Faux numéro

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Ma tête… Un flash… Il y a trop de lumière… L’anesthésie ?… C’est terminé alors… Je dors… C’est Rémi qui va se marrer. L’appendicite à trente-trois ans… T’es un vrai héro, Stan… Ta gueule, Rémi… Tu nous as fait peur quand même. Trente-trois ans, c’est l’âge du Christ… Va te faire ! J’ai sommeil

Un bruit… La porte… Ça doit être Nelly… J’espère qu’elle ne s’est pas trop inquiétée… Je lutte pour ouvrir mes yeux.

– Bonjour, c’est pour le ménage.

Ah… C’est le mec qui vient nettoyer la chambre… Fausse alerte… Dodo…

***

– Oui, entendu… Tu peux compter sur moi, maman… Mais là il faut que je te laisse… Non, ne t’inquiète pas…

Ce n’est pas la voix de Nelly… J’émerge avec un petit sursaut… Un flash, la chambre... Le ménage est fini ?... Ma tête est lourde… Comme après une trop longue sieste… Ça doit être l’anesthésie… J’ai un goût salé dans la bouche. J’ouvre péniblement les yeux. Je vois la tablette devant moi, avec un plateau dessus et les restes d’un repas… Ça ne colle pas… Je ne me souviens pas d’avoir mangé.

– Oui, maman… mais je dois vraiment y aller, là, j’ai un patient qui m’attend…

L’infirmière aux cheveux rouges… Qu’est-ce qu’elle fait là ? Il doit y avoir une erreur…

– Oui, je t’embrasse, maman… Moi aussi… À demain…

Non. C’est pas possible. Je ne veux pas… Mes protestations ne servent à rien. L’angoisse m’agrippe le cœur, le mirage s’effrite, les morceaux d’illusions tombent et fracassent mes souvenirs. Je suis là, toujours là, dans le corps de…

– Monsieur Blanchard ! Hé bien, vous en faites une tête ! On dirait que vous venez de voir un fantôme !

– Sylvie...

– Oui, c’est moi. Je viens pour votre toilette, vous vous souvenez ?

Oui, je me souviens… Je voudrais reculer, mettre les mains devant les yeux, me détourner du film, crier, mais la réalité m’enserre le crâne, me plaque la tête tellement fort contre l’écran que je ne peux rien faire d’autre que vivre dans ce cauchemar, que sentir l’odeur du détergent, que voir Sylvie qui me sourit dans cette chambre d’hôpital, que sentir mon torse comprimé, les élancements de mon genou, les draps froissés sous un corps qui n’est pas le mien.

– Excusez-moi pour le téléphone… Les mamans, vous savez ce que c’est, toujours à s’inquiéter pour leurs enfants, même à soixante-cinq ans.

– Oui, c’est vrai, réponds-je sans réfléchir.

Je regarde Sylvie vérifier le goutte à goutte, hébété, quand trois éclairs m’électrisent… Mes parents ! Le téléphone ! Nelly ! Je dois les prévenir, je peux appeler, je peux parler à Nelly !

– Ah c’est bien, vous avez pu manger un petit peu… C’était pas trop dur à passer ?

– Heu, un peu au début, mais…

– C’est normal… Là, je vous débarrasse…

– Excusez-moi, Sylvie…

– Oui ?

– J’aimerais, enfin… Est-ce que je pourrais emprunter votre téléphone, s’il vous plaît, pour appeler… mes parents ?

Elle hésite.

– Ah… Bon… Normalement je ne prête pas mon téléphone aux patients…

J’essaye de sourire. Un fol espoir me submerge.

– Ok… Mais c’est bien parce que c’est vous, monsieur Blanchard… Il faudra demander à votre femme qu’elle vous apporte votre portable, ça sera plus simple.

– Merci, merci beaucoup Sylvie !

Cette fois mon sourire n’est pas forcé. J’accueille l’objet dans mes mains comme un cadeau du ciel. L’infirmière est une sainte. C’est un miracle, alléluia !

– Je vous donne cinq minutes alors, le temps d’aller chercher de quoi retirer votre sonde urinaire…

Ces deux derniers mots me font froid dans le dos, mais je ne m’y attarde pas. Sylvie quitte la chambre. Je regarde le smartphone avec les doigts qui tremblent. Le pavé tactile brille devant moi. Les chiffres bleus se détachent sur la lumière blanche. J’ai dit à Sylvie que j’allais appeler mes parents, mais c’est Nelly que je veux entendre, là, tout de suite. Pour savoir qu’elle va bien. Pour la prévenir… Même si ça fait cinq semaines, Stan ? Je m’en fous, je veux entendre sa voix, lui dire qu’elle me manque… Avec la voix de Rémi ? Oui, bordel, avec la voix de Rémi, mais je lui expliquerai, je lui dirai que je l’aime, je lui raconterai des trucs que personne d’autre ne sait s’il faut, elle comprendra et elle viendra, c’est obligé…

Je m’apprête à composer le numéro quand mon excitation trébuche au bord du précipice. Un vertige. Il commence comment son numéro, déjà ? Un instant je vois mon espoir tomber, rebondir contre les parois de l’abîme et disparaître dans le noir. Je me concentre… Le numéro de Nelly… Allez, Stan ! Tout d’un coup les dix chiffres s’imposent à ma mémoire et flottent devant moi. Je souffle. Pas de temps à perdre, je tape sur le pavé tactile et j’appuie sur l’icône d’appel, fébrile.

Ça sonne, ouf !… Une fois. Deux fois. Allez Nel, décroche !

– Oui, allô ?

Une voix de jeune femme… mais pas celle de Nelly. Mon estomac se serre.

– Heu, bonjour, excusez-moi, je voudrais parler à Nelly, s’il vous plaît, demandé-je, en m’efforçant de masquer mon inquiétude.

– Ah bah désolé, il n’y a pas de Nelly ici, vous avez dû faire un mauvais numéro. Au rev…

– Attendez, vous êtes sûre ?

– Oui, je suis sûre ! Je m’appelle Bénédicte, pas Nelly… Non, mais ! Au revoir.

Bip. Bip. Bip. C’est pas possible. J’ai dû me tromper. L’angoisse me dévore… Non ! Pris d’une soudaine inspiration, je recompose le numéro. Il est bon, j’en suis certain.

– Allô ?

– Excusez-moi, c’est encore moi pour Nelly, je…

– Mais enfin, je vous ai dit que je ne connaissais pas de Nelly ! Maintenant, laissez-moi tranquille !

– Non, attendez, s’il vous plaît, je veux juste savoir… Ça fait longtemps que vous avez ce numéro ?... Je recherche une amie.

– Oh, pas vraiment. Ça doit faire un mois ou deux...

– Cinq semaines ?

– Oui, peut-être, quelque chose comme ça. Pourquoi ?

– Et comment ça se fait ? Qu’est-ce qu’il s’est passé ?

– Bah rien, j’ai juste changé d’opérateur… Bon, ça suffit l’enquête de police, là ? Allez, au revoir, monsieur.

– Non, attendez !

Bip. Bip. Bip. Ma raison vacille. Pourquoi c’est pas ton numéro, Nelly ? Qu’est-ce qu’il s’est passé il y a cinq semaines ? Il y a forcément une explication… Ou bien c’est juste une coïncidence… Une coïncidence de quoi, bordel ? C’est une coïncidence si je me retrouve dans le corps de Rémi ? J’essaye de repousser la vague de désespoir qui menace de m’engloutir… Nel a peut-être eu un problème avec son portable ou son forfait. Mais il reste l’appartement. Allez ! Cette fois je me souviens de notre numéro sans effort. Je le tape sur le clavier…

– Le numéro que vous avez composé n’est pas attribué. Votre appel ne peut aboutir… Le numéro que vous avez comp…

Mais c’est pas possible, j’y crois pas ! C’est de la folie, c’est du délire… Mon désespoir se charge de colère. J’ai envie de balancer le téléphone à travers la chambre. J’ai envie de crier… Ouais, vas-y, gueule, on te prendra pas pour un fou, Stan. Et alors ? C’est pas une histoire de fou, peut-être ?

Je serre les poings. Sylvie ne va pas tarder à revenir. Sylvie qui appelle sa maman qui s’inquiète… Et mes parents, bon sang, ils s’inquiètent ? Bien sûr qu’ils doivent s’inquiéter à mort si j’ai disparu depuis cinq semaines ! Putain… Je regarde à nouveau l’écran du smartphone et je compose le numéro de mes parents. Ça sonne…

– Allô ?

– Maman ?

– C’est toi, Sergio ?

La digue cède. Je craque.

– Non, maman, c’est Stanislas, lâché-je dans un sanglot avant de raccrocher.

Je laisse ma douleur s’écouler. Je me sens vide. Je tombe. Je dérive à travers un néant. Je pars…

– Monsieur Blanchard !... Stanislas !

Les mains de Sylvie me ramènent à la vie. J’ouvre les yeux.

– Hé bien, qu’est-ce qu’il s’est passé ? Vous vous êtes endormi ?

Je ne réagis pas. Je la regarde. Je veux qu’elle voie ma douleur. Je plonge dans ses yeux. Je veux me fondre en elle, je veux m’y blottir… Elle s’assoit sur le bord du lit. Elle pose ses mains sur les miennes où se trouve encore son téléphone… Le temps passe à l’ombre de ses pupilles.

– C’est dur, réussis-je finalement à dire.

– Je sais… C’est dur, mais vous allez vous en sortir, dit-elle doucement.

Sait-elle vraiment ce qu’il m’arrive ?

– Vous êtes fort. Vous vous êtes battu pour vous réveiller, pour revenir parmi nous. Vous allez vous battre pour retrouver votre vie et votre famille, hein ?

Quelle vie ? Quelle famille ? Je veux la croire. Je veux lui dire merci. Je veux la prendre dans mes bras. Je veux l’embrasser… Elle se lève en reprenant son téléphone.

– Vous avez pu parler avec votre maman, alors ?

J’hésite à répondre. Je ne veux pas la décevoir.

– Oui, réponds-je en hochant la tête.

Un tout petit mensonge…

– Elle est gentille votre, maman. Et votre papa aussi, d’ailleurs. Ils sont venus vous voir plusieurs fois quand vous « dormiez ».

Une étincelle. Un instant tout s’éclaire.

– C’est vrai ?

– Bien sûr. Ils m’ont parlé de vous quand vous étiez petit, des bêtises que vous faisiez avec votre sœur, de…

– Avec ma sœur ?

Le noir revient. Je comprends qu’elle parle des parents de Rémi et de sa sœur Magali.

– Oui, votre sœur qui vit en Angleterre…

Et mon frère, alors ? Elle t’oublie un peu dans l’histoire, Maxime. T’es où, frérot ?

– …Si ça se trouve, ils viendront vous voir ce soir, vos parents, avec votre femme et vos enfants.

Cette perspective me fait paniquer. Je ne suis pas prêt à affronter ça. Sylvianne, Raymond, Clara, les enfants… Et tous pensent que je suis Rémi, le fils chéri, le mari, le père qui vient de se réveiller de cinq semaines de coma. Qu’est-ce que je vais leur dire ? Et s’ils me démasquent ? Mon Dieu, c’est pas vrai… Nelly, pourquoi t’es pas là ? Je suis pris d’un nouveau vertige et…

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