Le corps de Rémi

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Je rampe péniblement à la surface de ma conscience, embourbé dans un marécage d’inconnues et d’angoisses. Couinements. Portes qui claquent. Voix étouffées. Cette fois ce sont les bruits de l’hôpital qui me tirent d’un sommeil sans rêve.

L’hôpital… Le réveil. Les visites. La nuit.

J’intègre un à un ces souvenirs sur le puzzle de ma mémoire, comme celui d’un enfant de trois ans, avec des grosses pièces. Je contemple l’image lisse qui se forme à la surface, mais je ne ressens pas grand-chose. Il manque des morceaux. Là, au milieu. On ne voit pas les visages… Je me concentre. Est-ce que j’ai envie de savoir ? Oui, c’est important, je le sens. Mes réflexions s’enlisent dans la vase.

Je résiste.

Je respire… Inspiration… Expiration… Cette sensation physique déclenche quelque chose. Les images tremblent, prennent vie. J’entends des voix… « Vous reconnaissez votre infirmière, Sylvie », « C’est Zoé, papa, pas Chloé », « De qui tu parles, mon chéri ? »… Inspiration… « Je m’appelle Rachid, à propos », « Vous pouvez m’appeler Stanislas »… Expiration…

J’ouvre les yeux. Il fait noir. Mais je sais. Comme cette putain de diode rouge qui brille au fond de la pièce, je sais… L’angoisse me broie le cœur, ma raison se révolte, mais je dois le dire, je dois sortir cette pensée horrible et ridicule…

– Je suis dans le corps de Rémi.

Non, c’est pas possible. C’est n’importe quoi, Stanislas, tu délires ! T’as eu un accident et tu pars en vrille.

Ah oui, mais si je délire, tu peux me dire pourquoi tout le monde m’appelle « monsieur Blanchard » ? Pourquoi Clara est venue me dire « je t’aime » en chialant ? Pourquoi ses gosses m’appellent « papa » ? Ses gosses, nom de Dieu ! Et pourquoi j’ai la voix de Rémi quand je parle ?

Je sens que je commence à suffoquer, comme la nuit dernière. Il faut que je me calme. C’est un cauchemar, rien d’autre. Respire… De l’air… Dans le corps de Rémi… Calme-toi, Stan… Mon cœur s’emballe… dans le corps de Rémi…. Et personne ne sait où est Nelly…

Le chagrin n’a pas le temps de m’envahir, la porte s’ouvre, la lumière s’allume. Je cligne des yeux. Une petite femme brune apparaît avec un plateau dans les mains.

– Bonjour, petit déjeuner !

Elle pose le plateau sur une tablette roulante, puis traverse la chambre en m’adressant un sourire sans chaleur. Elle ouvre le store de la fenêtre. La grisaille pénètre dans la pièce.

– Comme vous le voyez, il fait un temps magnifique…

– C’est bon, Maryse, je vais m’occuper de lui.

Je reconnais la voix de Sylvie tandis qu’elle rentre dans la chambre.

– Comme tu veux ! Je te laisse avec ton chouchou, alors ! répond la petite brune sur un ton blasé avant de sortir de la chambre en fermant la porte.

– Bonjour, monsieur Blanchard ! Vous êtes réveillé… Je suis contente de vous voir… Ne vous formalisez pas pour Maryse, elle est un peu sèche comme ça, mais elle n’est pas méchante. Comment vous sentez-vous, ce matin ?

Elle me prend la main. Du fond de ma détresse, j’accueille son sourire avec soulagement sans savoir quoi lui répondre.

– Vous êtes un peu pâle… Je vais prendre votre tension et votre température. Vous m’entendez, monsieur Blanchard ?

– Oui, merci, je vous entends, réponds-je en essayant d’exprimer la gratitude.

Avec la voix de Rémi.

– J’ai croisé Rachid ce matin, il vous passe le bonjour. Il m’a dit que vous lui aviez fait peur hier soir, en tout cas… Vous n’avez pas eu d’autres crises respiratoires cette nuit ?

– Non, j’ai dormi…

Dans le corps de Rémi.

– Bien… Par contre pour la tension, c’est juste. Un tout petit 10… Vous avez probablement besoin de manger quelque chose. Il va falloir reprendre des forces, monsieur Blanchard. D’autant plus que vous n’avez plus de sonde gastrique maintenant… Est-ce que vous avez faim ?

Faim ? Pendant une seconde je ne comprends pas vraiment la question. J’ai des problèmes bien plus graves à résoudre que m’inquiéter de la faim… Pourtant, je me sens faible et maintenant que j’y pense, j’ai bien l’impression de sentir mon estomac gargouiller.

Dans le corps de Rémi.

– Oui, je crois que j’ai envie de manger quelque chose, réponds-je enfin à Sylvie.

– C’est bien… Je vais vous remonter en position assise et je vous amène la tablette.

Le dossier du lit se relève et mon champ de vision s’élargit. Ça fait du bien de prendre de la hauteur, littéralement. Je pose enfin un œil éveillé sur la chambre qui m’entoure. À droite, la fenêtre et la chaise de visite le long de la cloison. À gauche, une table de chevet, des appareils de surveillance, le goutte à goutte, la porte de la douche et des toilettes et un placard. Face à moi, j’aperçois la fameuse diode rouge de l’écran de télé fixé au mur… Une chambre d’hôpital tellement normale. J’aurais préféré voir des yeux dans les murs, des tentacules de monstres jaillir du placard, des plantes qui poussent au plafond ou n’importe quoi d’absurde ou de surréaliste, mais non… Ce n’est qu’une chambre désespérément banale, avec une gentille infirmière qui s’occupe d’un énième patient se réveillant d’un coma. Je me sens abattu. Je repose les yeux sur le corps assis qui soutient ma tête.

Le corps de Rémi.

Le désespoir m’envahit. Ce n’est pas un rêve. C’est la putain de réalité. Et je n’ai pas besoin de me pincer pour le savoir avec les douleurs sourdes qui irradient ma jambe et mon torse. Les larmes mouillent mes yeux.

– Oh là, oh là, monsieur Blanchard. Ne vous inquiétez pas…. Je sais que c’est dur, mais vous allez voir, ça finira par s’arranger, dit-elle en essuyant mes larmes avec un mouchoir.

Je la regarde pitoyablement. Je me hais dans cet état. Je voudrais la croire. Je voudrais la remercier. Je voudrais lui expliquer que je ne suis pas monsieur Blanchard. Je lève la main et je tapote ma tempe avec mon index.

– Je comprends. Vous avez l’esprit tout chamboulé, vos souvenirs sont sens dessus dessous… C’est normal après un coma…

Non, elle ne peut pas comprendre. Elle ne sait pas ce qu’il se passe.

– Et les médicaments qu’on vous donne sont très puissants, vous savez…

Je voudrais tellement la croire en cet instant.

– Faites-moi confiance, Stanislas, ajoute-t-elle plus bas, avec un clin d’œil.

Ai-je rêvé ? Sait-elle qui je suis vraiment ? Mon cœur se met à battre plus fort. Je la dévisage avec une lueur d’espoir… Mais non idiot, c’est Rachid qui a dû lui raconter pour hier soir ! Oui, c’est vrai… Je m’accroche pourtant à cet infime grain d’espérance. Et si ?...

– En attendant vous devez manger, monsieur Blanchard, reprend-elle en amenant la tablette roulante au-dessus de mon lit. Il y a du thé, des biscottes avec de la confiture et un yaourt nature. Vous allez pouvoir y arriver tout seul ou vous voulez que je vous aide ?

Je baisse les yeux vers mon plateau. Je lève mes mains. J’ouvre et je ferme les poings en regardant mes doigts. Les doigts de Rémi. Je soulève l’assiette avec les biscottes. Puis je saisis le bol encore chaud. Je me sens faible, mais j’arrive à contrôler mes gestes. C’est déjà ça… Je pourrais lui demander de rester avec moi. Elle le ferait, je le sais. Et je voudrais qu’elle reste, qu’elle me dise que tout ceci n’est pas réel, qu’il s’agit d’une mascarade, d’une ignoble farce, que Nelly sera là d’un instant à l’autre et que tout le monde rigolera bien à la fin…

Sylvie. J’ai l’impression qu’elle a déjà fait tant pour moi. Je manipule mon plateau pour gagner un peu de temps. Je la regarde. Quel âge peut-elle avoir ? Trente-cinq ans ? Quarante ? Plus ? Non, pas plus de quarante. J’essaye d’imaginer sa vie. Mariée ? Deux enfants ? Je regarde ses cheveux rouges attachées derrière la tête avec des petites baguettes, ses yeux bruns à peine maquillés qui sourient, sa bouche large et ses lèvres fines... Sylvie… J’ai connu une Sylvie à la fac et je suis même sorti avec elle. Mais elle ne lui ressemble pas. Je crois que Rémi ne l’a jamais rencontrée d’ailleurs. Enfin peut-être… Je ne sais plus.

– Je pense que je peux y arriver, Sylvie, lui soufflé-je finalement à contrecœur.

– C’est vrai ? C’est super ! Je suis très contente pour vous. Vous allez voir, vous vous sentirez déjà mieux après manger. Ensuite vous vous reposerez et je repasserai pour la toilette en fin de matinée. Cet après-midi vous rencontrerez sûrement Isabelle, la kiné et le docteur Frankin viendra aussi vous voir au moment des visites.

Génial, un agenda de ministre… Tout d’un coup j’ai envie qu’elle s’en aille, qu’elle me laisse tranquille. Je ne veux plus voir personne. Je me fous de ses soins, de ce qui peut bien m’arriver, de cette situation de merde. Je veux juste rentrer chez moi, retrouver ma femme, ma vie, quoi !

– Bon, hé bien je vous laisse manger tranquillement. À tout à l’heure monsieur Blanchard, dit-elle en sortant de la chambre.

Dans un yoyo d’humeur, je regrette déjà son départ. La seule personne avec Rachid qui m’ait appelé par mon vrai prénom, qui semble avoir envie de me comprendre… N’oublie pas de manger, Stan. C’est vrai, j’ai besoin d’énergie pour réfléchir à tout ça de manière cohérente.

Je repose les yeux sur le plateau devant moi. Je vois les biscottes. Mon estomac émet une plainte. L’estomac de Rémi. J’hésite. Comme le Christ tenté par le démon. Comme si l’acte de manger vaudrait l’acceptation définitive de mon incarnation dans ce corps qui n’est pas le mien…

Qu’est-ce que tu racontes comme conneries, Stan ? Tu dois manger pour t’en sortir ! Si Rémi était dans ton corps, tu crois qu’il te laisserait crever ?

Cette pensée me plonge dans le désarroi… Si mon esprit se trouve dans le corps de Rémi, où se trouve le sien ? Dans mon corps ? J’accueille cette hypothèse avec un timide espoir. Tant qu’à accepter ma situation inconcevable, autant pousser la logique des choses jusqu’au bout. Si c’était le cas, il essaiera sûrement de me retrouver et sa famille avec… Si ça se trouve, il est peut-être dans cet hôpital, à se jouer les mêmes délires que moi ce matin-même ! Mais oui, c’est forcément ça, putain ! Je dois en parler à Sylvie quand elle reviendra. Elle ne voulait pas me brusquer en me disant la vérité, mais son clin d’œil… J’hésite à utiliser la sonnette d’alarme… Je sais que je m’emballe, mais je suis aspiré par cette idée. Pour la première fois depuis mon premier réveil, j’ai l’impression de tenir quelque chose de concret, un raisonnement, un plan, une projection… Je ne lâche pas ce fil… Si nous avons échangé nos corps dans un sens avec Rémi, peu importe la raison, il doit exister un moyen de revenir en arrière, d’effectuer l’opération dans l’autre sens ! Non ? C’est horrible, c’est absurde, c’est terrifiant, mais si on se retrouve au moins, on pourra expliquer les choses à Nelly et Clara, elles comprendront, on échangera juste… Les images qui s’imposent alors à moi en suivant ce raisonnement font vaciller mon enthousiasme. Je choisis de ne pas m’approcher de ce trou noir. Il sera toujours temps d’y penser le moment venu. En attendant, si Rémi se trouve dans mon corps, je sais qu’il prendra soin de lui.

Je saisis finalement le sachet de biscottes. Je lutte pour l’ouvrir. Une douleur traverse mon torse. Le plastique se déchire. Les biscottes se cassent en deux et tombent sur la petite assiette. Évidemment. Est-ce que j’aurais fait mieux avec mes propres mains ?

Les mains de Rémi.

Ces mains qui ont joué du piano. Comme les miennes. Ces mains qui ont pratiqué l’escalade comme les miennes. Et même mieux que les miennes… Et la guitare ? Je sais jouer de la guitare, moi, pas Rémi ! Est-ce que ses doigts me répondraient si je les posais sur l’instrument ? Ces pensées comparatives me mettent mal à l’aise. Je me concentre sur mon petit-déjeuner. J’ouvre la petite barquette de beurre. Je n’aime pas trop le beurre, mais puisqu’il est là, c’est que ça doit être bon pour ce que j’ai… Est-ce que Rémi aime le beurre ? Et les biscottes ? J’en sais rien, bon sang ! Et qu’est-ce que ça peut faire ? Pour le moment, c’est moi qui suis bloqué dans son corps. Ce n’est pas comme s’il allait m’en vouloir pour trente grammes de beurre et deux biscottes, hein ?

Je saisis le couteau en plastique et entreprend de beurrer les bouts de biscottes, puis d’y mettre de la confiture. J’évoque malgré moi des souvenirs de Rémi. Rémi le grand sportif. Rémi le joueur de squash. Rémi le triathlète. Rémi le champion de l’endurance. Rémi le skieur. Rémi qui adore le Nutella. Remi qui sait parfois s’empiffrer, mais Rémi qui s’impose aussi des régimes draconiens avant ses courses. Rémi qui déprime peut-être quelque part de savoir son corps si affuté dépérir sur un lit d’hôpital…

Je dépose le morceau de biscotte dans ma bouche.

Dans la bouche de Rémi.

Et je commence à mâcher. Le bruit du croustillant a quelque chose de rassurant. Je reconnais la sensation du beurre, de la confiture d’abricot. Je trouve ça bon. Je me sens soulagé… Évidemment, tu crois quoi, Stan ? Que Rémi n’a pas de goût ? Si, bien sûr, mais je ne sais pas quel goût les choses ont pour lui… Quand on échange de corps, est-ce qu’on conserve sa banque de mémoire sensorielle ? Et si les organes sont différents, comment tout cela peut-il se réconcilier ? Ces réflexions invitent une nouvelle migraine, alors que ma biscotte beurrée décomposée navigue toujours sur les flots de ma salive.

J’avale enfin cette première bouchée. Ça y est, je l’ai fait. Encore une fois j’ai cette vision christique de l’acte. Manger, avaler l’Ostie. Le corps du Christ. N’importe quoi. Parce qu’il est sensé me sauver, ce corps, peut-être ? Et de quoi ? C’est le corps de Rémi Blanchard et l’esprit de Stanislas Rousseau dedans. Voilà ce que c’est ! Et ça va faire un putain de choc à tout le monde quand ça se saura : Nelly mon amour, c’est moi ! Bonjour P’pa, bonjour M’man ! Salut frérot, me voilà… Le chagrin m’envahit. La nausée. Je crois que je vais vomir… Non, tu dois manger, Stan ! Je sens monter le spasme… Dans un flash je vois Sylvie entrer dans la chambre et découvrir que j’ai vomi partout… J’encaisse le haut-le-cœur sans régurgiter. Elle a dû en voir d’autres, surtout si elle s’est occupée de moi sous toutes les coutures, mais au moins je lui épargnerai cette vision pitoyable, aujourd’hui. Ou peut-être que c’est la honte que je m’épargnerai.

La honte de Rémi.

La honte de Rémi ou la mienne, c’est pareil pour le moment. C’est bien moi qui vais la regarder, c’est bien moi qu’elle verra dans mes yeux… Bon, il va falloir y aller doucement quand même. Ça fait cinq semaines que ce corps n’a rien avalé de solide. Je décide de boire un peu de thé avant de retenter les biscottes. Pas de connerie avec le bol, Stan

Ma gorge accueille le liquide tiédasse avec reconnaissance. Ça passe. Je crois que Rémi aime le thé, comme moi. Je repose le bol. Je reprends un petit bout de biscotte que je trempe dans le thé. Il m’échappe des doigts. Zut. J’utilise la cuillère pour récupérer ma misère avant que le toast ne se désagrège complètement. Bon. J’avale mes miettes rescapées. Cette fois, la sensation de nausée est moins prononcée. Je soupire… Je sens une torpeur m’envahir. Je ne suis réveillé que depuis une heure ou deux, à peine, et voilà que je vais m’endormir à nouveau. Je me force à finir l’une des biscottes et à boire tout mon thé. C’est bien pour toi, Rémi.

Je repousse la tablette et le monde s’efface.

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