Le plan psychologique

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– …Je comprends que ça vous fasse un choc, monsieur Blanchard… Je vois que vous êtes secoué et c’est tout à fait normal lorsque l’on a subi un tel traumatisme, mais votre situation est plus qu’encourageante, aujourd’hui !

Je m’efforce de contrôler tant bien que mal mon émotion. Je m’accroche à l’antipathie que m’inspire ce type comme à une bouée de sauvetage. J’ai honte. Je devrais être reconnaissant. Je le suis… Sans lui, sans son analyse, sans ses gestes précis de neurochirurgien, Rémi ne serait sûrement plus… Mais le ton condescendant et faussement amical qu’il affecte m’irrite prodigieusement.

– Et nous tenons à ce que ce soit encore le cas demain… C’est pourquoi nous allons poursuivre nos contrôles, à la fois sur le plan cérébral pour s’assurer que vos lésions se réparent sans anomalie, sur le plan moteur et mécanique pour que vous retrouviez votre autonomie, vous verrez cela avec Isabelle Campy, votre kinésithérapeute, mais également sur le plan psychologique…

Je me crispe malgré moi.

– Le plan psychologique ?

– Oui, tout à fait, monsieur Blanchard. Votre bien-être mental nous importe aussi et nous savons à quel point il peut être difficile d’accepter et d’intégrer le genre d’expérience traumatisante que vous avez subie, notamment pour s’ajuster à la réalité… C’est pourquoi j’ai proposé à notre psychologue, monsieur Zanetta, de prendre contact avec vous pour vous accompagner pendant votre rééducation et votre convalescence…

Je me demande s’il fait exprès d’être si agaçant ou si c’est sa façon de parler habituelle… Ou si c’est toi qui est à cran, Stan… Mais putain, ouais, je suis à cran ! Il va falloir répondre à des questions, qu’est-ce que tu crois ?

– À ce propos, je voulais savoir comment vous vous sentiez, à présent. On m’a rapporté ce qu’il s’est passé ce matin, avec Sylvie… Je pense que Brice vous a expliqué qu’on a dû vous donner quelque chose pour vous détendre…

Me détendre ? C’est ça, j’aimerais bien t’y voir, à ma place, connard, si tu te réveillais avec la gueule de ton pote dans le miroir… Du calme, Stan, si tu t’excites, ça sera encore plus compliqué… Je sais… Je prends sur moi…

– Oui, je… suis désolé, docteur.

– Ne vous en faites pas, monsieur Blanchard. Il est normal que vous soyez perturbé. Après tout, vous venez à peine de vous réveiller de cinq semaines de coma, ce n’est pas rien. Et c’est justement pour cela que nous voulons vous aider à y voir clair dans votre situation.

J’ai envie que ce mec se casse, je ne veux plus l’entendre… Est-ce qu’il peut vraiment m’aider ? Vraiment ?

– À ce propos, est-ce que vous avez pu mettre un peu d’ordre dans vos souvenirs ? La dernière fois que nous nous sommes parlé, vous sembliez très confus sur votre identité et celle de vos proches, comme je l’ai expliqué à votre femme… Vous prétendiez ne pas être vous-même, mais un ami à vous, un certain Stanislas Rousseau. Ça vous rappelle quelque chose ?

Ma gorge se serre. Une enclume me tombe dans l’estomac. Je ne dois rien dire, prétendre que tout est normal… Prétendre que tu n’existes pas, Stan ? Prétendre que Nelly n’existe pas ? Non, pas Nelly ! Attends, si j’explique les choses calmement, sans m’énerver, sans pleurer, sans avoir l’air d’un putain d’illuminé, peut-être qu’il me croira, cet enfoiré. Après tout, il est censé vouloir « le bien-être » de ses patients, non ? Et le mec n’est pas con, il connaît plein de trucs sur le cerveau, il a peut-être des infos, il a peut-être vu quelque chose d’anormal… Ah ouais ? Tu crois que la greffe de conscience est visible sur le scanner ? J’en sais rien… Et s’il te croit pas ? Et comment voudrais-tu qu’il te croie, de toute façon ? T’as l’a gueule de Rémi, t’as la voix de Rémi, t’es marié avec la femme de Rémi et aux dernières nouvelles, t’as fait deux gosses avec la bite de Rémi ! Prétendre le contraire c’est l’aller-simple assuré chez les dingos… Alors quoi, on dit rien ?

– Monsieur Blanchard ? Vous êtes avec nous ?

– Heu, oui, excusez-moi docteur… Justement, je passais en revue le… les derniers évènements dans ma mémoire… C’est pas facile comme vous dites, ajouté-je en mobilisant toute ma volonté pour paraître un tant soit peu détendu.

Mâchoires serrées, j’essaye même de tirer sur mes lèvres pour en sortir un sourire.

– Et alors ? De quoi vous souvenez-vous ?

C’est le moment de vérité, Stan, concentre-toi.

– Hé bien, je suis désolé, commencé-je, en affectant un air contrit, je crois que je n’avais pas les idées très claires au réveil… J’avais fait ce rêve, avec cet ami, Stanislas, et… ça avait l’air tellement réel, vous savez. J’y ai vraiment cru, même avec ma femme, c’est très gênant.

Chaque mot m’arrache la gueule. Je sens mes ongles s’enfoncer dans les paumes de mes mains tellement je serre les poings sous les draps. Va-t-il croire à mon petit numéro ?

– Ne vous inquiétez pas pour votre femme, monsieur Blanchard, maintenant que vous êtes réveillé, elle va très vite oublier cet épisode et sera ravie de vous retrouver tel que vous étiez, croyez-moi…

Je déglutis. Mes muscles pelviens se contractent à cette perspective.

– Et avez-vous un quelconque souvenir de l’accident lui-même ?

– De l’accident, non, à vrai dire… J’étais sur mon vélo… Pour ma séance habituelle… Et puis c’est le noir, ce rêve avec cet ami et le réveil.

S’il me demande la couleur du vélo ou du casque de Rémi, c’est foutu.

– Oui, c’est assez classique. En tout cas, je suis heureux de savoir que vous vous sentez de nouveau vous-même, surtout après votre épisode de ce matin avec le miroir. J’imagine que vous êtes soulagé d’avoir retrouvé votre identité.

Putain, mais quel sadique, ce mec ! Arrête Stan, il ne peut pas savoir ce qu’il t’arrive, c’est juste un docteur qui fait son job… Ah ouais ? Moi j’ai plutôt l’impression qu’il ne croit pas un mot de ce que je raconte et qu’il essaye de me faire craquer… Je m’en fous, je ne lui ferai pas ce plaisir.

– Oui, docteur, ça m’a fait un choc de voir mon reflet. J’ai eu très peur, mais en me réveillant, j’ai compris que ce n’était qu’une hallucination, comme Brice me l’a expliqué, et je me suis souvenu de qui j’étais… Ouf !

Cette fois j’arrive même à découvrir mes dents en souriant. Mais je risque l’ulcère.

– À la bonne heure, monsieur Blanchard ! Dans ce cas, votre suivi avec le docteur Zanetta sera probablement très léger. Il n’est pas impossible que ces phénomènes hallucinatoires perdurent quelques temps et que vous souffriez de troubles de la mémoire, vous voyez, nous devons être vigilants pour vous éviter des ennuis.

– Oui, je comprends.

Je comprends surtout que c’est loin d’être la fin de ce cauchemar et qu’à partir de maintenant, c’est mort pour lui poser des questions à propos de mon corps, le mien, ou n’importe quoi ayant un rapport avec Stanislas Rousseau… De toute façon, je n’aime pas ce gars et je n’ai pas confiance en lui… Même si tu lui dois la vie, Stan… Ouais, même si je lui dois la vie. Ou celle de Rémi.

– Bien, dans ce cas, je vais vous laisser vous reposer. Un brancardier va venir vous chercher pour vous transporter dans votre chambre au service d’orthopédie. Je suis sûr que vous y serez bien installé.

– Merci, docteur.

Je n’aime pas trop ce mec, mais il mérite quand même un minimum de politesse.

– Quant à moi, je passerai vous voir tout à l’heure, pendant les visites, lorsque votre femme sera avec vous. À plus tard… Brice, n’oubliez pas de prendre l’urinal de monsieur Blanchard pour les analyses de sa première miction.

– Bien, docteur.

Je les regarde tous les deux s’en aller et je me sens soudain plus seul que jamais. Seul à être Stanislas Rousseau, seul à devoir jouer les Rémi Blanchard, seul loin de Nelly, loin de ma vie. J’ai hâte de quitter ce bloc, il n’y a plus rien pour moi, ici. Je ne sais pas ce qui m’attend de l’autre côté, mais j’aurai au moins l’impression de m’éloigner un peu de la mort… Tous les corps percés de tuyaux que j’entends chuinter sans les voir ne peuvent pas en dire autant… Mon estomac émet une plainte, j’ai faim, mais je sens une torpeur m’envahir… Je pense à Sylvie. J’espère qu’elle ne m’en veut pas pour ce matin et que j’aurai l’occasion de la remercier… Bientôt les visites… Des couleurs, des formes, des visages…

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