres ? Stanislas, Rémi… Qu’importe finalement, voilà un corps, une vie et ils l’ont sauvée. Mission accomplie. Merci.

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