Chapitre 21 : Retour à Ondre

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Ils firent une pause sous un arbre à l'heure la plus chaude de la journée pour boire, manger et reposer les chevaux. En plus de leur repas frugal, les deux apprentis grignotèrent quelques uns des biscuits aux pépites de chocolat préparés par le chef cuisinier avec régal. Le chevalier s'autorisa une petite sieste pendant que Sandor montait la garde. A cause de la chaleur Hydronoé s'assoupit aussi. Ils repartirent quand la température devint plus supportable. La nuit commençait à tomber quand ils atteignirent un petit village familier à l'enfant et se dirigèrent vers l'auberge. Hydronoé avança à sa hauteur et lui glissa :
- Nous avons déjà fait escale ici avec le roi la première fois.
Son frère avait raison ! Il se remémora cet épisode avec une pointe de fierté. C'était son premier grand voyage, celui qui l'avait dirigé vers le château des gardes pour faire de lui un apprenti chevalier dragon. Dire qu'il remontait à un an alors qu'il avait l'impression que c'était hier ! Paradoxalement il avait vécu beaucoup de choses depuis, rencontré de nouveaux amis, appris des savoirs jusqu'alors inaccessibles.
Sandor mena les montures épuisées dans les écuries tandis que Gordon, Hydronoé et Aymeric entrait dans l'auberge. L'odeur de nourriture lui mit l'eau à la bouche même si elle était gâchée par l'odeur du tabac et de l'alcool rance. Le tavernier s'écria en voyant son maître :
- Gordon ! Depuis combien de temps tu n'as pas mis les pieds ici vieux débris ?
- Pas assez longtemps pour que tu me manques ! répondit le chevalier en allant lui serrer la main. Réserve moi deux chambres et quatre repas. Nous avons aussi nos canassons dans ton écurie.
- Je suppose que je dois ajouter une cruche de notre meilleur bière ?
- Je dois malheureusement décliner. Je suis là pour une mission.
Il désigna les deux enfants du menton et ajouta :
- Donc pas une goutte d'alcool.
- Dommage ! Tu étais l'un de mes meilleurs clients !
- Ne sois pas déçu, je te laisserais un supplément si la nourriture est bonne.
- Ma femme cuisine toujours très bien ! se défendit le propriétaire en se servant un verre.
- Alors tu es assuré d'avoir quelques pièces en plus, dit Gordon en déposant une bourse sur le comptoir.
- C'est toujours un plaisir de faire affaire avec toi. Si tous mes clients étaient aussi généreux je pourrais me construire un château !
- Les garçons, allez vous installer dans la table du fond pendant que je discute.
Ils obéirent et attendirent en inventant des histoires abracadabrantes sur les clients pour se distraire. Hydronoé était très fort à ce jeu-là. Avec lui un paysan ivre devenait rapidement un noble déchu chassé de ces terres par un conquérant ambitieux ou le fils caché d'un noble avec une grande destinée. Aymeric n'était pas en reste mais il manquait parfois d'imagination. Sans doute parce qu'il voyait les choses de façon trop objective.
Pour lui ce même paysan n'était qu'un homme qui venait ici dépenser le peu d'argent qu'il possédait pour oublier sa condition. Sandor les rejoignit en premier et secoua la tête en voyant le chevalier parler avec animation au tavernier.
- Nous allons en avoir pour des heures...Est-ce qu'il a commandé le repas au moins ?
- Oui, répondit Hydronoé.
- Tant mieux. On ne l'arrête plus quand il daigne se mettre à bavarder. Vous n'êtes pas trop fatigués ?
- Ça va, dirent-ils en chœur.
- Nous avons déjà fait la moitié du chemin. Si nous progressons à la même allure demain nous arriverons à Ondre au crépuscule.
- Que ferons-nous une fois à la capitale ? l'interrogea son élève. Aymeric va aller rendre visite à sa famille mais je ne peux pas y aller donc...
- Rassure-toi, tu ne vas pas t'ennuyer. Il y a quelqu'un qu'il faut que je te présente : ordre du roi. Cette...personne devrait suffisamment occuper ton temps.
Même si Hydronoé était intrigué, il ne posa pas plus de questions car la femme du tavernier arriva avec des assiettes fumantes et bien garnies. Si Sandor attendit patiemment le retour de son frère, il autorisa les garçons à manger puis à monter se coucher.
Le dîner était succulent et la chambre correcte. Il faut dire que le maître d'Aymeric ne s'était pas montré radin sur le prix et que le gérant de l'établissement s'entendait bien avec lui. Il fit un rapide brin de toilette grâce à une cruche d'eau et un chiffon puis se glissa sous les couettes. Il mit un certain temps à trouver le sommeil, à la fois heureux et nerveux. Demain il retrouverait Zolan et les autres...Il murmura au pendentif en forme de corbeau qui reposait contre son cœur :
- J'arrive bientôt, attendez-moi encore un peu.
Il fixa le plafond en se remémorant des souvenirs de sa vie dans la rue jusqu'à ce que ses paupières s'alourdissent et se ferment. Le lendemain, il était debout avant tout le monde et discuta avec l'aubergiste dans la grande salle vide. C'était un homme simple, assez bavard et visiblement fier de son établissement. Il se vantait d'avoir accueilli des nobles et des chevaliers, ce que l'enfant croyait sur parole puisque le roi avait déjà dormi ici. Quand Aymeric lui apprit qu'il était l'apprenti de Gordon, le gros bonhomme aux joues rouges l'inonda d'anecdotes sur son maître.
- A une époque, il passait sa vie ici ! C'était mon meilleur client, il pouvait se vanter de faire tourner mon commerce à lui tout seul. Il buvait du matin au soir, sans interruption. Il déclenchait souvent des bagarres mais c'est comme ça : l'alcool rend un peu fou. Après une journée de beuverie il finissait par dormir dans cette salle, directement sur le plancher. Je n'ai jamais vu un homme dans un si triste état. Même si je me plains en lui racontant que sans lui mon chiffre d'affaire n'est plus aussi gonflé qu'avant, je suis content qu'il se soit reprit en main. Voir un homme comme ça, surtout un ami, ça vous donne le cafard.
- Pourquoi il faisait une chose aussi bête ?
- J'aimerais bien le savoir moi aussi mais il a toujours gardé le silence là-dessus. Et si on le questionnait trop il se mettait rapidement en colère. En tout cas une chose est sûre : à l'intérieur il était brisé notre Gordon. Heureusement que ce brave Sandor était là pour veiller sur lui. Le pauvre en a vraiment vu des vertes et des pas mûres. Il venait souvent le chercher ou essayer de le raisonner. Un puits de patience pour tenir tête à cette mule ! Mais maintenant c'est de l'histoire ancienne. Il est revenu dans le droit chemin et en plus de réussir à s'occuper de lui il sait aussi prendre soin d'un petit comme toi. Si on m'avait dit ça à l'époque, j'aurais bien ri !
Le tavernier changea de sujet quand le chevalier entra dans la salle et vint s'asseoir à côté d'Aymeric.
- Tu ne dors jamais toi ? demanda Gordon à son apprenti.
- Seulement quand j'ai sommeil, répondit-il celui-ci.
- Tu as déjeuné ?
- Non, je vous attendais.
- Sandor arrive : il est allé secoué Hydronoé.
Quelques minutes plus tard, son frère encapuchonné descendit en compagnie du dragon de terre et ils prirent un rapide petit-déjeuner avant de remonter à cheval. Le gérant de l'auberge vint leur dire au revoir et leur fit de grands gestes du bras tandis qu'ils s'éloignaient en direction de la capitale. Plus ils progressaient vers cette dernière plus les hameaux et les voyageurs se multipliaient sur leur chemin.
Ils mangèrent rapidement durant l'après-midi à l'ombre d'une ferme. Gordon glissa quelques pièces au propriétaire pour qu'ils aient le droit de rester sur place. Le paysan accepta et leur offrit même des pommes. Aymeric éclata de rire quand Hydronoé se fit poursuivre par une oie. Le volatile finit par se lasser et alla se dandiner du côté d'une petite mare où s'abreuvaient les chevaux.
Ils reprirent la route et avalèrent le restant de la route qui les séparaient de la capitale. Le cœur d'Aymeric se mit à battre la chamade quand il vit les murailles de la ville se profiler à l'horizon. Son excitation monta en flèche quand les gardes les autorisèrent à entrer après avoir vérifié leurs bagages. Tout était tel qu'il y a un an, même l'atmosphère. Il guetta vers les ruelles sombres en espérant apercevoir un visage connu mais il ne vit personne.
Ils se dirigèrent vers le palais au pas tandis que le soleil se couchait en embrasant le ciel. Le tumulte de la ville se calmait : les échoppes fermaient et les gens rentraient chez eux. Deux gardes les attendaient devant le palais et pas n'importe lesquels : Roland et Welson ! Ils les escortèrent à l'intérieur et saluèrent les enfants avec un sourire franc.
- Je vais m'occuper de vos montures, annonça Welson. Roland va vous mener jusqu'au roi.
Le quatuor obéit et le garde les guida dans le dédale de couloir du palais. Hydronoé retira sa cape en poussant un discret soupir de soulagement. Le garde s'arrêta devant deux grandes portes de bois décorées de dorure et les ouvrit avant de leur livrer le passage.
- Sa majesté vous attend pour le dîner.
Ils pénétrèrent dans une salle aux proportions gigantesques. Le sol de marbre blanc poli brillait sous l'éclat des cinq lustres colossaux qui pendaient du palais. Une table qui aurait pu accueillir une quarantaine de convives occupait le centre, encadrée de chaises rembourrées. Le roi siégeait seul tout au bout et se leva à leur arrivée en s'exclamant :
- Vous voilà enfin ! Avez-vous fait bon voyage ?
- Tout s'est passé à merveille, répondit Gordon. Votre femme la reine et votre fille ne se joignent pas à nous ?
- Elles dîneront à part car j'ai prétexté un dîner d'affaire, expliqua le souverain. Mais prenez place ! Vous devez être affamés.
Aymeric s'installa à la droite du roi et Gordon à sa gauche. Les dragons s'assirent à côté de leur frère respectif et le roi dit gaîment :
- Il y a longtemps que tu n'étais pas venu me rendre visite Gordon.
- Je suis très occupé avec l'entraînement d'Aymeric, dit l'intéressé.
- En parlant de ça je suis très satisfait que tout se passe bien et que vous progressiez aussi rapidement.
Il adressait ses mots aux deux enfants avec une mine satisfaite et Aymeric se sentit fier de parvenir à répondre à ses attentes.
- Ils ont un très bon lien, ajouta Sandor. Il sera sans doute le plus puissant parmi cette nouvelle génération.
- Voilà qui est parfait, approuva le régent. Est-ce que vous vous plaisez au château ?
- Bien entendu, répondirent les frères d'une même voix.
Le roi éclata de rire devant tant de synchronisation puis demanda au chevalier des nouvelles des autres apprentis de la garde des chevaliers dragons. Son maître fit un exposé très détaillé des forces et des faiblesses de chacun, excepté Aymeric. Son mentor parlerait sans doute de lui au roi quand il ne serait pas là pour écouter.
Le premier plat arriva pendant ce temps-là. Hydronoé fit un peu le nez : il n'aimait pas trop la salade. Son frère le laissa glisser discrètement certaines feuilles dans son assiette et les mangea à sa place. Le souverain lui posait souvent des questions et il répondait poliment avant de poursuivre son repas. Le dîner s'éternisa de longues heures pourtant il ne s'ennuya pas. Les échanges entre les trois adultes sur les tensions au sein du continent l'intéressait et il ouvrit grand les oreilles pour ne pas en perdre une seule miette.
Hydronoé faisait mine de s'y intéresser aussi mais vu la façon dont il jouait avec ses couverts et furetait du regard dans la salle, il s'ennuyait comme un rat mort. Il finit par pousser un bâillement sonore et le roi déclara :
- Je crois qu'il est tard pour ces deux-là. Vous pouvez quitter la table, Roland va vous indiquer votre chambre.
Si le dragon d'eau quitta la salle à manger avec empressement, Aymeric souhaita la bonne nuit à la tablée avant de le suivre. Il découvrit le garde qui attendait dehors à côté des portes et demanda :
- Vous ne vous êtes pas ennuyé durant tout ce temps ?
- A en mourir. Mais ça fait partie du métier.
Il les guida jusqu'à leur chambre, encore plus luxueuse que la fois précédente. Aymeric se garda de dire qu'ils n'avaient pas besoin d'autant de faste et d'espace pour un séjour si court et pour deux personnes. Un bain chaud les attendait derrière un paravent, ainsi que des vêtements de nuit.
- Bonne nuit les enfants. J'ai été content de vous voir.
Roland ferma la porte et Hydronoé se laissa tomber sur le lit en agitant les jambes.
- C'était long ! se plaignit-il.
- Tu n'as pas aimé ?
- Non ! Sauf le plat avec le chevreuil...
- Tu ne penses qu'à manger !
- Parce que mon corps en a besoin, dit Hydronoé.
- Et savoir qu'une nouvelle mine a été ouverte dans le royaume de Notterey ? Qu'une partie des récoltes au sud de Talenza est attaquée par des insectes ? Qu'un groupe de bandits organisés en provenance du désert terrifie la population d'Hangaï ?
- C'est ce qui se passe dans le monde depuis la nuit des temps, ça n'a rien d'extraordinaire. Ça s'est déjà produit et ça se produira encore. Je suis un dragon et au fond ces événements n'ont rien d'étonnant pour moi. Nous savons comment se comporte la race humaine avant même de venir au monde parce qu'ils font toujours la même chose.
- Vraiment ?
- Bien entendu. Sandor m'a dit que c'était normal pour nous de ressentir ce sentiment de détachement et de déjà-vu.
- C'est dommage. Tu n'es jamais surpris par rien ?
- Si. Mais pas par des choses si essentielles à votre espèce. Faire la guerre, la paix, manger, avoir des enfants, lutter contre la maladie ou les invasions, contrôler et exploiter la nature...C'est ainsi que vous fonctionnez.
- A t'entendre on dirait que c'est mal...
- Pas du tout. Enfin je crois. Disons que si vous étiez encore plus d'humains, ça poserait un problème !
- Tu n'as peut-être pas tort...
- Je ne voulais pas te troubler.
- Je ne le suis pas. Ta réflexion est juste intéressante.
- Tu y réfléchiras pendant que nous nous laverons, dit son frère en enlevant ses vêtements avant de se glisser dans l'eau chaude.
Aymeric le rejoignit en souriant. Décidément Hydronoé ne se souciait de rien ! Il prenait toujours la vie de façon si légère et s'angoissait sur peu de sujets. Le dragon d'eau garda uniquement ses yeux émergés. Ses longs cheveux bleus flottaient à la surface comme des algues et il semblait apaisé, comme chaque fois qu'il se trouvait en contact avec une étendue liquide. Le petit garçon n'essaya pas de lui parler et se lava rapidement pendant que son frère barbotait. Une fois propre comme un sou neuf et habillé pour la nuit, il s'étendit sur le grand lit moelleux.
Demain, c'était le grand jour. Après un an loin de sa famille adoptive, il pourrait enfin leur donner des nouvelles et voir comment ils allaient ! Il espérait que Zolan serait content et qu'il ne lui en voudrait pas de les avoir abandonner. La dernière fois qu'ils s'étaient parlés, son frère de cœur était inquiet pour lui mais les choses avaient peut-être évolué entre-temps.
Il désirait seulement qu'il ne reste pas fâché trop longtemps s'il l'était, pour qu'ils puissent se réconcilier durant son séjour dans la capitale. Ses frères et sœurs seraient sans doute heureux de le voir, même si Zolan lui faisait la tête. Il décida de ne pas s'inquiéter inutilement : il serait fixé bien assez tôt. Il se glissa sous les draps et ferma les yeux dans l'attente du sommeil.

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